Réflexions sur l’élan d’empathie envers les “réfugié-es” et la solidarité

Le blog Sans papiers ni frontières nous propose la traduction de deux textes qui reviennent sur l’élan de compassion et d’empathie envers les « réfugié-es » qui traverse actuellement l’Europe. Vague populaire d’émoi collectif devant d’horribles images qui racontent les histoires de ces personnes, mais aussi grands discours hypocrites des gouvernements européens sur « l’accueil nécessaire des réfugiés face à la crise migratoire ».

« Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays »

Ce texte a été publié mi-août 2015 par L’espace international des femmes à Berlin “un groupe de femmes migrantes et réfugiées en provenance de pays anciennement colonisés”, né pendant l’occupation par des réfugiés de l’ancienne école Gehart-Hauptmann en Décembre 2012 à Berlin.

Nous avons vu, dans les médias mainstream, des reportages sur la solidarité croissante des Allemands envers les réfugiés. Articles après articles, les journalistes parlent des structures d’accueil ouvertes dans différentes parties du pays. Des personnes créent des sites internet qui offrent des hébergements temporaire aux réfugiés, d’autres collectent les vêtements et apportent de la nourriture aux réfugiés qui campent en face de Lageso à Berlin (Office d’État pour la santé et les affaires sociales). Les illustrations de ces articles montrent des situations peut-être rencontrées au Liban, qui accueille plus de 1 million de réfugiés, ou en Grèce, un pays qui est confrontée à une grave crise économique, avec l’aimable autorisation de l’Allemagne, et de toute évidence incapable d’offrir quelque chose de plus que la solidarité de ses propres habitants.

La réalité est que l’Allemagne est l’un des plus riches pays européens, qui a les moyens et pourrait s’il le voulait avoir des structures adéquates pour accueillir les réfugiés. L’empathie des habitants est toujours la bienvenue, ainsi que leurs efforts, mais si cela ne dépasse pas le niveau de la charité cela tue tout mouvement politique.

L’appauvrissement des personnes qui deviennent des réfugiés n’est pas nouvelle et les raisons sont à chercher dans l’histoire et ne peuvent être comprises que par ceux qui veulent savoir pourquoi des êtres humains utilisent des moyens désespérés pour venir en Europe. Le colonialisme, l’esclavage et la suprématie de la pensée blanche sont les causes de la situation actuelle. Voilà pourquoi les gens viennent en Europe : ils fuient les pays détruits par les politiques des pays occidentaux.

Nous, en tant que groupe politique, nous regardons la situation actuelle en Allemagne avec suspicion. Nous semblons avoir oublié les revendications des réfugiés qui ont lutté depuis plus de vingt ans dans les rues de ce pays. Plus personne ne cite le slogan « Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays », slogan des plus importantes campagnes de ces dernières années, menées par des groupes politique auto-organisé de migrants et de réfugiés telles que The Voice Refugee Forum et The Caravan for the Rights of Refugees and Migrants. Il n’est également pas fait mention dans les médias de la Refugee Protest March, quand en 2012 un groupe de réfugié a marché 600 km de Munich à Berlin et a occupé jours et nuits l’Oranienplatz, dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, luttant chaque jours pour revendiquer la fermeture de tous les camps (Lager), l’arrêt des expulsions, l’abolition du système de résidence et la libre circulation pour tous.

Aussi on ne trouve presque aucune référence à l’occupation de l’école via Ohlauer – toujours dans le quartier de Kreuzberg – où un groupe de réfugiés se bat toujours pour le droit de rester dans l’établissement où ils ont vécu après son occupation en 2012. Il y a seulement une année ce sont des milliers de berlinoi-ses qui ont soutenu la résistance sur le toit de l’école Ohlauer et il semble maintenant que tout cela n’a jamais eu lieu, et que la nouvelle approche de la vague de solidarité de la part d‘individus prêts à aider les réfugiés est de critiquer les manquements de Lageso, responsable du logement des demandeurs d’asile dans les camps (lagers) ! Oui, Lageso doit être critiqué, mais il ne doit pas devenir le protagoniste dans cette histoire. Lageso ne peut pas résoudre le problème, parce que leur solution perpétue un autre problème : l’isolement des réfugiés dans les lagers, situé dans de petits villages au milieu de nulle part, sans accès à des soins de santé, à l’école où à des possibilités d’emploi. Tout cela a été dit d’innombrables fois par des groupes de réfugiés auto-organisés.

Nous devons rappeler que faire de Lageso le cœur du problème est une stratégie, et que, si nous ne faisons pas attention, nous verrons bientôt des manifestations pour exiger de Lageso l’ouverture de nouveaux lagers.

N’oublions pas : nous exigeons la fermeture des lagers ! Et non l’inverse. Nous exigeons le droit pour les demandeurs d’asile de choisir où vivre, dans des appartements normaux comme toute autre personne qui ne cherche pas l’asile dans ce pays. Les gens ne viennent pas en ‘Europe de dépendre de la charité des particuliers ou tomber entre les mains de Lageso et de son système de lagers. Nous exigeons la liberté de circulation pour tous et toutes ! Nous croyons qu’en s’engageant politiquement dans la lutte, tout le monde s’engagera aussi dans le mouvement du 21e siècle – comme Angela Davis judicieusement souligné. Le Mouvement des Réfugié-es est le mouvement qui réclame des droits pour tous les êtres humains.

L’Espace internationale des femmes lance un appel à la mobilisation politique. Soutien, aide et charité ne vont pas changer le système, mais ils ont tendance à perpétuer l’idée d’une Europe humanitaire, qui n’existe certainement pas vu le nombre de personnes qui sont mortes en mer en essayant d’arriver ici. Les gens sont en train de fuir des situations catastrophiques créés par les pays occidentaux.
Il est temps de crier à haute voix à nouveau : « Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays ».

Contre la compassion : sur les ripostes populaires à la “crise des migrants”


Un article sur récente la vague de sympathie envers les réfugiés morts durant leur voyage vers la l’Europe forteresse, et sur pourquoi les groupes de “solidarité” se doivent d’éviter le piège de la charité et de la compassion. Publié fin août 2015 sur le site internet londonien Rabble.

Une bonne partie de la rhétorique pro-migration repose sur la compassion. Les médias libéraux et les groupes de soutien pour les droits des migrants tirent souvent sur la corde de l’émotionnel, dans l’espoir d’engranger plus d’intérêt face au sort des victimes de la migration. Malgré les bonnes intentions, cela n’a que très peu d’effets en dehors de faire culpabiliser, déprimer pour finir par décourager aussi de toute initiative.

S’il est évident que cela remue tout le monde, la compassion cultive le sentiment de pitié et de philanthropie : rendre service aux personnes défavorisées dans le monde. Nous croyons montrer de la générosité aux autres parce que nous ne nous sentons pas concernés par leurs problèmes. Mais nous sommes concernés : et pas seulement parce que la souffrance d’autrui nous touche, mais parce que nos vies sont étroitement liées de pleins de manières différentes par le colonialisme et le système de classe, et aussi parce que faisant partie d’un système de “privilèges” et de “droits” qui excluent les autres, nous devons accepter passivement tous les compromis et sacrifices que le capitalisme nous impose.

Des discours désespérés

La compassion nourrit la passivité politique : faire quelque chose de bien pour des gens se trouvant dans une situation difficile, comme par exemple amener des jouets aux familles se trouvant à Calais. Il ne fait aucun doute que ce genre de geste améliore un peu la dureté du quotidien, mais ce n’est pas de la solidarité, et ça ne change fondamentalement rien à la situation. Avec la compassion et la charité, il n’y a plus besoin de s’engager réellement et d’aller au cœur du problème. Nous sommes simplement encouragés à refiler à ce “problème” tout ce dont nous ne voulons plus matériellement. Cela permet d’ignorer le fait que l’ensemble du système des frontières, des États et du capitalisme est terriblement oppressif, nous marche dessus et nous écrase ; que nous sommes tous reliés par ce désir commun de libération, et que c’est une lutte politique qui doit maintenant être engagée par tout le monde, avec force et détermination.

Cette orientation vers la compassion détermine aussi le vocabulaire que nous utilisons : “victimes” contre “criminels”, “humains” contre “animaux”, “réfugiés” contre “migrants” etc. Ce type de langage pousse les gens à avoir de la peine pour les migrants, et montre qu’ils “méritent” notre soutien. Mais quand on utilise ces termes, nous renforçons inévitablement le discours autour du mérite et toutes les divisions que cela peut engendrer.

Mettre l’accent sur les cas les plus désespérés peut nous émouvoir, mais ça nous éloigne aussi : jamais nous ne pourrons comprendre leur détresse, ou la distance énorme qu’ils parcourent. Par exemple, beaucoup de gens affirment d’emblée que les personnes en détresse à la frontière sont des “réfugiés” et pas des “migrants”- parce que nous sommes tous un peu migrants aussi, mais avec des privilèges et une vie meilleure : s’il y a une lutte, ce n’est donc pas la mienne. Bien sûr, il est important de faire la différence entre les expériences de vie de chacun, mais en faisant des cas “particuliers”, “exceptionnels”, on minimise ce que nous pourrions avoir en commun ; comme par exemple le fait que si et quand les migrants arrivent à “destination”, les plus chanceux rejoignent l’armée ou deviennent des esclaves modernes.

Entendre constamment des témoignages terribles – que ce soit à la frontière, en Syrie ou en Afghanistan- nous fait relativiser sur notre propre situation, misérable soit-elle. Sans compter que toutes ces injustices sont le produit d’un système dans lequel nous agissons quotidiennement, à travers nos actions ou notre passivité.

Tout sauf se battre

Nous vivons une époque inédite dans l’Histoire récente, une période où un nombre incalculable de personnes souffrent et meurent aux frontières de l’Europe forteresse, et alors qu’est-ce qu’on fait ? “Faire sortir leurs histoires au grand jour”. Organiser des missions de charité dans la “Jungle” de Calais. Partager et diffuser des photos d’enfants noyés et de corps entassés dans des camions. Pourquoi ? Faut-il toujours attendre que ce soit les autres qui fassent quelque chose ? Nous ne faisons rien d’autre que normaliser la culture de la passivité, et si quelqu’un ose affirmer que c’est une lutte que nous vivons, la réponse la plus politique à donner est de demander au gouvernement de trouver une “solution”.

Il faut arrêter de se leurrer et grandir un peu. Le gouvernement n’en a rien à faire. Il ne trouvera pas de “solution”. À la limite, si c’était nécessaire d’adoucir son image, il pourrait faire quelques concessions (comme par exemple accepter un petit quota de réfugiés syriens). Mais il n’ouvrira jamais les frontières. Il faut qu’on arrête d’attendre de nos parents de substitution -l’État- d’agir pour nous, à notre place. Il ne tient qu’à nous de bouger, et il est plus que temps de s’en rendre compte.

Prendre seulement conscience des souffrances innommables autour nous n’a jamais suffi à y mettre fin. La compassion n’a jamais changé les choses. L’Histoire nous montre que la seule force qui provoquera le changement est la lutte du peuple contre les structures de l’oppression.

La frontière est une lutte, il faut la combattre partout

Pour finir, je demanderai à ceux et celles faisant la charité à Calais, au nom de la “solidarité” : combien se battent contre les frontières ? Parce que les frontières sont partout, y compris là où ils vivent. Ceux qui chaque jour sont emmenés par la police des frontières sont les mêmes qui vivent ces histoires atroces qui en ce moment même attirent tellement de compassion. Ces jeunes Afghans qui ont survécu à leur périple vers l’Europe, qui ont vu leurs proches mourir en chemin, qui sont restés coincés dans la Jungle à Calais et qui ont fini par passer de l’autre côté- c’est ceux-là même qui sont ici (en Angleterre) arrêtés, détenus et déportés par les mesures politique d’immigration.

Les frontières sont partout. Ce sont les rafles dans votre rue, dans les foyers d’accueil comme celui de l’Electric House à Croydon ; les frontières sont aussi à la Beckett House (centre de surveillance de l’immigration situé à Londres), dans les centres de rétention comme celui d’Harmondsworth ou encore la prison des familles de Cedars, dans les compagnies multimillionnaires qui gèrent ces lieux (Mitie, G4S), elles sont dans les boîtes privées qui “escortent” les détenus (Serco, WH Tours).

Assez de la compassion, agissons et détruisons ce qui nous détruit.

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