Chili / Déportation d’anarchistes et activistes : Bienvenue en démocratie policière

Ces dernières semaines l’État Chilien multiplie les expulsions de militantEs, anarchistes et activistes, en s’appuyant sur un décret et une loi issue de la dictature de Pinochet... Un témoignage de touristes ’’rescapéEs"...

Nous sommes deux européen.nes en vacances en Amérique du Sud. Dans nos pays de résidence nous sommes investi.es dans des luttes sociales, autonomes, anticapitalistes et antiautoritaires. Au cour de notre voyage on a naturellement pris contact avec des gens qui participent aux mouvements locaux afin d’échanger des expériences, des informations et des perspectives de luttes. Dans ce cadre-là, nous avons participé à un débat public organisé par des camarades anarchistes à Puerto Montt, au Chili. Le débat portait sur l’autogestion, et nous, on a parlé de l’expérience des assemblées de quartier à Athènes. Jusqu’ici, tout va bien…

En sortant du débat, des compagnons vont acheter quelques bières au supermarché, et en les attendant dehors, on se fait une première fois contrôler par les carabiniers. Un peu plus qu’un contrôle d’identité normal, puisqu’on nous demande deux fois nos passeports et que ça dure un certain temps. La première fois, les flics n’arrivent pas à comprendre comment les lire et nous les rendent tout de suite. Ils se font engueuler par leur hiérarchie, nous les redemandent, et finissent par les prendre en photo, n’arrivant toujours pas à les déchiffrer. Les compagnons nous disent que le contrôle est lié au débat qui vient d’avoir lieu. On a un peu du mal à les croire, jusqu’à ce qu’on se fasse contrôler une deuxième fois, quelques minutes après, cette fois-ci par la PDI (Police D’Investigation, le FBI version chilienne) juste avant de prendre le bus pour Santiago. Ils reprennent nos passeports en photo et nous font un interrogatoire sur nos destinations et plans de voyage, un peu comme lors d’un contrôle en Europe quand on est fiché « anarcoquelquechose ».

Arrivé à Santiago, des copains et copines nous disent de faire attention parce que trois Péruviens, membre du « Taller d’Estudios Anarquistas » du Pérou, ont été arrêtés par la PDI et expulsés du pays quelques jours au auparavant. Ils allaient participer aux journées internationales « Deribando frontieras », le jour suivant, à Santiago.

L’ordre d’expulsion est fondé sur le Décret de Loi 604. Créé en pleine dictature de Pinochet, ce décret interdit l’entrée du pays à toute personne qui « propagerait ou fomenterait, par oral, par écrit, ou par n’importe quel autre moyen, des doctrines tendant à détruire ou altérer, par la violence, l’ordre social du pays et son gouvernement », à toute personne « syndiquée ou ayant la réputation d’être agitateur ou activiste de ce genre de doctrine », ainsi qu’à toute personne « commettant des actes que les lois chiliennes qualifient de délit contre la sécurité extérieur, la souveraineté national, la sécurité intérieur ou l’ordre publique du pays  », et enfin (c’est pas trop tôt) à toute personne « réalisant des actes contraires aux intérêts du Chili ou constituant un danger pour l’État  ». Pas difficile d’être visé par ce décret qui s’applique à toute personne ayant une position critique sur l’état actuel des choses !

Ayant l’habitude d’être surveillé.es par les polices européennes pour nos activités politiques, sans que cela atteigne le point où pour une discussion on se fasse expulser, on continue naïvement notre séjour. Quelques jours après, un copain Équatorien de notre entourage se fait arrêter et expulser directement vers son pays. Une expulsion assortie de cinq ans d’interdiction du territoire. Le jour-même, on se rend compte qu’on se fait filer par les flics pendant qu’on vague à nos activités… touristiques ! Les jours suivants, tandis que la filature continue, on apprend qu’un italien, doctorant journaliste, qui enquêtait sur diverses grèves dans le cadre de son doctorat, se fait perquisitionner à Santiago, arrêter et expulser en Italie, sans aucune défense possible. Cette expulsion, ordonnée par le Ministère de l’intérieur, est justifiée par le fait qu’ « il aurait été signalé participant à diverses activités anti-système, altérant l’ordre social du pays et constituant ainsi un danger pour l’État ». Légalement, cette expulsion s’inscrit toujours dans le cadre du même Décret de Loi 604.

La température monte à Santiago, mais ce n’est pas assez chaud pour nous ! On continue donc notre voyage « extrêmement subversif » dans le désert d’Atacama, sans doute la destination la plus touristique du pays. Arrivés à San Pedro, alors qu’on zone dans le village pour trouver un logement, on se fait aborder par un monsieur, d’apparence plutôt bonhomme. Il nous donne des infos sur les lieux à visiter dans les environs, mais insiste de manière étrange pour nous accompagner jusqu’à ce qu’on trouve un camping. La nuit-même, le directeur du camping nous informe que la PDI l’a appelé pour lui mettre la pression, en lui disant qu’il loge des terroristes, et qu’il risque d’avoir des problèmes s’il ne nous vire pas. Le même flic lui dit aussi que la PDI attend juste les papiers pour nous faire expulser vers nos pays d’origine. On hésite entre assumer les conséquences de nos « activités subversives » et pousser à ses extrêmes notre confrontation avec l’État chilien, ou opérer un « repli stratégique » et repousser cette confrontation à un moment où le rapport de force sera plus propice… On opte pour le « repli stratégique », et on continue nos vacances « subversives » coté bolivien !

Blague à part, ces méthodes de coup de pression, de menace et de terreur, qu’on croirait sorties tout droit des manuels de contre-insurrection des dictatures ou des États coloniaux des années ‘70, sont l’équipement nécessaire au maintien de la paix sociale dans toute démocratie moderne. Si ce fameux décret provient en effet d’une constitution établie durant la dictature de Pinochet (d’ailleurs toujours en vigueur !), il n’est pas sans rappeler les nombreuses lois anti-terroristes et les systèmes de fichage dans l’ère du capitalisme sécuritaire. Au final, cela en dit plus sur les démocraties modernes que sur l’État chilien !

L’État chilien, au même titre que les autres démocraties, possède donc son arsenal de lois, de décrets et de forces armées prêt à écraser toute contestation sociale ou critique de l’État et du système qui va avec. En gros, prêt à écraser tout.es ceux et celles que l’État désigne comme ennemi.es intérieur.es, en fonction du contexte et de ses intérêts. Jusqu’à présent, les désignéEs « ennemi.es intérieur.es » de l’État chilien les plus connu.es sont les communautés Mapuche en lutte, et les milieux subversifs – anarchistes. Mais dans un contexte de réorganisation de l’exploitation des ressources terrestres au niveau inter-américain (IRSA), ce décret et les expulsions qui vont avec, pourraient également servir à réprimer les résistances internationales et l’interconnexion des luttes contre l’extractivisme.

Après un long moment de réflexion intense et de profonde auto-critique, nous en sommes venus à la conclusion que notre « repli stratégique » n’était peut-être pas le meilleur moyen pour lutter contre le capitalisme et son monde… Blague à part, si ces tactiques de répression par la terreur visent à nous faire peur et nous isoler pour nous empêcher d’agir, nous pensons que la réponse stratégique (la vraie) reste toujours la solidarité et l’auto-organisation collective, au niveau local comme international !


CONTRE LA TERREUR SÉCURITAIRE
ORGANISONS NOUS POUR QUE LA PEUR CHANGE DE CAMPS !

Des touristes subversifs

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