La Plaine, quartier libre

La rumeur courait les étals et les comptoirs depuis quelque temps  : une restructuration radicale de la place Jean-Jaurès était dans les cartons de la mairie de Marseille. C’est alors que les plans, jusque-là tenus secrets, sont tombés entre les mains de la plèbe. Aïe !
Texte publié dans CQFD n°138 (décembre 2015)

Ils sont une quarantaine de forains, ce jeudi 26 novembre, à descendre de La Plaine – à Marseille, on « descend » de La Plaine puisque sa place Jean-Jaurès, anciennement « plan de Sant-Miquéu », se situe au sommet d’une colline. À peine remballée la marchandise, ils dévalent la pente de la rue des Trois-Mages, le long des grilles des terrains de boules Carli, en groupes serrés, comme on monte au baston. Une concertation publique sur l’avenir de leur marché est organisée au Conservatoire régional de musique. Forts en gueule de métier, ils – et elles – grondent à la volée leur inquiétude et leur colère. « Trente ans que je fais ce marché  !  », « Mon père était déjà là dans les années 1970 ! », « J’ai quatre enfants à nourrir, moi  ! », « Ils ne nous vireront pas comme ça ! » Le ton est donné pour cette journée de blabla que les autorités viennent de se sortir de la manche quand elles se sont rendu compte que le quartier venait d’entrer en ébullition. Autant dire que ces solides gaillards et gaillardes ne vont pas s’en laisser conter, malgré les jolis formulaires aux questions infantilisantes du style « Définissez La Plaine en trois mots » que leur a préparé Res Publica, le cabinet de consultants parisiens embauchés par la mairie.

La rumeur courait. Certains prétendaient même que les bulldozers allaient araser la butte aux magnolias et tout le terre-plein central pour opérer la jonction directe entre les rues Saint-Michel et Saint-Savournin… Du côté de la mairie, silence radio… Alors quand quatre plans tombent entre les mains des habitants, ça n’a été qu’une demi-surprise. Gérard Chenoz, grand manitou de ce non-projet, n’a d’ailleurs pas apprécié  : « Ce ne sont que des documents de travail, rien n’est encore fait, je pourrais porter plainte contre la personne qui les a exfiltrés  ! » Pourtant, les échéances sont proches. L’équipe d’architectes et de paysagistes devrait être choisie à la mi-2016 et le chantier commencer en 2017, pour durer jusqu’en 2019. Les réaménageurs prétendent ne rien avoir encore décidé, mais leur budget est déjà de onze millions d’euros  ! «  Que vont-ils bien pouvoir faire de tout ce fric ?, interroge une maman. Eux qui sont incapables de réparer les lampadaires et laissent le parc dans l’obscurité depuis des mois  ! Eux qui laissent les jeux d’enfants tomber en ruine, sans WC publics ni eau à la fontaine  ! »

Trente mois de chantier, onze millions d’euros de budget… En mémoire, le résultat désastreux de ces grandes manœuvres urbanistiques qui s’éternisent et étouffent littéralement la vie d’un quartier et les commerces de proximité. D’après la Chambre de commerce, le chantier du tramway sur la rue de Rome a ruiné 67 boutiques, probablement rachetés une bouchée de pain par les requins de la grande distribution. L’assemblée de La Plaine, regroupant des habitants et des habitués du quartier, et comptant sur le soutien de nombreux forains, commerçants et associations, a rendu public ce que cachait soigneusement la Soleam, société d’économie mixte chargée des projets de réhabilitation urbaine.

Le dimanche 11 octobre, une réunion sur la place a rassemblé plus de 200 personnes pour débattre de l’avenir du quartier. Le 5 novembre, à partir de 7 h du matin, une rencontre avec les forains et les clients du marché a donné lieu à des échanges fructueux et agréablement fraternels autour de panneaux explicatifs et de photos de La Plaine au temps de sa splendeur. En effet, jadis, la place fut, avec le cours Julien, le ventre de Marseille, au même titre que les Halles de Paris.

L’inquiétude et l’effervescence que cette rénovation suscite a donc poussé la Soleam à embaucher des experts en débat bidon, Res Publica, pour organiser à la va-vite une « concertation publique » qui sent l’enfumage. Les invariants  : « Montée en gamme » de la place avec réduction du marché et implantation de terrasses de brasseries capables d’attirer touristes et clientèle huppée. En filigrane  : le désir des gros propriétaires (40 % des immeubles alentour sont des monopropriétés aux mains de sociétés ou de familles non résidentes dans le secteur) d’augmenter la valeur de leurs biens en chassant le petit peuple qui fréquente le marché, le jardin et les bancs publics, ainsi que les bars de nuit. Un des effets les plus visibles de cette volonté politique déjà à l’œuvre est le harcèlement policier et administratif des épiceries, à qui un arrêté municipal interdit de vendre de l’alcool après 20 heures. « Une patrouille de CRS est entrée à 20 h 05, témoigne une commerçante, ils ont vu que j’avais tiré le rideau réglementaire sur les alcools, mais ils ont fait le tour de la boutique, ont même ouvert la porte avec “privé” marqué dessus et ont trouvé un meuble frigorifique avec des bières dedans, alors ils m’ont mis 800 euros d’amende. »

À une semaine de la fameuse « concertation publique » sur la restructuration de La Plaine, Marie-Louise Lota, adjointe au maire déléguée aux emplacements, a craqué. Lors d’une rencontre avec les forains, elle a tombé le masque  : « Sur ce marché, on vend beaucoup de merde ! » Et d’annoncer qu’après les deux ans de chantier – bien utile pour faire table rase –, chaque commerçant devra aller mendier une réadmission individuelle, au bon vouloir de madame. « Avant que je meure, j’aurai nettoyé cette place ! », a-t-elle menacé. « C’est pourtant pas la faute aux forains si l’offre s’est appauvrie, s’énerve Cyril. Mon père, né ici après le génocide arménien, était tailleur, ma mère couturière, et ils vendaient leur production sur le marché. J’ai repris le flambeau avec mes jean’s – j’étais “jeaneur”, j’avais un gars sur Marseille qui me les déteignait –, mais là, on ne peut plus faire face à la concurrence chinoise, surtout au niveau du prix de la main-d’œuvre. Alors je vends des fringues made in China… La faute à qui ? À ces mêmes politiques qui leur ont ouvert toutes grandes les portes et nous accusent maintenant de vendre de la mauvaise qualité  ! Et à Primark, ils vendent quoi ?  »

Adnan, qui tient le restaurant O’Pakistan depuis vingt-huit ans, s’insurge contre le dénigrement systématique du quartier  : « Qu’est-ce qu’ils veulent nous faire ? Les Terrasses du port [1] bis ? Ici, c’est un quartier populaire, mes clients ne peuvent pas payer sept euros de parking. » Il vient de monter une asso de commerçants et riverains pour faire front. Celle-ci va éditer un tract à 10 000 exemplaires à distribuer dans les commerces et les boîtes aux lettres, et veut faire un état des lieux de la « concertation » – absence d’info, de consultation réelle – ainsi qu’appeler à un rassemblement le samedi 12 décembre à 14 h sur la place, juste avant l’atelier de synthèse mis en scène par Res Publica.

« Le jour de la concertation, il n’y avait que la Soleam et Res Publica qui parlaient, raconte Aurore, une foraine. Ils captaient, bloquaient, coupaient la parole, ne répondaient pas aux questions ou répondaient sciemment à côté ou en contradiction avec leurs propos précédents. » Une dame élégante acquiesce avec une indulgence à double tranchant  : « Je crois que ce n’est pas de la manipulation, ils sont justes incompétents. »

Si les huées et des avions en papier ont salué en salve les interventions de la chargée de mission de Res Publica, c’est que la méfiance est grande. La Soleam est le rejeton de Marseille-Aménagement qui, sous la houlette d’un certain Boumendil, s’est fait une sale réputation avec sa rénovation du quartier Belsunce dans les années 2000. La spéculation y avait été dopée par l’argent public, à tel point que son directeur a eu quelques démêlés avec la justice. La Soleam est aujourd’hui présidée par Gérard Chenoz, ineffable adjoint au maire et délégué aux « grands projets d’attractivité », qui, à propos de mixité sociale, déclarait il y a quelques années que « pour que les gens se mélangent, il faut que certains partent »… « Qui va devoir partir ?, s’interroge Nadia, une voisine historique. Les Arabes ? Les Gitans ? Les forains ? Les épiciers ? Les mères célibataires ? Les petits retraités ? Les fêtards du soir ? Moi ? Et pour que les touristes et les cadres viennent se mélanger avec quoi ? Après deux ans de chantier, il ne restera plus qu’un désert  ! » Et là, les gens d’ici savent de quoi ils parlent, car à Marseille, les exemples néfastes se ramassent à la pelle  : la rue de la République transformée en une artère en trompe-l’œil, avec des appartements rénovés mais vides et des panneaux publicitaires cache-misère de locaux commerciaux en mal de clientèle ; ou encore le paysage lunaire du cours d’Estienne-d’Orves, sans banc, sans arbre, où la seule façon de jouir de l’espace public, est de consommer à la terrasse d’une cafétéria sans âme.

« Ce ne sont pas les grandes gueules habituelles qui ont mené cette contestation très remarquée durant les séances de concertation, constate avec un plaisir non dissimulé Chris, membre actif de l’assemblée. Ce sont des gens qu’on a croisés une fois ou deux, qu’on connaît plus ou moins, voire pas du tout. C’est cette dynamique-là qu’il m’apparaît important de reconnaître et de soutenir. » Face à l’adversité, les rapprochements entre habitants, habitués, épiciers, patrons de bars, forains, clients du marché et des cafés, malgré des points de vue souvent kaléidoscopiques, ont permis de voir refleurir un sentiment d’appartenance et de fierté. Autour d’un des derniers bancs encore en place dans cette ville, une bande de jeunes scande un rap à la nuit tombée  : « La Plaine, ils n’y arriveront pas, c’est trop pas possible, elle est trop là, c’est trop elle, elle bougera pas  ! » Yvou, un ancien de l’association La Plaine sans frontières, qui se mobilisa en son temps contre la pose de grilles autour des jardins et fut à l’origine de la jeune tradition du carnaval indépendant, reprend la balle au bond, hilare : « La Plaine sera la place Tahrir de Gaudin  !  »

Notes :

[1Les Terrasses du port sont un mégacentre commercial rognant sur l’espace portuaire et inauguré en grande pompe au printemps 2014 par le maire Gaudin. Visant surtout la clientèle des croisiéristes, la multinationale Hammerson qui le gère se plaint déjà que les Marseillais aillent s’y promener sans acheter.

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