L’homme de la frontière

Un entretien avec le militant et chercheur italien Sandro Mezzadra, publié il y a un an sur la revue Vacarme, pour nourrir nos luttes contre les frontières et avec les sans papiers.

L’homme de la frontière

Entretien avec Sandro Mezzadra

Il ne suffit pas de franchir une frontière pour entrer dans un territoire. On peut entrer et être toujours à la marge, sur le seuil. Traverser une frontière et en rencontrer d’autres. Comment repenser le capitalisme mondialisé et les migrations qu’il produit ? Depuis les frontières, nous dit Sandro Mezzadra. Mais depuis des frontières comprises comme des seuils mouvants qui hiérarchisent en permanence les individus et les groupes au sein d’un même espace.


Quels événements, au sens fort du terme, ont marqué votre pensée et votre parcours militant ? Comment ont-ils évolué à partir des expériences de l’autonomie italienne ?

J’ai commencé à militer très jeune en Italie à la fin des années 1970 dans le mouvement autonome, puis contre sa répression dans les années 1980, mais ce sont les mobilisations des années 1990 qui nous ont vraiment fait sortir de la défaite des années 1970. Nous avons organisé plusieurs camps à Comiso en 82, 83 et 84 pour mobiliser contre les missiles Cruise. Dans le cadre des mouvements anti-nucléaires, après Tchernobyl, nous avons pu stopper la construction de nouvelles centrales par l’action directe, les luttes et un référendum. Puis il y a eu une nouvelle vague d’occupations de centres sociaux dans toutes les grandes villes, en particulier à Gênes. En 1990, le mouvement dans les universités, appelé La Pantera, a repris dans toute l’Italie. Ces luttes ont réactivé le débat théorique et politique sur le post-fordisme et sur l’intellectuel de masse.

La découverte des migrations fut un moment capital pour moi. Gênes, la ville des années 1960-1970 dans laquelle j’avais vécu et grandi, était une ville blanche et, très naïvement, nous avons soudain réalisé que ce n’était plus le cas… À l’été 1993 ont eu lieu à Gênes ce qu’on a présenté comme les premières émeutes raciales en Italie. Après, les attaques contre les migrants ont fait naître un mouvement d’auto-défense. Pour nous, activistes venus de l’autonomie, le racisme et les migrations ne faisaient pas partie de l’imaginaire politique. À partir de notre rencontre avec des migrants, au départ essentiellement sénégalais et marocains, nous avons travaillé avec eux dans une perspective qui dépassait l’anti-racisme éclairé. Cette rencontre politique a réorienté mes recherches, qui portaient à l’époque sur des questions radicalement différentes (la philosophie politique classique, l’histoire constitutionnelle allemande, la question du travail), et les migrations sont devenues un point capital de mes préoccupations, intellectuelles et activistes.

En 2001 nous avons décidé, avec les camarades du collectif génois Città aperta, d’organiser la mobilisation contre le G8 de Gênes autour des migrations. Ce sujet n’avait pas alors la place qu’il a aujourd’hui, ce n’était qu’un thème de second plan de la thématique anti-raciste, et on ne s’intéressait que de loin aux mouvements et aux luttes des migrants.

Nous avons ensuite investi les Forums Sociaux Européens (FSE) pour construire un réseau européen, expérimentant dès le FSE de Florence, en novembre 2002, un nouveau genre d’assemblage avec des activistes : les Allemands de Kanak Attak, les Espagnoles de Precarias a la Deriva, des Slovènes etc. La veille de l’ouverture du FSE, nous avons organisé une rencontre de revues : Derive Approdi (Italie), Otonom (Turquie), Fantomas et Subtropen (Allemagne), et pour la France Multitudes et Vacarme.

« Je m’intéresse plus à la variation de la norme qu’à la reproduction continue de l’exception. »
Sur la base de ces contacts, et avec l’implication du réseau NoBorder, nous avons organisé en juillet 2003 à Frassanito dans les Pouilles un camp noborder. Il se voulait différent des précédents qui, même s’ils avaient été novateurs et organisés par des gens que je respecte énormément, avaient montré leurs limites : une certaine tendance à la victimisation des migrants, une tentative de mêler anarchisme et nouvelle lecture des droits de l’homme, produisant un espace étroit où il était difficile de promouvoir l’implication directe des migrants et leurs luttes. Nous, au contraire, avons voulu lier investigation militante sur le travail des migrants dans l’agriculture du Sud de l’Italie et actions contre les centres de détention, nombreux dans les Pouilles. À Bari-Palese, centre de détention construit sur l’ancien aéroport militaire, nous avons mis à bas un grillage et permis la fuite de cinq migrants [1]. Cette action directe a permis de faire parler de ce qui se passait dans les « usines vertes » agricoles du Sud de l’Italie.

Le réseau informel Frassanito, né à la suite du camp, a fonctionné six ans. Une expérience joyeuse qui a permis l’émergence d’un nouveau discours politique, selon trois axes : mettre en avant le leadership des migrants et leurs luttes, connecter les migrations avec d’autres problématiques, e.g. la précarité, et faire des migrations un axe pour repenser l’espace européen. Nous avons beaucoup parlé d’« autonomie des migrations », formule efficace sur laquelle il y a encore beaucoup à travailler, mais qui fonctionne comme un slogan, produisant d’autres effets, entre autres le risque de polariser de façon négative.

Dans ces mouvements, ces réseaux et ces pratiques, trouve-t-on toujours l’héritage de l’enquête ouvrière de l’opéraïsme ? Comment cela se poursuit-il avec les réseaux Uninomade et Euronomade ?

L’opéraïsme est un courant théorique et politique qui a émergé en Italie au début des années 1960, à partir d’une lecture originale de Marx dans le cadre des luttes ouvrières radicales, et qui a conduit à l’invention de nouveaux concepts théoriques et à l’élaboration d’une nouvelle méthodologie politique : l’enquête ouvrière. En Italie et ailleurs [2] , il y a toujours eu des tentatives pour faire vivre cette tradition, par exemple Romano Alquati dans les revues Quaderni Rossi et Classe Operaia [3] . Uninomade tentait de réactiver la liaison entre activités militantes et production de connaissance. Reconnaître l’importance de la production intellectuelle a été l’une des préoccupations de la plupart des mouvements italiens depuis les années 1960, ce qui n’est pas toujours le cas au sein des mouvements sociaux européens, dont certains se caractérisent par un anti-intellectualisme fort. Uninomade se voulait un espace hétérogène où des intellectuels, issus pour la plupart de différentes générations de l’opéraïsme avec des parcours politiques différents, rencontraient de jeunes activistes des centres sociaux pour produire une connaissance qui renforcerait la pratique militante, et c’était en même temps une tentative de mettre en lumière les limites de certains concepts théoriques. Cela a duré une dizaine d’années, avec des discussions animées, des succès, des conflits.

En 2013 se produit une rupture. Certains (dont Toni Negri et moi) étaient de moins en moins satisfaits du langage conceptuel porté par les mouvements sociaux italiens, notamment ceux qui venaient de l’autonomie des années 1970. Confrontés à la crise financière de 2007-2008 qui révélait la nouvelle nature du capitalisme, observant les limites des luttes et des pratiques, nous avons jugé que beaucoup de nos outils théoriques n’étaient plus efficaces, notamment l’idée du noyau luttes ouvrières/crise/développement, centrale depuis la publication en 1966 de Operai e Capitale de Mario Tronti. Il nous semblait nécessaire d’expérimenter et d’interroger le travail théorique mené depuis le début des années 1990, e.g. les concepts de post-fordisme et de capitalisme cognitif, et d’entamer le dialogue avec de nouveaux courants de pensée critique, du post-colonialisme au féminisme radical. Nous avions besoin de faire un pas de côté, d’ouvrir un nouvel espace qui nous permette d’innover. Avec Euronomade, nous essayons de répondre à cette nécessité, en reposant en même temps la question de l’action politique et celle de l’organisation à l’échelle européenne.

En parlant d’innovation conceptuelle : une des notions que vous avez apportées est celle d’inclusion différentielle : personne n’est complètement exclu d’un espace national, mais il y a des manières différenciées d’être inclus, et donc des hiérarchies au sein des espaces. Dubaï en est un bon exemple [4] : il y a des esclaves, des expatriés, des touristes, des travailleurs autochtones. Toutes ces catégories ont des statuts différents mais sont pourtant incluses d’une certaine manière dans l’espace national. En quoi cette notion d’inclusion différentielle se distingue-t-elle de l’idée de W.E.B. Du Bois, selon laquelle il n’y a pas que des citoyens-travailleurs au sein de la société, car il existe des lignes de couleur, entre blancs et non-blancs, qui fracturent l’espace du citoyen-travailleur ?

Du Bois a été pour Brett Neilson et pour moi [5] une inspiration capitale, et je n’opposerai donc pas ce qu’il appelle color line [6] et ce que nous appelons inclusion différentielle. À l’aube du XXe siècle, il a parlé de ligne de couleur, et mis en évidence la portée globale de cette notion. Quand Frederick Douglass l’utilise un peu plus tôt dans les années 1880 [7], c’est pour décrire la réalité de la ségrégation dans le Sud des États-Unis ; Du Bois, lui, part du Sud et fait de ce phénomène local une ligne globale, comme s’il introduisait le monde dans le Sud des États-Unis. De ce point de vue, l’opération de Du Bois peut être décrite comme une tentative de déplacer la perspective de l’exclusion vers l’inclusion. La ligne de couleur est alors plus un dispositif d’inclusion que d’exclusion.

Notre concept d’inclusion différentielle est une critique de la plupart des concepts d’inclusion. Nous ne disons pas qu’il n’y a pas d’exclusion : au contraire il s’agit de mettre en question la relation binaire entre inclusion et exclusion, d’ouvrir un espace d’analyse critique sur l’inclusion. Concernant les migrations, nous ne nions ni la réalité des violences qui visent les migrants, ni l’importance du processus qui est décrit généralement comme processus d’exclusion. Au contraire, nous suggérons de renverser la perspective et de regarder ces mêmes processus du point de vue de la déformation des finalités sociales et des politiques de l’inclusion.

Voulez-vous dire que les migrants sont toujours en même temps insiders et outsiders ? Et qu’il faut alors regarder les migrations et la citoyenneté depuis le point de vue de la frontière, en imaginant (et en pratiquant) une citoyenneté ouverte et mouvante, déconnectée des lieux de naissance, de départ et de résidence, et prenant ses racines dans un espace ouvert, partagé et démocratique ?

Non seulement les migrants sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, mais la frontière insaisissable entre intérieur et extérieur, entre inclusion et exclusion, est devenue cruciale dans les vies d’une multitude d’autres sujets. Je le répète, un focus unilatéral sur l’exclusion amène nécessairement, quoique paradoxalement, à renforcer les frontières de l’inclusion. C’est à peu près ce que disait Abdelmalek Sayad sur l’effet miroir de la migration : si on considère le migrant comme exclu, il devient le miroir dans lequel l’intérieur est reflété exactement comme frontière. L’expérience de ces dernières années nous apprend que l’intérieur est à son tour de plus en plus fracturé. Bien sûr, il a toujours été fracturé, avec des lignes de couleur, des divisions de classe, de genre, mais dans la situation actuelle on ne retrouve plus de figures fonctionnant comme des points de référence normative qui permettent de recomposer ces perturbations. C’est ce qu’essaie de dire Border as Method avec le concept de multiplication : multiplications de figures, de positions subjectives.

Ma rencontre avec les migrants en 1993, sur le terrain politique, fut une rencontre avec la frontière. C’était à l’époque une position assez nouvelle. Chez les pionniers des travaux sur la migration, la question des frontières était virtuellement absente : ce n’était pas de l’aveuglement, mais la conjoncture était différente. Qu’on soit obligé de se confronter à la question de la frontière dès lors qu’on travaille sur les migrations marque bien la nouveauté de la situation actuelle. Aujourd’hui, la traversée de la frontière ne peut plus être pensée comme une expérience unique : la frontière vous suit, elle se reproduit dans les villes, dans les régions. Et c’est précisément ce qui produit les processus de multiplication des positions, des statuts, pour les migrants comme pour les citoyens.

« La frontière insaisissable entre intérieur et extérieur, entre inclusion et exclusion, est devenue cruciale. »
Le concept d’exclusion a été indispensable, mais je ne crois pas que du point de vue théorique il soit utile dans cette nouvelle conjoncture politique. Et c’est pour cela que nous parlons d’inclusion sélective, ou différentielle. Dans Border as Method, nous faisons d’ailleurs référence au vieux slogan repris par le mouvement des migrants mexicains aux USA « We Didn’t Cross the Border, the Border Crossed Us ! » (« Nous n’avons pas traversé la frontière c’est la frontière qui nous a traversés »). On le trouve d’ailleurs dans Machete, le grand film de Robert Rodriguez, qui nous a inspiré dans l’écriture de plusieurs chapitres. Il faut rappeler le contexte historique précis dont se nourrissent les luttes des Latinos aux États-Unis : le traité de Guadalupe Hidalgo de 1848, par lequel le Mexique cède plus d’un million de km2 aux États-Unis. Ce slogan peut donc prêter à des lectures nationalistes, mais il est pour nous particulièrement provocateur, précisément en ce qu’il capte cet aspect de l’être traversé par la frontière, qui concerne de plus en plus de gens.

Si on revient sur votre intervention au colloque Foucault(s) 1984-2014, on peut évoquer la « pensée du dehors » et considérer que, si dans l’espace global « il n’y a plus de dehors », tout se joue sur les différents degrés d’intériorité, donc d’inclusion différentielle… Giorgio Agamben, dans ses travaux sur l’état d’exception, ouvre la réflexion à la linguistique (et à Benveniste en particulier) en définissant l’exception comme forme d’exclusion. Cette définition s’approche-t-elle de celle de l’inclusion différentielle, et peut-elle nous aider à réfléchir sur l’ambiguïté de la logique inclusion/exclusion ?

Le problème, chez Agamben, est d’une part l’usage qui en a été fait quand on parle de frontières, de migrations, dans le domaine des refugees studies [8], d’autre part la façon dont il pense la souveraineté. Pour moi la souveraineté est un concept important, mais je ne crois pas que la reconstruction mythologique qu’Agamben développe à travers son dialogue avec Carl Schmitt [9] soit particulièrement utile aujourd’hui. Le même problème se pose avec le concept d’exception. La référence à Benveniste est importante car il pointe précisément le moment où la frontière entre exception et norme se brouille, et je crois que c’est exactement la situation dans laquelle on se trouve actuellement. On ne peut pas parler d’exception sans prendre en considération la norme. Qu’est ce que la norme ? C’est une question fondamentale. Dans certaines pages d’Agamben, l’emphase mise sur la vie nue, l’exclusion de la vie nue, l’exception, renforce l’image du citoyen à part entière considéré toujours comme la norme. Alors que cette image est au contraire en train d’être désarticulée, fracturée, démultipliée de l’intérieur, comme j’essaie de le montrer... Il est important de se rappeler cette relation entre exception et norme. En guise de provocation, je dirais que je m’intéresse plus à la variation de la norme, à la façon dont de nouvelles normes émergent à un niveau global, qu’à la reproduction continue de l’exception...

D’autres théories pensent également les frontières, par exemple la théorie du système-monde (TSM) d’Immanuel Wallerstein et Giovanni Arrighi. La différence tient-elle au fait que vous vous intéressez, au-delà de la division internationale du travail, à la production des subjectivités ?

La réponse courte est oui (rires). La théorie du système-monde est devenue de plus en plus importante pour moi ces dernières années, en particulier la version d’Arrighi dont le dernier livre, Adam Smith à Pékin [10], m’a époustouflé. Il essaie de repenser la théorie de l’hégémonie et s’efforce de dépasser la rigidité de la théorie des cycles hégémoniques développée dans la TSM. L’un des problèmes que nous avions en tête en écrivant Border as Method était le déclin de l’hégémonie états-unienne telle qu’Arrighi le décrit et l’analyse dans les quinze dernières années de sa vie. Si on en fait une question théorique et politique cruciale, il faut se demander ce qui vient après, et c’est en cela que son dernier livre est si passionnant : il montre les possibilités d’évolution non-linéaire, pas seulement le passage d’une hégémonie américaine à une hégémonie chinoise ou japonaise. Mais il est clair que d’autres outils théoriques utilisés par la TSM doivent être problématisés et approfondis. D’abord les concepts de centre/périphérie/semi-périphérie, d’une indéniable pertinence dans les années 1960, doivent maintenant être reproblématisés à l’aune de la multiplicité produite par la mondialisation contemporaine. Si on prend au sérieux l’idée que l’émergence des frontières ne s’organise pas autour d’un centre stable, tout devient plus compliqué. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de hiérarchies spatiales, c’est tout le contraire ! On est confronté à la multiplication des hiérarchies spatiales et aussi au changement radical de la notion même de territoire, ce qui interroge le concept de « territorialisme » si important dans la TSM. Encore une fois, cette multiplication des frontières qui accompagne la mondialisation amène à forger de nouveaux outils analytiques qui permettront de cartographier la multiplication chaotique des relations hiérarchiques entre les espaces.

Et bien sûr la notion de subjectivité est cruciale pour nous, et nous essayons de la prendre comme une perspective fondamentale au sein des crises et des réorganisations du système-monde capitaliste. Pour cela, nous nous penchons sur des débats plus techniques portant par exemple sur les chaînes logistiques, les chaînes de marchandises, les chaînes de valeurs.

On sait que l’approche marxienne accorde une place prédominante à l’histoire et aux temporalités. Vous essayez d’ajouter à cette dimension historique une dimension géographique et spatiale. Marx peut-il nous apprendre quelque chose sur les mobilités et la précarité ? Y a-t-il chez lui une théorie de la « production de l’espace » qui puisse nous être utile ?

Le dernier chapitre de mon livre sur Marx [11] s’intitule Marx à Alger, en référence aux célèbres essais de Mario Tronti, Marx in Detroit et de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Si Marx n’est jamais allé à Détroit, pas plus que Smith à Pékin, il est en revanche allé à Alger, quand il a découvert le Sud et l’Est à la fin de sa vie. Dans ce chapitre, je propose une élaboration de ce que vous appelez la « production de l’espace » à partir d’une réflexion sur la notion de marché mondial, notion déterminante chez Marx à partir des années 1840 : il a montré que chaque limite se présente au capitalisme comme un obstacle à dépasser. À partir de cette idée, nous avons forgé la notion de « frontières du capital ». Nous avons essayé de repenser la question posée par Arrighi et d’autres théoriciens en termes de « territorialisme » et de capitalisme, du point de vue des relations entre les frontières expansives du capital et la multiplicité des limites spatiales. Ceci amène à regarder l’histoire du capitalisme depuis le point de vue de son expansion et de ses relations compliquées avec les limites territoriales ; et j’aime à penser que c’est le genre de question que se posait Marx à Alger. On est alors obligé de problématiser l’une des hypothèses les plus importantes de Marx lui-même : le lien nécessaire entre le capitalisme et le travail « libre » salarié. Il n’a jamais remis en cause le fait que le capitalisme se caractérisait par la généralisation du travail « libre » salarié. J’ai essayé de suivre les indications de beaucoup de chercheurs post-coloniaux et en histoire globale du travail, pour montrer que, d’une certaine manière, le travail libre salarié comme standard ou norme est, historiquement et géographiquement, une exception.

C’est important pour penser la précarité et ses relations avec la mobilité. D’un côté la mobilité a toujours été essentielle dans la limitation du travail libre salarié. Cela a été un terrain crucial d’expérimentation pour d’autres formes de « captures » du travail vivant, c’est-à-dire de sa soumission à la logique du capital. Mais la précarité doit aussi être repensée hors de l’idée qu’elle est une exception au regard des standards instaurés par le fordisme. Il s’agit d’un côté de faire de la mobilité le point de vue central pour penser l’histoire et le présent du capitalisme, c’est-à-dire la prolifération des modes de capture du travail ; de l’autre la nécessité de repenser la précarité à l’extérieur d’une référence normative au fordisme.

« Aujourd’hui la traversée de la frontière ne peut plus être pensée comme une expérience unique : la frontière vous suit, elle se reproduit dans les villes, dans les régions. »
Quel sujet politique ? Si le sujet n’est plus le citoyen-travailleur de l’État-nation, qui devient le nouvel acteur des revendications et de la politique ? Vos travaux invitent-ils à dépasser la simple invocation negriste du « pouvoir de la multitude » ? Peut-on penser des formes d’organisation ? Existe-t-il des alliances stratégiques possibles entre les mouvements sociaux et le migrant comme sujet politique ? Est-ce ce qui a été tenté dans la Charte de Lampedusa de novembre 2013, ou dans la Charte européenne issue de la rencontre de Madrid de février 2014 [The New Abduction of Europe - Struggling for the commons in Europe]], et que vous abordez dans l’article « L’Europe terrain de luttes pour lever l’envoutement néo-libéral » [12] ?

C’est la question la plus difficile, je me la pose depuis des années, et on ne peut bien sûr y répondre que collectivement, et dans la pratique ! Mais il faut la mettre un instant de côté pour interroger les conditions matérielles dans lesquelles nous avons à nous la reposer sans cesse.

Le concept de multitude, tel qu’il a été élaboré par Toni Negri mais aussi par Paolo Virno et d’autres participants aux débats « post-opéraïstes », a été important pour penser la multiplication des formes de travail [Voir notamment S. Mezzadra, Combien d’histoires du travail ? Vers une théorie du capitalisme postcolonial.], mais il est devenu trop rapidement un slogan, le nom d’une solution, alors qu’il s’agit de poser un problème. En partant de la question de la multiplication du travail, nous avons essayé de conserver la problématique originale du concept de multitude, de mettre en lumière le fait que multiplicité et hétérogénéité sont des conditions fondamentales pour penser le sujet politique. Mais une fois ceci posé nous nous sommes attachés, dès la préface de Border as Method, à repenser le cadre général et à reposer la question de l’unité, c’est-à-dire de l’organisation, des institutions (au sens le plus général du terme), au-delà de l’hétérogénéité. Il faut souligner la tension très forte qui existe aujourd’hui entre d’une part des formes de travail multiples et hétérogènes (le travail vivant, pour utiliser la terminologie de Marx) et d’autre part des common powers au rôle sans cesse croissant (savoir, coopération, langage, etc.). Si on reformule cette tension en reprenant le terme de frontière, on peut dire que la multiplication des frontières traverse la crise de la composition du travail vivant, mais qu’il y a une sorte de « méta-frontière » qui régule et limite l’accès à ces common powers. Cette dernière rend possible la coopération de ces sujets multiples sous le contrôle du capital. Cette configuration nous impose de construire un « dispositif de couplage » (pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari) qui nous autorise à nous approprier différentes pièces de ce pouvoir global et commun.

Vous faites souvent référence dans vos travaux à l’« accumulation primitive », qui renvoie chez Marx à la période des enclosures [13] en Angleterre au XVIIe siècle, avec l’idée que ce phénomène marquerait l’origine du capitalisme.

C’est l’un des chapitres les plus impressionnants et les plus fascinants de Marx. Nous avons avec Brett essayé de repenser cette question du point de vue des frontières, et c’est très efficace ! Le phénomène des enclosures, qui marquerait la naissance de la propriété privée moderne, devient alors une ligne de démarcation, ce que les juristes romains avaient en tête quand ils parlaient d’une limitatio (littéralement : le tracé d’un limes, d’une frontière) de la terre commune, qui amènerait à l’établissement de la propriété privée. Regardez le rôle de l’État capitaliste moderne : il n’y a pas de constitution d’État sans tracé de frontières. Prenez ensuite le développement du capitalisme avec la colonisation : l’expansion coloniale détermine le tracé de lignes de démarcation entre l’intérieur et l’extérieur de l’Europe afin de distribuer le pouvoir colonial de manière inégale, préfigurant tout un ensemble de distinctions plus tard résumées comme celle « entre l’Ouest et le reste ».

Le point que nous avons critiqué est celui qui consiste à dire que l’accumulation primitive serait liée à la « préhistoire du capital » [14]. C’est un récit de transition : quand l’accumulation primitive est terminée, l’accumulation « normale » commence. Je pense qu’il est nécessaire de dire que l’accumulation primitive se réfère à un ensemble de technologies, de pouvoirs, de modes de capture du travail, d’activités économiques qui conduisent à se reproduire tout au long de l’histoire du capitalisme. C’est un point sur lequel insiste, parmi d’autres, David Harvey [15].

Cependant l’analyse de Harvey pose problème dans son approche du régime binaire dépossession/exploitation. Il faut repenser l’opposition qu’il fait entre accumulation par dépossession et accumulation par exploitation, pour plutôt penser la dépossession par l’exploitation, et l’exploitation par la dépossession (j’aime à croire qu’il serait d’accord !). Dans son ouvrage Le « Nouvel Impérialisme », la dichotomie binaire pose problème sur un plan politique et pas seulement théorique. En Amérique latine, où cette distinction a été très utilisée, cette dichotomie est visible sur les cartes : d’un côté exploitation dans les métropoles, de l’autre, dans les campagnes, luttes contre la dépossession (surtout contre les mines) et cette distance est difficile à surmonter politiquement si on privilégie la dichotomie dépossession-accumulation. Bien sûr il y a aussi des luttes contre la dépossession dans les métropoles, mais les frontières tendent à se reproduire elles-mêmes. On retrouve aussi l’accumulation primitive quand on parle de la « dimension extractive du capitalisme », une idée qui circule beaucoup en Amérique latine, où l’on prend la notion d’extraction en un sens à la fois littéral et figuré : de la mine à la finance.

Dans la mesure où la dépossession désigne une capture de richesse qui passe par des moyens extra-économiques (impôts, travail forcé, etc.), et l’exploitation une capture de richesse qui passe par le salariat, peut-on dire que la dépossession s’applique au migrant sans papiers et l’exploitation au travailleur-citoyen ?

J’aime beaucoup cette façon de poser la question, elle permet de repenser la dépossession par l’intermédiaire de l’exploitation, et rappelle la différence entre les deux sujets politiques. La question devient alors celle de l’espace dans lequel ils peuvent se rencontrer. Mais, une fois prises en compte ces différences entre les places et les expériences de ces sujets, il faut à mon sens dépasser la distinction trop rigide entre dépossession et exploitation. Pour le dire simplement, les sans-papiers sont eux aussi exploités, et les « citoyens-travailleurs » eux aussi dépossédés ! La question de l’espace où ces sujets peuvent perdre leur identité « cristallisée » et commencer à développer un langage commun devient une question de « traduction » de leurs propres expériences, autant qu’un problème d’organisation politique.

Notes :

[1Voir la video de l’action du 27 juillet 2003 à Bari-Palese.

[3Voir S. Mezzadra, Operaism and Post-Operaism in International Encyclopedia of Revolution and Protest, I. Ness ed., (Oxford Blackwell, 2009).

[4M. Davis, Le stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies Ordinaires, 2007.

[5W.E.B. Du Bois,Sulla linea del colore. Razza e democrazia negli Stati Uniti e nel mondo, recueil d’essais choisis et introduits par S. Mezzadra, Il Mulino, 2010.

[6W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk, 1903.

[7F. Douglass, The Color Line, 1881.

[8Pour une étude critique d’Agamben sur ces questions, voir P. Nyers, Rethinking Refugees. Beyond States of Emergency, Routledge, 2006.

[9G. Agamben, Le Règne et la Gloire, Éditions du Seuil, 2008.

[10G. Arrighi, Adam Smith à Pékin, Max Milo Éditions, 2009.

[11S. Mezzadra, Nei cantieri marxiani. Il soggetto e la sua produzione, Manifestolibri, 2014.

[13Le mouvement des enclosures, qui a duré du XVIe au XVIIIe siècle en Angleterre, a instauré le cadre légal de la propriété de la terre en excluant les villageois de l’usage des communs. Il est considéré comme le moment de l’accumulation primitive du capitalisme, obtenue par la désintégration de la gestion collective des terres et des forêts, dont l’usage servait les besoins de subsistance (Ndlr).

[14Voir S. Mezzadra, « The Topicality of Prehistory. A New Reading of Marx’s Analysis of “So-called Primitive Accumulation” », in Rethinking Marxism, 23 (2011).

[15D. Harvey, Le « Nouvel Impérialisme » : accumulation par expropriation, Actuel Marx-PUF, 2004.

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