Combien de temps encore quelques traces frauduleuses d’ADN justifieront une détention provisoire ?

Alors qu’à travers la France les forces de l’ordre s’agitent férocement pour défendre le régime, S. dort en détention provisoire depuis le 27 mars 2018 à la maison d’arrêt de Limoges. Accusé d’avoir incendié des véhicules de la gendarmerie à la caserne Jourdan de Limoges, il est retenu pour quelques traces d’ADN frauduleusement obtenues. Seul élément à charge dans un dossier lourd de milliers de pages qui justifie pourtant de le garder à l’ombre. Y restera-t-il jusqu’à la fin de l’enquête, qui devrait durer plusieurs mois encore ?

Article paru sur le site labogue.info

En mots et en actes

A l’heure où la France s’embrase, la répression policière et judiciaire s’abat sur le mouvement des gilets jaunes et associé·e·s. Dans la rue, la police fait son boulot. Par tous les moyens, maintenir un ordre inique et contesté : arrestations préventives, gaz en masse, tabassages, grenades par milliers ; les blessures physiques ou psychologiques s’accumulent. À Marseille une femme de quatre-vingts ans est morte après s’être pris une lacrymo dans la tête, dans son appartement au quatrième étage, tandis qu’à Toulouse, une autre personne a passé une dizaine de jours dans le coma suite à un tir de flash-ball. Dans les tribunaux, les peines s’entassent : prison ferme, travail d’intérêt général (TIG), interdictions de manifestation. La terreur instillée dans la rue se poursuit dans les palais de justice.

Il semble bien que la marche de l’époque ne convienne plus à nombre d’entre nous, au point de prendre le risque de la mutilation policière ou de l’enfermement pour le crier haut et fort, en mots et en actes.

Sous certains aspects cela n’est pas sans rappeler le printemps 2016 et ses mobilisations contre la loi Travail. Après des mois de mobilisations et des centaines de blessé·e·s, les forces de l’ordre s’indignent qu’on puisse les haïr, et se regroupent place de la République pour dénoncer la haine antiflics. Point trop n’en faut.
Un contre-rassemblement est appelé, lequel, parti en cortège sur le quai de Valmy, croise la route des pandores. Ni une ni deux, la voiture part en fumée, sous les crépitements des flashs des journalistes alors présents en nombre.
Dans la foulée, une enquête est ouverte pour « tentative d’homicide », qui sera ensuite requalifiée en « participation à un attroupement violent ».
Au terme de quelques mois d’investigations dans ce qu’on nomme alors « l’affaire du quai de Valmy », plusieurs personnes sont arrêtées et certaines d’entre elles placées en détention provisoire en attente du procès, qui aura lieu en septembre 2017.

Solidarité

Au cours de la période allant des arrestations au procès, une vague de solidarité s’exprime avec les inculpé·e·s. Pour celles et ceux qui ont vécu le mouvement il s’agit de maintenir les liens tissés durant la mobilisation, face à la répression de l’État, ses bricolages romanesques, ses fables judiciaires et ses mensonges éhontés. Cantines de soutien, discussions, banderoles, actions directes, les moyens sont à l’image du mouvement, divers et variés.
Pendant la semaine du procès, cinq véhicules de la gendarmerie sont incendiés à Limoges. Le communiqué revendiquant l’action, signé de « Gendarmes exilés », rappelle la violence des forces de l’ordre et les divers assassinats qu’elles ont pu perpétrer, Adama Traoré ou Rémi Fraisse en tête. Ils y affirment :

Nous quittons la gendarmerie, car nous ne voulons plus tuer, mutiler, réprimer, contrôler, obéir.
Depuis l’assassinat de Rémi Fraisse nous nous sommes réunis pour réfléchir ensemble sur le sens de notre métier de gendarmes mobiles.
Le meurtre d’Adama Traoré a confirmé nos doutes sur la pertinence de notre mission.
Nous ne voulons plus tabasser les manifestant·e·s lors des manifestations.
Nous ne voulons plus terroriser la population en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane.
Nous ne voulons plus servir de garde-chiourme dans les tribunaux.
Nous ne voulons plus faire office d’armée d’occupation en banlieue ou dans les anciennes colonies.
Nous ne voulons plus obéir aux politiciens et servir de bras armé du Capital.
Nous ne voulons plus de chef du tout. [1]

Piteux contes policiers

Il va sans dire que ce n’est pas vraiment du goût de la maréchaussée. Une instruction est alors ouverte pour « association de malfaiteurs » sous la direction de Mme Catherine Dayre, juge d’instruction au tribunal de grande instance (TGI) de Limoges.
Le chef d’inculpation paraît presque banal tant il resurgit les dernières années pour épier et écraser les mouvements contestataires, à Paris, Rennes, Lyon ou encore Bure.
Datant de la fin du XIXe siècle, l’inculpation pour « association de malfaiteurs » est construite avec les « lois scélérates » pour casser le mouvement anarchiste et ses soutiens, alors galvanisés par l’expérience récente de la Commune de Paris. Ce qu’elle vise à réprimer ce ne sont pas des faits, mais bien des intentions. Définie comme « entente en vue de commettre » elle permet aux pouvoirs publics d’établir une surveillance très large, cartographiant les réseaux de solidarité, fantasmant de prétendues organisations révolutionnaires ou crapuleuses, loin de faits réellement établis et sans besoin de preuves matérielles. [2]

Pourtant, et malgré les moyens déployés, à Limoges, un mois après les incendies, l’enquête piétine.

Les prélèvements ADN ne donnent rien ou si peu. Quelques traces sur un portail extérieur de la gendarmerie qui, comparées au FNAEG [3], semblent correspondre à d’autres retrouvées en 2015 lors d’une action de solidarité avec les expulsés de Calais à Toulouse. [4]

Qui pouvait donc se trouver à Limoges en 2017 et à Toulouse en 2015 ? Après recoupement appuyé sur les fiches du renseignement, les gendarmes ont bien un suspect en vue : S., fiché comme militant depuis des années, ayant toujours refusé de donner son ADN, habitant près de la caserne Jourdan, installé à Limoges depuis près de deux ans mais ayant vécu à Toulouse. Cependant la surveillance ne donne rien, rien d’autre qu’une vie désespérément « normale ».

Les gendarmes sont survoltés, ils trépignent. Pris pour cible par l’action et son communiqué, ils en font une affaire personnelle, une revanche à prendre.
À la fois partie civile et enquêteurs, ils n’en sont pas à une mauvaise foi près. Ils supplient alors la juge de leur accorder une faveur : transgresser sa propre loi et autoriser la prise d’ADN sans consentement, tout en affirmant que cette vie si anodine ne peut que cacher des intentions criminelles. On croit marcher sur la tête.
Sensible au dépit des enquêteurs, la juge ne peut que satisfaire leur demande. Les gendarmes s’empressent alors de voler de l’ADN sur le vélo de S., alors qu’il est à un cours de salsa. Quand les résultats tombent, ils jubilent : l’ADN pris sur le vélo correspond bel et bien aux traces retrouvées sur le portail extérieur de la caserne. [5]
Malgré les largesses de la magistrate, les gendarmes en veulent plus, toujours. À Noël 2017, ils vont même jusqu’à sonoriser l’appartement du suspect, après avoir placé ses éventuels « complices » (entendre ici « ses amis » ) et leurs entourages sous écoute et surveillance.

Le 27 mars 2018 l’enquête se dévoile au plein jour. A 6 h 05 pétantes, les portes tombent, les perquisitions sont lancées - Limoges, Amiens, Toulouse -, l’action est coordonnée : ordinateurs, téléphones et clés USB sont, entre autres, mis sous scellés. Trois personnes sont placées en garde à vue (GAV) dans des gendarmeries de la Haute-Vienne (Limoges, Amabazac et Aixe-sur-Vienne) pour participation à la fameuse association de malfaiteurs sur la base de leurs profils militants et de leurs relations avec S. La machine à fantasme policière tourne à plein régime et chaque personne se voit attribuer un rôle : logisticien, informaticienne, messager, communiquante.
Durant l’interrogatoire, les questions posées sont bien loin des faits reprochés : amitiés, revenus, véhicules, opinions politiques, conversations téléphoniques, activités militantes, voyages, les vies sont passées au peigne fin. Tout semble pouvoir devenir incriminant.
Il faut bien qu’ils justifient salaires et moyens ces enquêteurs. Pour ça, ils sortent leur plus belle plume, sans grande originalité d’ailleurs. C’est ainsi que, remixant les éléments connus de la vie de S., ils rejouent le coup, bien connu maintenant, du parcours de radicalisation, remontant même dix ans en arrière à un mémoire universitaire dans lequel les brigades anticriminalité (BAC) étaient vivement critiquées.

Si deux personnes sont relâchées à l’issue de leurs garde à vue, par manque d’éléments probants, S. est lui retenu, principalement pour ces quelques traces d’ADN et son « appartenance idéologique ». Après près de quatre jours d’une GAV criminelle, il est incarcéré en détention provisoire et l’accusation est requalifiée en « destruction en bande organisée ».

Détention provisoire

Neuf mois que ça dure. Pas de date de procès. Pas la moindre explication. Toutes les demandes de mise en liberté (DML) ont été rejetées, au motif que des preuves pourraient disparaître, que des complices pourraient s’entendre ou que l’ordre public pourrait être troublé. Ce qui est sûr, c’est qu’ils cherchent encore les autres membres de cette supposée bande : au moins une personne est actuellement recherchée.
Les enquêteurs travaillent dans l’ombre, loin du raffut médiatique, évitant ainsi la mise en place d’une solidarité publique. Ils veulent à tout prix se protéger de l’amalgame avec l’affaire Tarnac, dont le procès a eu lieu la semaine des arrestations et qui a dévoilé le ridicule de la procédure judiciaire et ses constructions narratives. Pour eux, pas question que se mettent en place des comités de soutien. [6]

A l’heure actuelle, près de 30 % de la population carcérale est incarcérée sans avoir eu de procès, retenue en détention provisoire ou préventive, attendant un jugement qui confirmera souvent la peine déjà effectuée. S. est de ceux-ci.
En grande fan de Renaud, la juge le maintient en détention, seul inculpé d’une « bande organisée ». S. serait-il une « bande organisée à lui tout seul » ?

Depuis, toutes les initiatives de soutien sont dans le viseur. Rassemblements et soirées de solidarité sont surveillés, parfois photographiés et les nouvelles pièces ainsi créées versées au dossier. Les parloirs sont écoutés et les personnes qui s’y rendent sont filées à leur sortie. La liste des personnes sous surveillance dans cette affaire ne fait que s’allonger tandis qu’on apprend que les enquêteurs tentent de construire des liens à travers la France entière, reliant des affaires a priori sans lien.

Bataille judiciaire

Un an jour pour jour après le prélèvement illégal de son ADN, S. et ses avocats ont déposé une requête en nullité à la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Limoges. La requête s’appuie sur l’article 706-56, I al. 5 du CPP (code de procédure pénal) qui stipule qu’il est interdit d’obtenir l’ADN d’un individu sans son consentement, à moins qu’il n’ait été condamné pour des actes criminels, ce qui n’est pas le cas de S.
Le 29 novembre cette requête a été rejetée sans que l’on ne sache pourquoi.
L’affaire ne s’arrête pourtant pas là, une nouvelle demande de mise en liberté a été déposée le jeudi 13 décembre, tandis qu’un pourvoi en cassation est en cours et devrait être instruit début 2019. L’enjeu est de taille : faire sortir S. de l’isolement carcéral, enrayer la logique judiciaire, gagner une jurisprudence qui pourrait profiter à tout le monde et affirmer le refus du fichage génétique de la population.

Dans le droit, l’ADN seul ne peut pourtant pas constituer une preuve. Considéré comme un indice, il est néanmoins largement utilisé pour justifier des détentions, comme c’est le cas ici. En effet, l’indice ADN, articulé à une belle histoire consciencieusement bricolée par la police, suffit très souvent à faire preuve et à convaincre la juge. [7] Faut-il ici rappeler que si l’ADN a été introduit dans les procédures judiciaires sous prétexte de traquer les pédophiles, il est aujourd’hui étendu à l’ensemble de la population et prélevé à la moindre interpellation ?
La répression agit toujours de la même manière, se construisant depuis les marges pour ensuite s’étendre à l’ensemble du social. C’est par exemple le cas des brigades anticriminalités (BAC), ces bandes assermentées et ultra-violentes si nombreuses durant les manifestations. Elles sont en fait issues des anciennes brigades coloniales, importées en France pour faire du chiffre et gérer les damnés de la terre parqués dans les banlieues pauvres, véritables laboratoires de la répression d’État. [8]

À l’heure où l’État s’engage dans la construction de 33 nouvelles prisons, la justice enferme de plus en plus. Distribuant les peines à la chaîne dans les usines à gaz que sont les chambres de comparutions immédiates où, fabriquant des coupables dans des enquêtes aussi longues que hasardeuses, la logique reste la même. Le grand théâtre judiciaire rejoue inlassablement la même scène : écraser ce qui dépasse, briser des vies et rappeler à l’ordre tous les réfractaires à la marche de ce monde.
Rassemblons-nous

Leurs intimidations et leurs humiliations ne fonctionnent que jusqu’au moment où, brisant l’isolement répressif et refusant les catégories du pouvoir (bon ou mauvais militant/citoyen/... violent/non-violent...) nous nous tenons solidaires face aux constructions policiaro-judiciaires.

Sans surprise la demande de mise en liberté du 13 décembre 2018 a été refusée, S. et ses avocats ont fait appel de la décision et l’audience aura lieu le 10 janvier, à 8h30. En soutien, un appel est lancé à se rassembler devant la cour d’appel (place d’Aisne), l’audience sera ouverte selon le bon vouloir du juge.
Le pourvoi en cassation est lui aussi en cours. L’audience devrait avoir lieu d’ici au printemps.

D’ici là, soyons nombreux et nombreuses à se rassembler devant la cour d’appel de Limoges, 17, place d’Aine, et partout ailleurs pour l’appel de la demande de mise en liberté et pour soutenir S face à la mécanique judiciaire.

Si l’on récapitule cette affaire rocambolesque ça donne : un incendie de véhicules de gendarmerie la nuit du 17 septembre 2017 ; une instruction pour association de malfaiteurs ; des gendarmes enquêteurs ; le fantasme de l’ultragauche anarchiste ; les fiches de renseignements et des traces d’ADN qui ne font pas preuve ; une surveillance déployée tous azimuts qui ne donne rien qu’un dossier plein de vide ; des perquisitions, des gardes à vue et une personne inculpée seule dans une bande organisée. Malgré tout, S. encore en détention pour une accusation bien fragile. Pour combien de temps encore ?

Pour plus d’infos ou pour envoyer du soutien : unebandeorganiseealuitoutseul@riseup.net

Plus de précisions concernant les dates d’audiences et les rassemblements de soutien à venir.

Ci-dessous, l’intégralité du communiqué revendiquant l’incendie de véhicules de gendarmerie dans la caserne Jourdan :

Dans la nuit du 18 septembre 2017, nous, ex-gendarmes de l’escadron de gendarmerie mobile 41/2 avons décidé collectivement d’incendier trois fourgons de GM et deux bus de gendarmerie stationnés dans l’enceinte de la caserne Jourdan à Limoges.
Par ce geste, nous quittons définitivement la gendarmerie.
Nous souhaitons également adresser toute notre solidarité aux inculpé-e-s dans l’affaire de la voiture de police brulée quai Valmy, dont le procès commence aujourd’hui, 19 septembre 2017 à Paris.

Nous quittons la gendarmerie car nous ne voulons plus tuer, mutiler, réprimer, contrôler, obeir.
Depuis l’assassinat de Rémi Fraisse nous nous sommes réunis pour réfléchir ensemble sur le sens de notre métier de gendarmes mobiles.
Le meurtre d’Adama Traoré a confirmé nos doutes sur la pertinence de notre mission.
Nous ne voulons plus tabasser les manifestant-e-s lors des manifestations.
Nous ne voulons plus terroriser la population en Nouvelle-Calédonie ou en Guyane.
Nous ne voulons plus servir de garde-chiourme dans les tribunaux.
Nous ne voulons plus faire office d’armée d’occupation en banlieue ou dans les anciennes colonies.
Nous ne voulons plus obéir aux politiciens et servir de bras armé du Capital.
Nous ne voulons plus de chef du tout.
Notre caserne est une prison, cette mutinerie est un premier pas vers la conquête de notre liberté.
Nous appelons tous nos collègues, qui du haut de leur appartement de fonction, ont pu contempler le feu de joie de la nuit dernière, à nous rejoindre.
Répandez la RAGE !
Révolte Anarchiste des Gendarmes Exilés.

[

Notes :

[1Pour lire le communiqué dans son intégralité : https://www.nantes.indymedia.org/articles/38560.

[3FNAEG : Fichier national des empreintes génétiques.

[4En l’occurence le déménagement du siège toulousain de feu l’UMP.

[5A ce sujet, lire le texte Limoges, chronologie d’une farce judiciaire https://labogue.info/spip.php?article292&lang=fr

[6Voir les déclarations de la gendarmerie dans la presse au lendemain de la mise en examen : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/haute-vienne/limoges/voitures-gendarmes-incendiees-limoges-affaire-sensible-1452967.html

[8Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012.

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