DERROOTEES Episode II - La Serbie, cul-de-sac avant l’Europe

Epidode II de DEROOTEES, projet réalisé par Sarah et Sophie deux étudiantes en géographie. De Calais à la Turquie, elles ont pris à rebours la route des Balkans en 2016. De frontières en frontières, elles détaillent leur voyage sur leur blog. Pour le deuxième épisode publié sur LundiMatin , voici une partie de leur récit sur la Serbie transformée en véritable cul-de-sac pour ceux à qui l’Europe a fermé les portes.

« Un peu partout sur la route des Balkans, nous sommes passées par les lieux de transit qui étaient utilisés lors du corridor migratoire, fin 2015, quand les frontières étaient ouvertes et que des dizaines de milliers de personnes défilaient tous les jours dans ces endroits. Ces lieux sont aujourd’hui vides, les camps ont été démantelés. Les migrants auraient-ils arrêté de venir ? »

Il s’agit de camps fantômes ou de terrains désertés, où l’on peine à croire qu’il y a quelque mois encore s’y tenaient des dizaines voire cinquantaines de tentes, d’ONG et d’institutions internationales, et des milliers de personnes. Or, dans tous ces endroits, qui se situent en général à l’Ouest des frontières (Dobova à la frontière slovéno-croate, Opatovac à la frontière croato-serbe), les habitants locaux que nous avons interrogés semblent persuadés que la raison de la fermeture de ces lieux de transits est aussi simple que celle-ci : « Les migrants ont arrêté de venir ». Cette interprétation est en effet tentante pour expliquer l’étrange et soudain vide de ces lieux. Elle est évidemment trop simpliste pour être vraie.

La vérité est que l’Europe a fermé une à une ses frontières, pays après pays, dans une sorte de jeu interminable de rapports de force politiques où chaque pays délègue le « problème des migrants » à son voisin précédant dans le sens de la route des Balkans. En septembre 2015 la Hongrie ferme la frontière avec la Serbie, ce qui entraîne la fermeture de la route la plus empruntée jusqu’alors vers l’Union Européenne – le même jour, le 17 septembre, des dizaines de milliers de personnes se ruent vers l’Ouest, ouvrant ainsi une deuxième route qui restera ouverte plusieurs mois, avant d’être fermée à son tour, au printemps 2016, d’abord au niveau de la Slovénie, puis en Croatie.

Nous sommes actuellement en novembre 2016 et le résultat de ce jeu d’ouverture/fermeture des frontières a abouti à la situation actuelle, qui est de transformer la Serbie en un cul-de-sac où, à la frontière orientale de l’Union Européenne, sont bloqués et refoulés des milliers de migrants. Car contrairement à la charmante illusion des habitants des villages slovènes ou croates qui ont connu le corridor migratoire, ou à celle de Français, qui, décentrés de l’Europe dont ils forment l’extrémité, et les yeux rivés vers le démantèlement de Calais, n’imaginent pas le nombre de personnes qui cherche encore actuellement à atteindre la France au péril de leur vie, les migrants n’ont pas cessé de venir. Ce n’est pas parce que cela fait longtemps que la photographie d’un enfant décédé sur les plages grecques a secoué l’opinion publique en suscitant une vague d’émotion compatissante, que des enfants, des adultes, des vieillards, par milliers, ont cessé de mourir en tentant de rejoindre l’Europe. Le visage véritable de cette tragédie humaine de la fermeture des frontières de l’UE, nous l’avons vu en Serbie, alors que l’hiver menaçant progresse, perce les vestes et les chaussures et gerce les peaux, et que tout espoir d’atteindre un jour cette Europe désespérément désirée comme le refuge promis diminue chaque jour, à l’image du nombre d’heures de soleil dans la journée.


La Serbie : attentes, passages, pushbacks et déportations. Aux portes fermées de l’Union Européenne

Ici en Serbie, il y a environs sept mille réfugiés : trois mille se trouvent dans des « camps de transit » bloqués à la frontière avec la Croatie, plusieurs centaines dans la région de Subotica, à la frontière avec la Hongrie, un millier dans le camp de Preševo au Sud, quelques centaines dans d’autres camps en Serbie (Bogovada, etc) et au moins trois mille à Belgrade. Pendant l’année dernière et jusqu’à cet été, les réfugiés qui transitaient par Belgrade pour rejoindre l’Union Européenne par ce corridor ouvert des Balkans, pouvaient camper dans les parcs autour de la gare routière ; ils y passaient deux ou trois jours, parfois quelques heures, et se rendaient en bus ou en train aux centres d’enregistrement et camps de transit de l’autre côté de la frontière, côté européen. Mais depuis la fermeture des frontières de la Croatie et de la Hongrie, tous les nouveaux arrivants sont désormais coincés en Serbie, pendant des mois, faisant de ce pays un cul-de-sac à l’entrée de l’UE.

La situation qui s’ensuit pour les réfugiés que nous rencontrons en Serbie, est celle d’une attente, une position statique interminable pour des gens qui n’ont qu’une envie : traverser et quitter cet endroit. L’attente infinie en Grèce, pendant trois à huit ou neuf mois, et le passage douloureux et la traversée illégale de la Macédoine, s’ensuivent d’une attente, de nouveau, en Serbie, pendant deux à six mois. Elle est, aujourd’hui, attente de pouvoir avoir un jour son nom sur la fameuse liste des trente personnes par jour autorisées légalement à passer la frontière hongroise.

Sur cette liste, vingt-huit personnes sont des membres de familles, et deux sont des hommes seuls. Ceux-ci, qui arrivent par milliers, voient donc leurs chances de passer un jour légalement la frontière quasiment réduites à néant, d’autant plus que le nombre de places sur « la liste » n’a cessé de réduire ces derniers mois. Malheureusement, passer la frontière illégalement est tout aussi difficile : la présence militaire aux frontières, le contrôle du Commissariat pour les Réfugiés, le matériel high-tech de surveillance, sont tels qu’ils rendent pratiquement impossible le passage clandestin. Combien de personnes avons-nous vues à Subotica (frontière hongroise), raccompagnées côté serbe par la police hongroise après avoir essayé de passer en s’accrochant sous les trains, ou qui nous racontent, le regard hanté, les corps blessés, qu’ils se sont fait repérer et mordre par les chiens dont la police des frontières fait un usage diablement efficace ; des dizaines, des cinquantaines ; et tous les jours ce sont les mêmes qui retentent en vain, au péril de leur vie, de franchir ce mur de grillages, de barbelés, de chiens et de caméras de surveillance. Je viens d’apprendre, la semaine dernière, le décès de deux algériens du camp où nous sommes bénévoles, qui ont tenté le passage en traversant un lac au milieu de la nuit. Dans la nuit glaciale d’automne, obligés de retirer leurs pantalons pour nager, ils sont morts d’hypothermie.

Le parcours de tous ces réfugiés coincés en Serbie depuis la fermeture des frontière est en général le suivant : ils arrivent par la Macédoine ou la Bulgarie, transitent à Belgrade pour une durée qui va d’une semaine à un mois, tentent leur chance de passer légalement ou illégalement la frontière hongroise au Nord ou croate à l’Ouest ; échouent, se retrouvent coincés dans les camps de transit qui n’en sont plus, de Subotica côté hongrois (plusieurs centaines de personnes), ou de Šid côté croate (trois mille personnes) ; retentent, attendent plusieurs semaines ou plusieurs mois, ré-envisage de le passer légalement ou illégalement ; éventuellement tentent l’autre route, voient que c’est tout aussi désespéré, attendent ; et retournent à Belgrade, dépités, pour attendre à nouveau, cette fois pendant plusieurs mois. Cela se traduit, très concrètement, par des rencontres répétées avec les mêmes personnes que nous avons croisées à Belgrade et que nous retrouvons à Subotica, que nous avons croisées à Šid et retrouvons à Preševo, ces personnes victimes des push-backs à la frontière qui débarquent à Kelebija et nous disent : « Hey, I recognize you from Belgrade ! », et nos amis rencontrés aux quatre coins de la Serbie qui se connaissent entre eux, car dans l’un des quatre camps, quelque part dans ces retournements infernaux, ils ont partagé une chambre ou une tente…


Être bloqué à la frontière

Dans le Nord de la Serbie, il n’y a qu’un seul camp « officiel », à Subotica, qui accueille 140 personnes. Depuis cet été y séjournent, mélangés, des familles syriennes, des migrants d’Afrique du Nord, des afghans ou des pakistanais. Il comporte un seul bâtiment en dur autour duquel fleurissaient, cet été, des dizaines de tentes dans les champs agricoles de la périphérie de la ville. Aujourd’hui, les personnes sont moins nombreuses et le froid décourage tous les éventuels campeurs ; les familles s’entassent dans quelques pièces fermées, tandis que les hommes seuls dorment tous dans la même pièce principale, où il n’y a ni lit ni matelas, mais seulement un toit et un sol pour les « accueillir ». Les réfugiés y bénéficient d’une tente MSF où ils peuvent recevoir quelques soins et d’un frugal repas par jour constitué de nouilles chinoises et d’une seule boîte de sardines à l’huile, sans ration supplémentaire pour les personnes qui en ont besoin (comme les, relativement nombreuses, femmes enceintes).

Les personnes qui savent que leur passage, légal ou illégal, est proche, se rapprochent de la frontière : ainsi sont nés les deux camps de Kelebija (110 personnes) et d’Horgos (50 personnes), le premier étant occupé par les arabes et le second par les aghans et les pakistanais. A Kelebija, où nous sommes bénévoles, les habitants dorment dans des tentes ou dans deux bâtiments squattés (que les familles préfèrent, car avec quelques bonnes couvertures, on peut s’y recréer un abri de tissu pour se protéger du froid), une ancienne caserne militaire fermée après la guerre et un magasin duty free, lui aussi abandonné. La Croix-Rouge distribue aux réfugiés le même repas frugal qu’à Subotica, parfois des couvertures et des lampes aux nouveaux arrivants, et le site est doté de neuf cabines de toilettes de chantier, dans un état sanitaire déplorable, ainsi que d’une petite tente MSF.

PS :

De plus amples récits sur la vie dans les camps serbes sont à lire sur DEROOTEES.

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