Notes sur le mouvement contre la réforme des retraites – Hiver 2019-2020

Quelques mois avant la crise du coronavirus, qui a focalisé toute notre attention durant l’année 2020, s’est jouée une autre séquence politique importante, la lutte contre la réforme des retraites. Dans ce texte, nos camarades de Carbure reviennent sur les enjeux principaux du mouvement autant que sur les raisons de son relatif échec. Si les manifestations furent assurément massives, et que la grève des transports a réussi son objectif de paralysie de la vie du pays pendant plusieurs semaines, il n’a concerné en grande majorité qu’une mince fraction du prolétariat, travaillant principalement dans les services publics, sans que le reste de la classe, généralement plus précaire, ne puisse suivre. Pourquoi ? Éléments de réponse.

La lutte contre la réforme des retraites et la manière dont elle a été conduite, la réforme elle-même et la manière dont elle a été conçue et appliquée, nous laissent un sentiment contrasté. D’un côté, un sentiment de déjà-vu, voire de répétition : jusqu’à l’utilisation du 49.3 en fin de mouvement, qui avait également marqué un temps fort du mouvement contre la loi Travail en 2016, et suscité les mêmes réactions de démocratisme indigné, tout nous replace dans la temporalité connue des luttes qui se calquent sur l’agenda législatif tout en prétendant remettre en cause la démocratie parlementaire telle qu’elle existe actuellement.

Outre cet événement symbolique, et de peu d’importance eu égard au contexte dont il découle, on pourrait mentionner la plupart des caractéristiques de cette séquence politique pour soutenir l’idée d’une pure et simple répétition : le gouvernement soucieux de mettre fin légalement à l’exception sociale française, qui est en réalité, pour une large part de la population, déjà mort.

Prenons l’exemple du mouvement contre la réforme El-Khomri en 2016. Dans un contexte d’offensive libérale à travers de nombreux pays (Jobs Act en Italie, lois Hartz en Allemagne, etc.), la primauté subsistante du code du travail sur les conventions collectives d’entreprise était une exception française, par rapport aux États-Unis, au Japon ou encore au Royaume-Uni. Toutefois, même dans les pays disposant d’une forte couverture par branche sur le plan législatif, la précarisation du travail (si l’on comptabilise seulement 15% de CDD et d’intérim dans l’emploi total, on constate que cette proportion est en augmentation constante, et tend à devenir la règle dans les nouvelles embauches) entraîne une pression sur les modalités de l’emploi. Malgré cela, les entreprises françaises perdent en compétitivité depuis 2008 (17,3% en 2000 contre 13,6% en 2017), ce qui entraîne une réaction du gouvernement avec la loi Macron (généralisant le travail du dimanche) et surtout El-Khomri, pour rattraper le retard juridique sur les pratiques réelles sur le lieu de travail. Il n’y a eu mobilisation que dans les secteurs où la loi était une attaque à la fois contre les syndicats et contre les travailleur·ses, ou à des endroits où des luttes sectorielles pouvaient se rattacher au mouvement opportunément.

Dans la majorité des secteurs, les négociations se jouaient déjà en dehors de tout rapport juridique car le rapport de force y est largement en faveur du patronat (faiblesse de la représentativité syndicale, menace de la précarité suite à la « flexibilisation du marché du travail », etc.) En ce sens, c’est davantage la valeur symbolique du code du travail et la gestion répressive des manifestations qui ont dramatisé l’ampleur du mouvement. L’opposition syndicale et le mouvement social qui ont lutté pour résister à cette logique libérale et préserver les acquis, les ont présentés idéellement comme relevant de l’intérêt général masquant ainsi qu’ils étaient pratiquement la défense de certaines franges de travailleur·ses, encore plus ou moins épargné·es, essentiellement concentré·es dans le secteur public. L’équation défense du service public – défense de l’intérêt général – défense de tous les travailleurs joue alors un rôle de moteur idéologique pour des luttes qui échouent à saisir leur particularité, et dont les acteurs ne cessent de s’étonner de leur isolement et de la difficulté à étendre le mouvement.

De fait, les secteurs les plus investis dans la lutte ont surtout été la SNCF, la RATP et d’autres « bastions » du vieux mouvement ouvrier, mais la grève n’a que très peu impacté le secteur privé, en-dehors de quelques raffineries. Et surtout : quelle que soit la radicalité de sa contestation, le mouvement semble voué à la défaite. Aucun des gouvernements successifs n’ayant cédé face à un mouvement social d’ampleur depuis le plan Juppé il y a 25 ans, ce qui tenait lieu de « dialogue social » auparavant semble avoir définitivement disparu face à la cadence effrénée de réformes imposées par la tendance à la libéralisation.

Sur la base de cette description générale, il est tentant de dire que cette séquence politique ne fait que concentrer la plupart des traits dominants de la période actuelle, tels qu’ils existent dans le contexte français. Il est tentant de se rapporter à ce qu’il se passe en montrant que, en dépit des enthousiasmes suscités par ce mouvement (« le plus long depuis 95 » a-t-on entendu dire, en oubliant au passage le mouvement des Gilets Jaunes, qui ne se rattache pas à l’imaginaire d’une classe ouvrière organisée), c’est bel et bien le même manège qui se joue entre République et Nation. Si tout cela est tentant, c’est d’abord parce que c’est rigoureusement vrai. Ce mouvement (on verra plus en détail pourquoi) n’a pas été autre chose que le sketch syndical qu’on a toujours connu, et qui a pris une nouvelle forme depuis, disons 2016. L’attaque constituée par la réforme, elle, n’est certainement pas une attaque « inédite » contre « nos droits », mais se tient dans la droite ligne de ce que les gouvernements s’attachent à faire depuis quelques années : imposition d’une politique libérale, démonstration que, selon le mot de Woerth en 2010 « faire la grève ne sert plus à rien », caractérisation des syndicats contestataires comme freins archaïques à la modernisation, voire comme « radicaux » à réprimer, etc. D’un côté comme de l’autre, méthodes et objectifs restent identiques.

Répétition donc. Mais d’un autre côté, il est très manifeste aussi que la répétition des mêmes choses n’est pas sans effet à terme. En effet, répétition vaut affirmation, consolidation et ce sont alors des tendances que l’on peut voir s’installer. Bref : même si on n’est pas très surpris par le déroulement de cette lutte, on ne peut pas se contenter d’un « on l’avait bien dit ». Ce passage à la constitution de quelque chose comme une « tendance » est ce qui motive notre sentiment contrasté. D’un côté : déjà vu, de l’autre : ça n’était quand même pas comme ça avant 2016. Pour le dire simplement : on n’a jamais vu les flics d’aussi près et aussi souvent dans les manifestations, le « non » du gouvernement n’a jamais semblé si frontal et si autoritaire, le roulage de mécaniques de la CGT aussi vain. Si le déroulement de la lutte semble répondre à un schéma préexistant et mettre en œuvre les mêmes modalités tactiques, la gestion des mouvements sociaux a évolué en se montrant toujours plus inflexible. Après la condamnation de l’État français par l’ONU et le Défenseur des Droits pour des faits de violences policières, on ne peut que constater que les techniques de maintien de l’ordre (qui ressemblent de plus en plus à des façons de semer le chaos) ont intensifié leur pression sur les défilés, et que le recours aux grenades lacrymogène ou aux lanceurs de balle de défense est devenu systématique, tout comme les charges sauvages en plein cœur de manif, etc. Et au fond, on voit bien que quelque chose s’est reconfiguré, et resolidifié autrement.

Bref : si au fond rien ne change – ce mouvement ne change pas la donne, il ne porte rien de nouveau, et même le très humble désir de « recomposer les forces de gauche » n’a pas abouti – le « ça ne change pas » doit être envisagé positivement, dans ce qui est produit de neuf comme dans la direction prise. Le projet de loi lui-même illustre cela : si la baisse du salaire indirect n’est pas une nouveauté, l’indexation des cotisations sur les variations du marché par le flottement du point, la sortie programmée de masses de travailleur·ses du système des retraites et conséquemment le projet de précarisation généralisée des actifs âgés que cela constitue, la généralisation de la capitalisation (pour ceux qui pourront se le permettre), créant à terme un afflux de liquidités supplémentaires sur les marchés financiers, etc., tout cela tend à nous projeter dans une réalité qui pour être nouvelle dans le contexte français n’en est pas moins pourtant déjà existante, celle du capitalisme effectivement restructuré.

Comparée à la désorganisation et à la spontanéité du mouvement des Gilets Jaunes, ce qu’on a appelé « la bataille des retraites » s’est menée comme une bataille de l’âge classique, avec des généraux poussant sur la carte des unités ayant chacune leur rôle, avec des objectifs clairement identifiables et des combats obéissant à des règles précises.

De la part du gouvernement, d’abord, il s’est agi de frapper un grand coup en imposant une réforme largement impopulaire, qui cache à peine sa nature austéritaire et inégalitaire, et veut brutalement entériner, par son caractère symbolique comme dans les faits, la fin de l’exception sociale française – ou de ce qu’il en reste – pour confirmer la nature purement libérale de la gestion de la société par l’État. Ceux qui sont entrés en lutte, c’est-à-dire principalement les salariés de la fonction publique et leurs syndicats, se sont montrés parfaitement conscients de cet enjeu, et ont fait de la résistance à cette logique libérale le principal mot d’ordre du mouvement.

À ce projet de libéralisation de la société, s’est opposée symétriquement la mise en avant d’un « modèle social français » déjà largement mis à mal par les libéralisations et privatisations de ces dernières années. Pour les syndicats de cheminots en particulier, la défaite de 2018 sur l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire a laissé un goût amer, et cette bataille a pris la dimension d’une revanche. La question des retraites recouvre des enjeux symboliques importants, qui ont trait à la définition des relations entre le travail et la vie sociale en général, ainsi que la considération de l’État pour « ceux qui bossent ». La bataille des retraites est alors devenue le lieu d’enjeux multiples pour les belligérants.

Comme souvent dans une bataille, l’avantage revient à celui qui a l’initiative, dans ce cas le gouvernement. Du côté des syndicats en lutte et plus largement à gauche, les perspectives positives ont paru se cantonner, à travers la revendication unique du retrait, à la défense et à la préservation d’un modèle social français qui, pour une grande part de la population active, n’est déjà plus que le souvenir d’une époque révolue.

Ainsi, lorsque gouvernement et syndicats de la fonction publique parlent « carrière complète » et « annuités », que peuvent bien entendre des travailleurs qui n’ont d’autre « progression de carrière » que le SMIC à vie, qui s’endettent à taux variable pour finir le mois, et pour lesquels une année travaillée compte souvent un tiers ou plus de chômage, voire simplement de non-travail ? Ces inégalités-là, sur lesquelles le gouvernement joue cyniquement, sont masquées par le fait que les syndicats de la fonction publique défendent effectivement des salarié·es dont l’emploi est sécurisé, qui peuvent réfléchir en termes de carrière, envisager les choses sur la durée. C’est aussi ça, la lutte des classes, et ces salarié·es n’ont rien de privilégié·es, mais la défense de la retraite de ceux-là tend à masquer ce fait que pour d’autres, réforme ou pas, 43 années de cotisations signifient simplement que la retraite n’arrivera jamais. Pour le gouvernement, l’enjeu est là, plus que d’en finir avec un système social à la française déjà moribond dans les faits ; et pour les syndicats, le contenu véritable de la discussion est de déterminer lesquels, parmi leurs adhérents, par tranche de générations, bénéficieront encore de l’ancien système, et lesquels devront monter dans la charrette du travail à vie.

Ces enjeux sont certes importants pour les travailleur·ses de la fonction publique, mais pour des masses de travailleur·ses précarisé·es, la lutte qui disparaît, entre autres, est celle qui pourrait être menée autour d’un minimum vieillesse garanti à un niveau décent, comme seule option réaliste. Il pourrait aussi être question de la prise en compte des périodes de chômage pour la retraite, du niveau et des conditions d’octroi de ces allocations, des minima sociaux, etc. Tous ces éléments ont eux aussi subi des attaques sans précédent de la part du gouvernement, dans un silence presque total : un mouvement social qui défendrait vraiment tout le monde devrait a minima aborder ces questions. Mais tel n’est pas le cas. Les travailleur·ses précaires, dont la condition tend pourtant à se généraliser, disparaissent dans le mouvement tel qu’il existe, qui porte au contraire en avant les personnels de l’Opéra de Paris, les avocats ou les pompiers, tous secteurs qui ont à défendre des conditions extrêmement particulières. On peut apprécier le sens de la solidarité des danseuses de l’Opéra de Paris, mais la question de la retraite à 40 ans n’est pas vraiment à l’ordre du jour.

Le fait de poser la situation des salarié·es du public comme norme est évidemment produit par le fait qu’en France, seul·es les salarié·es de la fonction publique ont aujourd’hui les moyens d’entrer dans des mouvements de grève massifs à portée politique (ce qu’on appelle des « mouvements sociaux »).

Cela conduit à l’exclusion effective du champ de la lutte d’un prolétariat dont la situation – et donc le rapport aux luttes – n’ont plus rien à voir avec ceux des salarié·es de la fonction publique. Car si une défaite syndicale sur la question des retraites représente effectivement une défaite pour beaucoup de monde (en tout cas pour la partie la plus intégrée de la classe ouvrière et les petites classes moyennes), les syndicats de la fonction publique ne représentent pas « tout le monde », loin s’en faut.

Le mouvement de l’hiver 2019-2020 porte cette contradiction : vouloir représenter l’intérêt général à partir de la lutte particulière menée par le secteur public. Cette contradiction éclate dans l’impossibilité de faire entrer ce qu’on appelle « le privé » – c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs·euses – dans la lutte.

Ce qu’on appelle « modèle social français », et qui est en voie de disparaître, reposait sur des caractéristiques appartenant à une époque révolue. Construit après-guerre, dans un pays qui devait investir rapidement et massivement dans ses infrastructures matérielles et sociales, ce modèle de développement s’est étendu selon la logique et dans les conditions du compromis fordiste. Centré nationalement, il s’appuyait sur une hausse de la productivité se traduisant en hausses des salaires, sur une masse de main-d’œuvre faiblement qualifiée et une situation de plein emploi, sur une économie domestique basée sur le salaire masculin et le travail domestique féminin. Prétendre reproduire ce « modèle » (à supposer que cela soit souhaitable) en dehors de cette situation particulière est évidemment impossible, et c’est bien ce pourquoi tous les discours qui promeuvent le fameux Programme national de la Résistance, qu’on nous sert jusqu’à l’écœurement, ne peuvent se jouer que sur le mode de la nostalgie, et se tenir au nom de valeurs éternelles, sans possibilité de s’incarner dans des politiques effectives. Pour cela aussi, on a beau s’opposer aux « contre-réformes » gouvernementales (comme si le mot « réforme » ne pouvait désormais s’employer que positivement), aucune possibilité de réforme positive ne se fait jour.

La période fordiste n’a été qu’une transition, ce « modèle », comme chaque époque du capital, portant avec lui sa crise : les gains de productivité ne sont pas infinis, ils débouchent toujours sur l’éjection de masses de travailleur·ses hors d’un appareil productif qui nécessite toujours plus de capitaux. C’est bien ce qui s’est graduellement produit. Le « progrès social » reposant sur le progrès tout court, l’augmentation de la productivité suppose l’accumulation croissante de capitaux. Le Programme national de la Résistance ne se comprend d’ailleurs que si on n’oublie pas que nationaliser signifie aussi socialiser les pertes et les investissements, ce qui implique – très keynésiennement – le retour au privé dès que la rentabilité est revenue, que les infrastructures sont en place, etc.

Au sommet de la période fordiste, les travailleurs sont mieux qualifiés, souvent mieux payés, et commencent à travailler moins, mais cela ne peut s’échanger à terme que contre un chômage de masse, lequel vient à son tour peser sur les salaires. La productivité accrue signifie aussi l’extension des échanges, les débuts d’un marché européen ouvert, la concurrence. Les luttes des années 1960, menées dans une situation où la puissance ouvrière se manifestait de façon menaçante, ont conduit les capitalistes à s’appuyer sur ces caractéristiques pour optimiser leurs profits tout en jugulant cette puissance. Économie et politique vont toujours main dans la main : la dynamique du capital est lutte des classes. Après la crise de 1974, on est entrés dans la période qui est la nôtre, à des rythmes différents selon la situation politique, la combativité de la classe ouvrière et la structuration économique des pays concernés, avec le cas particulier de la France qui dispose de syndicats très politisés par rapport à ses voisins germaniques ou scandinaves, et qui sont donc parvenus à freiner relativement cette restructuration.

Le mouvement contre la réforme des retraites offre ce paradoxe d’un mouvement concentrant en lui-même toutes les caractéristiques de la période, au sein duquel la production idéologique positive de la gauche n’est que négation de l’effectivité de cette période. Face au refus de négocier de l’État, on oppose un « on lâche rien » sans perspective réelle ; face à la segmentation de la classe, on s’obstine à attendre, contre toute vraisemblance, l’entrée du privé dans la grève ; aux projets gouvernementaux, on oppose la défense d’un modèle ancien, en idéalisant une situation vieille de soixante-quinze ans. Mais il n’y a pas de « modèles » interchangeables entre lesquels on pourrait librement choisir, il y a des situations.

À plus d’un titre, il semblerait que la gauche ne soit plus en état de proposer quoi que ce soit d’autre que la résistance au néolibéralisme qui était déjà le mot d’ordre de 1995. Mais vingt-cinq ans après, les forces capables de résister se sont effilochées sous l’effet de la libéralisation qui s’est effectivement mise en place, et la possibilité d’appliquer le programme réformiste d’ATTAC ou de la CGT (« partage du temps de travail, partage des richesses », comme on le chante encore un peu dans certaines manifs) a été balayée par la crise de 2008. Le keynésianisme et les politiques régulationnistes effectivement mises en œuvre l’ont été pour sauver le capital de la crise, par l’intervention massive des banques centrales et des institutions internationales. Partout en Europe, l’austérité a produit une libéralisation et une flexibilisation accrue du marché du travail, politique que les gouvernements de gauche ont menée aussi bien que ceux de droite. La crise de la gauche européenne a atteint un point de non-retour avec la crise de 2008 et l’arrivée de Syriza au pouvoir en Grèce, situation qui trouve dans le Brexit sa confirmation historique.

C’est que la revendication d’une solidarité économique placée sous le contrôle de l’État, qu’on la présente comme solidarité nationale à l’égard des nationaux ou comme solidarité envers les plus pauvres, ne conduit qu’au nationalisme. Ce n’est pas un hasard si les critiques du libéralisme, qu’elles soient de gauche ou de droite, ne vont jamais sans la critique de la mondialisation. La question de la souveraineté nationale apparaît désormais comme transversale de la gauche à l’extrême-droite. Et il faut bien le dire, en ce qui concerne le nationalisme et la solidarité exclusive à l’intérieur des frontières bien étanches d’un État fort, c’est l’extrême-droite qui paraît la mieux placée sur le marché idéologique. En l’absence d’une classe ouvrière unifiée, le virage national-populiste d’une bonne partie de la gauche semble inévitable : s’il n’y a plus d’unité de la classe, le prolétariat persiste à exister dans des frontières nationales.

Actuellement, le caractère inflexible de l’exécutif dès lors qu’il s’agit d’appliquer des politiques libérales fait apparaître les rapports de classe comme étant le produit de considérations politiques, ou idéologiques, voire d’intérêts privés des gouvernants ou de « copinage » entre bourgeois (de « l’idéologie néolibérale » de Lordon aux « corrompus » de Juan Branco). Tout ceci peut être ponctuellement vrai, mais ce n’est pas parce qu’ils ont cédé à une quelconque idéologie ou pour satisfaire des intérêts privés que les gouvernements successifs ont appliqué ces politiques, mais parce que les rapports de classe, c’est-à-dire les modalités d’extraction de la survaleur dans un contexte historique donné, impliquent des choix politiques et des modes de gouvernement déterminés. Les valeurs, les idées ou simplement le niveau de corruption des gouvernants, qui sont bien existants, ne sont activés que par une situation qu’ils sont impuissants à créer par eux-mêmes. Il y a cependant des tournants politiques, des moments où on bascule d’une situation à l’autre, parce que les conditions sont mûres pour ce basculement, la présidence Macron est vraisemblablement un de ces moments.

Si l’on rend personnellement responsables Macron et sa clique des politiques libérales qu’ils mènent (oubliant au passage que c’est ce que tous les autres ont fait avant eux qui a produit la situation dont ils bénéficient), c’est précisément parce que l’économie, ce sont des rapports sociaux qui la constituent. Les rapports sociaux, c’est ce qui se passe entre nous, entre personnes, et qu’on considère comme la norme de la vie en société : le travail, l’argent, le commerce, la propriété, etc. Notre existence sociale devient alors l’horizon indépassable des luttes, et leur limite, puisque le capitalisme, c’est la société elle-même. La limite est alors ce à quoi on vient sans arrêt se heurter, puisque le cours « normal » des rapports sociaux est lutte des classes : la limite est ce qui nous remet, douloureusement, à notre place. Dépasser cette limite c’est faire exploser les présupposés de notre existence sociale : le travail, la production, l’échange, etc. Encore faut-il que cette limite apparaisse comme telle, c’est-à-dire que des luttes la fassent apparaître en tentant de la dépasser.

Mais vouloir rétablir des rapports sociaux supposés vertueux et présentés comme altérés par le capital implique de reconstituer une communauté sur la base de ce qui est le cœur de nos interactions sociales : le temps de travail (même partagé) demeure la mesure de la richesse (même partagée), et cela implique l’exploitation, les classes, etc. La communauté qui pose le capital comme l’inverse du commun et veut promouvoir le commun et le partage sans remettre en cause les éléments de ce partage fait l’impasse sur ceci : le capital, c’est précisément ce que nous faisons ensemble, « notre » société est la société capitaliste. Une telle communauté ne peut alors qu’être une communauté d’individus séparés par la place qu’ils occupent dans la division du travail, et revendiquant cette séparation : une nation.

Aujourd’hui, la période est caractérisée par la mondialisation des échanges et la prédominance des marchés financiers venant au secours d’un capital industriel qui peine à se valoriser, tout en produisant une instabilité structurelle, ainsi que par le pilotage d’institutions supranationales utilisant la dette pour appliquer un plan d’ajustement structurel continu. Alors, la flexibilisation du travail rend toujours plus interchangeable et immédiatement disponibles de vastes segments de main d’œuvre afin de garantir l’uniformité des taux de profits par zones (le travailleur n’étant conséquemment plus dépositaire ni d’un poste ni d’un métier, et ne pouvant plus s’appuyer sur les « acquis d’une branche » quelconque). Le fossé se creuse fatalement entre une classe moyenne supérieure pour laquelle un salaire est un revenu parmi d’autres, possédant du patrimoine, pouvant puiser dans son épargne et se liant aux marchés financiers via le crédit et la capitalisation, et un prolétariat précarisé et endetté à vie qui ne finit par travailler que pour rembourser ses dettes. La conflictualité permanente qu’implique la restructuration, n’est pas le fruit d’une idéologie qui pourrait avantageusement être remplacée par une autre, socialiste, celle-là : tout cela entre autres éléments, décrit une situation, qui doit être prise en compte comme telle. Tout cela définit des lignes de conflits, qui ne peuvent être contournées par les incantations magiques de l’idéologie. Et en particulier, la défense des derniers bastions d’un service public à la française n’est guère susceptible de mordre sur cette situation.

Tirer sur les ambulances n’est pas très enthousiasmant. Même s’il faut évidemment distinguer le destin de la gauche de celui du prolétariat, il n’y a pas à se réjouir d’une défaite ouvrière, et l’adoption de la réforme des retraites en sera indéniablement une, touchant de plein fouet les segments les plus précarisés de la classe. Ce n’est pas un hasard si selon toutes les estimations, les ouvrières avec enfants devraient en être les plus affectées. Et manifestement, une victoire sur ce point serait un encouragement pour la bourgeoisie à persister dans la voie d’une précarisation croissante, de la suppression de toute protections ou garanties, et à le faire plus brutalement encore quant à la méthode. Mais défaite pour défaite, il convient au moins de prendre la mesure des conflictualités qui s’annoncent, qui auront vraisemblablement de moins en moins à voir avec ce qu’on a appelé « mouvements sociaux ».

Merci à Adèle Löffler pour les Photos prises lors de la manif du 5 décembre 2019 à Paris.

PS :

Texte écrit par Carbure publié dans la revue Agitations à découvrir ici et à commander .

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