La Provence et le traitement médiatique des violences d’Etat

Mardi 13 décembre, s’ouvre à la cour d’assises d’Aix-en-Provence le procès du flic qui a tué Yassin Aibeche en février 2013, à Marseille dans le 3ème arrondissement.
C’est un fait assez rare qu’un condé soit traduit en justice pour meurtre, qui plus est en cour d’assises. Et pour tant de tué.es par la police, combien de non-lieux prononcés par la justice ?
La police assassine, la justice acquitte… et l’appareil médiatique étouffe soigneusement les violences d’Etat. C’est encore ce à quoi se livre la presse quotidienne régionale quand elle relate l’histoire de Yassin. Alors, on produit ici une petite tentative d’analyse de texte.

La Provence, quotidien régional, fait donc paraître le 13 décembre 2016 un article sur le procès du flic, procès qui démarre le 13 à Aix-en-Provence. [1]

Le chapeau de l’article rappelle les circonstances du meurtre qui a eu lieu « dans une épicerie des quartiers Nord ». Le 107 boulevard Salengro, lieu où Yassin s’est fait tirer dessus avant de décéder à l’hôpital suite à ses blessures, est situé à exactement deux minutes à pieds du Dock des Sud. Lorsqu’un festival a lieu dans cette grande et chère salle de concert, la Provence mentionne-t-elle que la salle est située dans les « quartiers Nord » ? Question rhétorique. Non, évidemment. Cette dénomination est essentiellement utilisée pour recouvrir le meurtre d’un jeune homme par un flic d’une petite dose de délinquance, d’un petit air de « c’est les quartiers Nord, il devait avoir un casier ». Ensuite, l’article démarre :

« Ils s’étaient certainement croisés des dizaines de fois dans cette épicerie de quartier où ils avaient leurs habitudes. Sans se remarquer. Et puis il y a eu ce 14 février 2013. Peu avant minuit, les routes de Frédéric Herrour, policier marseillais de 39 ans et de Yassin Aibeche, lycéen de 19 ans, se sont percutées au "107" de l’avenue Roger-Salengro (Marseille 3e). Yassin est mort. Frédéric Herrour est jugé à partir de ce matin, par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône à Aix, pour "meurtre". ».

D’abord, de la romance. L’invention de ce qui ressemble presque à une vie commune, dans laquelle Frédéric (le condé) et Yassin (le lycéen) partagent des habitudes, un espace, un quartier. On remet les choses dans leur contexte : un flic et un habitant n’ont pas les mêmes habitudes dans un espace. L’un contrôle, l’autre se fait contrôler. L’espace public n’est pas un lieu neutre, de « vivre ensemble » entre tout le monde, déconnecté des rapports d’exploitation et de domination.

L’article continue sur sa lancée presque romantique, en faisant mention du jour du meurtre de Yassin, jour où sa route se serait « percutée » avec celle du flic inculpé. On dirait presque un hasard, un fait divers navrant, une histoire jamais vue où deux personnes se croisent, où malheureusement et incidemment, leurs routes se « percutent ». La route de la police a percuté la vie de beaucoup de monde ces dernières années (voir l’article de recensement des personnes tuées par la police [2] ), et il ne s’agit pas d’un hasard. C’est la fonction même de la police. Qu’une journaliste se permette de romancer une violence d’Etat contribue à la minimiser, à la transformer en « petite histoire », et à la vider de son caractère structurel. La police tue. On ne le répétera jamais assez.

Le phénomène de transformation d’une violence structurelle en « petite histoire » est ici semblable à celui opéré dans les récits de violences conjugales. On parle de « crime passionnel » pour ne pas parler de crime sexiste. Ou de routes qui se percutent pour ne pas parler de violence d’Etat.

Et puis il y a toujours cette utilisation partiale du principe de précaution journalistique par l’usage des guillemets. Le policier ne comparaît pas pour meurtre, il comparaît pour « meurtre ». Lors des passages en comparution immédiate des manifestant-e-s contre la loi travail, La Provence ne faisait pas preuve d’autant de précaution pour parler de leur comparution pour violences. Le guillemet, arme de remise en question typographique…

Continuons notre petite balade dans l’article.

« Jusqu’à vendredi, les jurés vont devoir examiner cette affaire délicate qui pourrait se résumer à une rixe mortelle pour un motif futile, entre un policier hors service, alcoolisé et dépressif, et un lycéen peut-être un peu trop arrogant, ou trop détendu, grâce aux effets du cannabis... Mais au-delà des faits, c’est tout un contexte qu’il faudra replacer et y intégrer les parcours de ces deux hommes aux trajectoires de vie différentes. »

Une affaire délicate. Un flic bourré tire sur un homme de 19 ans, qui décède des suites de ses blessures. Ici encore, on romance, pour ôter tout caractère structurel au meurtre de Yassin. Qui devient une « affaire délicate ». Ensuite, la journaliste commence à camper le décor. Le policier est tout de suite caractérisé comme « dépressif ». Les circonstances seraient donc à sa décharge. En gros, cela équivaut à dire « pauvre type, pas complètement responsable de son geste, guidé par un contexte bien malheureux ». Yassin lui, qui rappelons-le est la victime dans ce crime d’Etat, est « peut-être un peu trop arrogant ». Ce qui pour le journal, semble presque justifier d’une « perte de contrôle » de la part de l’agent. Et puis arrêtons-nous un instant sur le traitement des produits stupéfiants par le journal. L’alcool est ce qui minimise le geste de Frédéric Herrour. Pas de sa faute, il était ivre. Le cannabis, drogue que les journaux associent systématiquement aux habitants des quartiers populaires, est ce qui aggrave le « cas » de Yassin. C’est normal qu’il se fasse tirer dessus, il était défoncé.
Deux poids, deux mesures.
On pourrait pousser jusqu’à se demander si en ces temps d’islamophobie et d’état d’urgence, il ne fait pas meilleur effet aux yeux de l’Etat d’être ivre que d’être défoncé. Au moins, l’alcool, c’est bien de chez nous.

La suite, la suite ! La suite, c’est qu’on passe « au-delà des faits ». Pourquoi pas, mais rappelons-nous que pour le moment, il n’y a eu absolument aucune mention des faits. On sait que « des trajectoires se sont percutées », mais il n’y a nulle part été écrit que le 14 février 2013, Frédéric Herrour a tué Yassin Aibeche d’une balle dans le bas du dos.
Alors sans même raconter les faits, sans même faire d’information donc, la journaliste veut « intégrer les parcours des deux hommes aux trajectoires de vie différentes ».

Oui, on se doute que leurs trajectoires de vie soient différentes. C’est un fait difficilement contestable de dire que dans le capitalisme, les gens ne vivent pas les mêmes vies. Ici, ce retour sur les parcours des deux protagonistes vise bien évidemment à amoindrir le geste du dépositaire de l’ordre public. On apprendra par exemple qu’il s’était séparé de sa compagne, et qu’il était désespérément seul. Yassin n’a pas droit à la même biographie. On saura simplement qu’il fumait des joints, et que son frère a un casier. Cette mention du casier de Karim, le frère de Yassin, a d’ailleurs immédiatement été écartée par l’enquête. Mais pourquoi ne pas la citer, après tout, cela campe le décor. Et fait planer, ici encore, une petite routine désormais bien familière, la ritournelle du « il l’a bien cherché ».

La suite de l’article n’apporte rien de plus à notre analyse. Quand même, ajoutons à ça quelques citations de l’article du 14 décembre, du lendemain donc, jour de démarrage du procès.

« Assises d’Aix : les complexes d’infériorité du policier accusé du meurtre d’un lycéen » (pauvre policier, heureusement que la Provence est là pour psychologiser un peu les violences d’Etat).

« Avec ses lunettes, sa chevelure grisonnante, son petit gabarit et sa voix pâteuse dûe aux antidépresseurs, Frédéric Herrour, 45 ans, n’a pas vraiment l’allure du cow-boy. »

Et enfin, l’avant-dernière phrase de l’article fera office de conclusion, tant elle parle d’elle-même.

« "La consommation de bière peut-elle avoir un impact sur la perception de la réalité dans un contexte de rixe ?", tente la juge. "Bien sûr", rétorque le psychiatre. "Si la légitime défense n’a jamais été invoquée, enchaîne en défense Me Molina, il n’en demeure pas moins que les faits s’inscrivent dans un contexte défensif. Dans sa tête, il a pu se dire qu’on voulait se payer un policier." Et il ne s’est pas senti à la hauteur de se défendre tout seul... »

Soutien aux familles et aux proches des personnes tuées par la police, prenons la rue pour lutter contre les violences policières.

Notes :

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