T’en as trop pris, mec…

Il y en a qui sont enfants de la balle. Moi, je le suis de la drogue. Eux jonglent sur la piste, voltigent, paradent devant la foule ou sortent des lapins de leurs magiques chapeaux. Pas moi. Mon numéro n’a pas vocation à finir sous les projecteurs – si je le fais, on m’en tiendra rigueur.

Je jongle, certes. Mais loin de la lumière. Et seulement entre les grammes et les milligrammes. De mon chapeau (de ma poche, en vérité), abracadabra, je ne sors que des produits chimiques, des poudres illégales, des comprimés colorés et des médicaments détournés – du perlimpinpin en-veux-tu en-voilà.

Des pochons dans mes poches, et toute une ménagerie qui bouillonne en moi. Qui s’agite dans mes entrailles, ma tête. Parfois, je m’en sens otage. Comme pantin de fauves destructeurs. Eux ne rêvent que d’immédiate jouissance. De satisfactions brutales et éphémères. De malsaines envolées vite terminées. Voici que les chiens sont lâchés. Et ils n’entendent pas rentrer à la niche.

C’est là tout mon cirque. Celui de la drogue. Il ne fait pas rire les enfants, pas plus qu’il n’émeut les adultes. Mais à moi, pourtant, il tire des rires et des larmes. Parfois les premiers, toujours les secondes. Et malgré ça, malgré tout, j’aime. Ou plutôt, j’ai aimé. Vraiment.

Fusée rose

Rien de plus normal, au fond : j’en ai tiré beaucoup de plaisir. De la jouissance brute, même. Évidente. Explosive. Oui, comme le sexe. Tout pareil. Avec cette première fois (réussie) qui ne s’oublie pas - vagues de chaleur, corps qui à la fois s’efface et irradie, putain de fusée rose qui emporte loin loin loin. Sens en émois. Et du même élan, une jolie découverte : l’esprit commande au corps. Pour de vrai. Il le mène même par le bout du nez.

J’ai longtemps cru l’idée réservée aux tristes adeptes du new age et autres forcenés de l’énergie mystique. Il n’en est rien. Et la drogue en est la meilleure des illustrations : correctement stimulé, l’esprit peut entraîner le corps dans de nouveaux méandres, aussi fascinants que jouissifs. Une simple pilule, et voilà que ma peau réagit de façon exacerbée à la plus légère des caresses, comme si elle s’exprimait avec un porte-voix. Que chacune de ses parcelles rugit de prendre conscience d’elle-même. Voici que le corps exulte. Et que cette encombrante enveloppe répond naturellement – pour une fois, enfin - aux mots ou à la musique. Juste un bête comprimé coloré, et tout un nouveau monde naît avec lui. C’est fou.

Comme un continent vierge à arpenter - joies de l’exploration. Et l’ivresse, toujours, de repousser les limites. Danser jusqu’à plus soif, pendant des heures, des jours. Ne pas dormir, ne pas manger. Juste danser. Le corps disparaît, la fatigue devient principe très abstrait. Il n’y a plus que les jambes qui tricotent – peu importe la manière – et les bras qui s’agitent au rythme des basses. État de transe. Bonheur répétitif et sans fin.

Gendarme et voleur

Bonheur interdit, aussi. La société réprouve, la loi prohibe. J’ai aussi aimé cette illégalité – pourquoi le taire ? Jouer au gendarme et au voleur. Toujours considérer l’uniforme en ennemi. Ne jamais le laisser mettre à jour ce qui est caché au fond des poches. Être plus malin que lui, le regarder dans les yeux, lui mentir, l’endormir. «  Oh non, Monsieur, je ne consomme pas de drogue... Bien sûr que je n’ai rien sur moi. Vérifiez donc, je vous en prie...  » Passer à travers les mailles du filet, sortir indemne de la fouille au corps. Pas difficile, certes, mais formateur.

Au passage, toucher du doigt l’une des hypocrisies fondamentales de notre monde. La valorisation de l’alcool, la proscription de la drogue – double discours délirant. L’interdiction faite aux individus de librement disposer de leur corps. Et pour ceux que l’État prétend protéger en les traitant en enfants, les effets délétères de la politique de prohibition : produits coupés et drogues de mauvaise qualité. Pour le seul bénéfice des mafias. Et au détriment de la santé des consommateurs.

Lors de son incroyable campagne pour devenir shérif du comté de Pitkin, près d’Aspen, en 1970, le journaliste gonzo Thompson avait mitonné, à l’intention des freaks et autres allumés de tout poil, un programme aux petits oignons. Parmi les mesures qu’il entendait promulguer en cas de victoire (il s’en est finalement fallu de peu), la légalisation de toutes les drogues. Et l’instauration d’une punition pour les mauvais dealers, ceux privilégiant le profit à la qualité des produits écoulés. Ils seraient fessés en place public, promettait Hunter S. Chouette idée. Je veux bien tenir le martinet.

Lendemains qui déchantent

Pour moi, nul besoin de fouet. C’est presque naturellement que j’ai fini par ne plus aimer de la drogue que son pendant le plus noir. Sombre absolu. Il a juste fallu du temps. Beaucoup. Au début, il n’y avait que le vague sentiment d’appartenance à une communauté stigmatisée (celle de la défonce au sens large). Une impression diffuse qui, après des années et des années de consommation, s’est muée en rejet complet et désespéré du monde. Et en refus total de ma place en lui.

Ce n’était pas une question de haine ou de révolte. Mais de survie – trouver quelque chose qui me tienne quand même. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre...  », écrivait
le poète1. C’est cela, il me fallait une voie. J’ai opté pour la course en avant. Oui, j’accepte de tomber ; je vais même m’enfoncer plus bas encore et le revendiquer. De la chute, faire une fierté. De la déchéance, une victoire.

Se droguer avec conviction sur le long terme, c’est d’abord rejeter le jeu social. Ne pas accepter de rentrer dans le rang. De s’assumer en adulte. Et refuser de parier sur l’avenir – le corps et le cerveau trinquent, le futur s’annonce maladif et contraint, la retraite sera parkinsonienne ou ne sera pas. «  I would prefer not to  », chuintait ce bon vieux Bartleby2. Oui, je préférerais ne pas. Ne pas gagner. Ne pas transiger. Ne pas me battre. Ne même pas essayer. « Non mais, je m’en bats le steak, mec... Laisse-moi taper des traces, tu veux ?  »

Rien de neuf. L’issue est même tristement banale. Depuis longtemps. Disons : depuis
que la drogue est drogue. Avec l’addiction, l’addition pointe le bout de son nez. Obligé. Un jour, l’enthousiasme reflue, la naïveté s’éteint. La joyeuse frénésie n’est plus, ne reste que l’artifice. Le monde se réduit alors à la seule consommation. Rien – pas plus faire les courses que faire l’amour – ne saurait s’imaginer sans elle. Foutus lendemains qui déchantent.

Le grand repli

Les adeptes du flower power les ont subis, ces tristes jours d’après - esprits finalement ravagés d’avoir trop cru aux vertus de la consommation effrénée de LSD. Et les punks aussi, crêtes qui ont noyé la rage et la révolte dans les pistons des seringues d’héroïne. Ils ont tous essayé d’aller plus loin. Sauf qu’au bout, il n’y avait rien. Plus de beauté, ni de colère. Plus de raison, ni d’amour. Plus rien, sinon un jaloux enfermement dans la relation au produit. Et une inclination certaine à ne cultiver que son jardin, le ressenti devenant l’alpha et l’oméga de l’existence. Les exquises sensations des débuts – folles poussées de plaisir, inhibitions qui tombent, sérénité, sensualité – ont depuis longtemps tourné casaque. À la place, un grand vide, rempli de souffrance et d’égoïsme. Plus de projection sur le monde, ni d’intérêt pour les gens. Plus d’envie de changer le premier, ni de désir de connaître les seconds.

La drogue se pose ici clairement en ennemie de la politique – au sens noble du terme. Elle détourne la rage, éteint les braises, confine dans l’urgence, enterre l’espoir. Elle apparaît ainsi comme la meilleure alliée de celles et ceux qui ne tiennent pas à voir le monde changer de base. Qui pour encore prôner la révolte et la solidarité dans les ghettos étatsuniens frappés par « l’épidémie » de crack des années 1980 ? Personne, ou peu s’en faut. À la place : violence, autodestruction, argent-roi. La CIA pouvait bien se frotter les mains – objectif rempli3. De la lutte menée au cours des années 1970 par les activistes noirs pour que les leurs relèvent la tête et unissent leurs forces, il ne restait plus rien. Champ de ruines.

Mais l’équation serait trop simpliste, qui poserait le rôle néfaste de la drogue pour (tenter de) l’évacuer de nos luttes et de nos vies. Ce n’est pas en niant le réel qu’on construit une position. La drogue est là, voilà tout, et elle le sera toujours. Elle est là parce que nous ne sommes pas seulement courageux, vaillants, intelligents, désintéressés, mais aussi faibles, veules, inconstants, médiocres - c’est justement une fois cela acté qu’on commence à faire sincèrement de la politique. La drogue est l’une de nos parts du diable ; il en faut bien pour que fleurissent les belles choses.

Je vieillis, j’ai bientôt 40 ans. La jeunesse me fuit doucement, et l’âpre sentiment d’avoir perdu beaucoup de temps à taper des traces et gober des pilules me tenaille chaque jour un peu plus. Et pourtant, je n’ai pas de regrets. Je le sais, cette longue histoire m’a détruit autant que construit. Oui, j’en sors plus faible, torturé et fragile. Mais j’en sors. Je suis là. J’écris.

Notes :

(1) Aka Paul Valéry, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

(2) Bartleby est le personnage principal d’une nouvelle (du même nom) d’Herman Melville, parue en 1853. Elle décrit la belle, et un poil absurde, résistance passive que le « héros » développe progressivement dans son travail de clerc de notaire. Tout frais embauché, Bartleby se comporte d’abord en employé lisse et consciencieux, avant de se refuser de plus en plus aux tâches qui lui sont assignées. À chaque nouvelle demande,il se contente de répondre : « I would prefer not to » (phrase qui a été traduite de plusieurs manière ; la plus belle est assurément « Je préférerais ne pas »). La lutte est ici dans la fuite.

(3) Pour soutenir les sanguinaires Contras, engagés dans une lutte à mort contre le régime progressiste sandiniste, la CIA a en effet couvert, au tout début des années 1980, le business des narco-trafiquants. L’agence fermait les yeux sur des importations massives de cocaïne, en échange du soutien (en argent et armes) des narcos aux Contras. Bénéfice supplémentaire pour la CIA : la cocaïne était destinée à être transformée en crack, distribué ensuite dans les quartiers noirs des banlieues de Los Angeles. Il y fit des ravages. L’affaire a été révélée par le journaliste Gary Webb, qui mené une enquête au long cours, minutieuse et documentée. Il y a gagné un Prix Pullitzer, et beaucoup d’emmerdements. Il est finalement retrouvé mort en 2004, officiellement suicidé de... deux balles dans la tête. Un film sorti en 2014, Secret d’État, revient sur la trajectoire de ce journaliste intègre et courageux.

PS :

Texte issu de la revue RAFALE n°3, téléchargeable ici : http://89.234.156.151/wordpress/

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