Le Uber de la restauration débarque à Toulouse. L’indépendance, c’est l’esclavage.

« On travaille en free-lance » ; l’affirmation, orwellienne, sort de la bouche d’un de ces jeunes gens branchés qui arpentent depuis peu les rues de Toulouse. Trench, sacs à dos et casquettes vertes vissés sur la tête, ils et elles vous livrent chez vous et en vélo le plat de votre resto favori. Ils et elles n’ont pas de contrat de travail, sont rémunéréEs à la course, et n’ont qu’un seul client : Take Eat Easy pour les unEs, Deliveroo pour les autres. Récit d’une collaboration libre, heureuse et, surtout, totalement indépendante.

Jordan a 23 ans, enchaîne les petits boulots et a deux passions : le vélo et la liberté. Récemment, il s’est donc créé un statut d’auto-entrepreneur, condition préalable pour pouvoir « collaborer » avec Take Eat Easy, une association de promotion du vélo et de la liberté, qui se propose de mettre en relation les plus grands restaurants avec les plus flemmardEs de leurs clientEs. Jordan a entendu dire qu’ils recrutaient des cyclistes passionnéEs.

Ce dimanche matin, il est en retard pour sa « shift » (on ne dit plus « vacation », c’est has been) : il s’était inscrit via l’application Take Eat Easy pour pratiquer sa passion de 11h30 à 15h30. Tous les magasins sont fermés et il a mis un certain temps avant de trouver une chambre à air pour son vélo, dont la roue a crevé la veille lors d’une livraison free-lance. C’est ça, le prix de l’indépendance ! On a la charge de son propre matériel. Mais la bonne nouvelle c’est qu’il lui suffira d’une livraison (rémunérée 6€ brut) pour se rembourser. Et hop, une chambre à air gratos !

Il a eu chaud, Jordan. Le week-end dernier, il était tombé malade et avait du annuler sa shift au dernier moment. Annuler moins de 48h avant la prise de poste, c’est un « strike ». Au troisième, c’est la sanction : on ne fait plus appel à vous. Mais on ne se prend pas le chou avec des procédures de licenciement : Dieu merci, vous n’êtes pas salariéE !

Sauf que samedi, il en était déjà à son deuxième strike. Sa crevaison l’avait amené à refuser une commande. Et il est interdit de refuser une course, même librement, tant que la shift n’est pas finie.

11h30. Jordan se rend au point de rendez-vous, où il retrouve des jeunes collègues aussi épris de liberté que lui, ainsi que leur chef d’équipe, oups, leur collaborateur/formateur de Take Eat Easy.

Librement, toujours, il attend que le smartphone fourni par la boîte sonne. Dans ce téléphone, un tracker GPS, qui permet à son employeur, pardon, son client, d’admirer ses performances sportives en temps réel. Sauf qu’aujourd’hui, il fait beau, et les commandes ne se bousculent pas. Et quand plusieurs livreurs.ses sont vacantEs en même temps et au même endroit, l’algorithme fait appel en priorité aux cyclistes les plus rapides, les plus passionnéEs. Autrement dit à celleux qui grillent le plus de feux rouges [1]. Drôle d’ambiance, mais ça participe à l’esprit sportif de la communauté ! Le belge Adrien Roose, CEO de la boîte (oui, « Chief Executive Officier », c’est moins ringard que « Président Directeur-général », vous en conviendrez) le dit lui-même ; « Les gens qui font ça ne le font pas que pour le complément de revenu, mais aussi pour appartenir à une communauté, pour faire du sport. » [2] Une vraie MJC ! Adrien n’a d’ailleurs pas hésité à lever 16 millions d’euros sur les marchés financiers pour promouvoir le sport en général et la pratique de la petite reine en particulier.

De temps en temps, Jordan croise les types d’Allo Resto, sur leurs scooters du siècle dernier. Ils.elles font le même boulot, à la différence qu’ils.elles sont sous le joug d’un contrat de travail. On dit que ce sont des « salariéEs »... Un mot un peu barbare, qui fait rigoler Jordan. Et en même temps, il ne peut s’empêcher de les plaindre. Lui, il est libre. Il n’est pas obligé d’observer un jour de repos par semaine, de s’ennuyer en congés payés, de cotiser à des mutuelles obligatoires… Bref, il est in-dé-pen-dant.

Il s’est renseigné, il peut même crever librement ! Le journal La Tribune a posé la question au CEO. « Qu’avez-vous prévu si [l’unE de vos coursierEs] se retourne contre vous en cas d’accident ?
– Nous avons étudié cette question avec nos conseillers juridiques. Normalement, les coursiers ne pourraient pas se retourner contre nous, l’assurance est à leur charge et nous vérifions qu’ils en ont une.
 »

Magnifique !

Qu’un coursier en manque de sollicitations force un peu sur la pédale pour améliorer ses résultats ne regarde que lui, et éventuellement la carrosserie du véhicule sur lequel sa tête viendra percuter. Chez Take Eat Easy, le droit à la vie privée n’est pas un vain mot !

Bien sûr, Jordan n’est pas assuré, et, comme certains de ses collègues, il n’a pas de freins sur son fixie. Ça lui rappelle la lourdeur administrative du salariat. Ce sont les mots du patron, enfin, du client (décidemment !) : «  Nous ne pourrions pas opérer avec le statut d’employés. Il y a trop de lourdeurs administratives ». C’est vrai, c’est ennuyeux les lourdeurs administratives, surtout en vélo. « Mais après tout, nous proposons une alternative aux coursiers qui travaillent au noir !  » Les coursiers à vélo au noir, un des pires fléaux de notre temps... après les lourdeurs administratives.

La suite sur [1]

Notes :

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