De la responsabilité collective face au sexisme ordinaire

Ce texte livre un retour et des propositions de pratiques collectives suite à la soirée au Dar Lamifa et au comportement (attitude, parole des morceaux...) sexiste et putophobe d’un des groupes conviés.

Soirée de soutien au Dar Lamifa pour la Legal Team ce vendredi 1er mars 2019. Du monde, de la bonne bière artisanale, un bon accueil, une chouette équipe de soirée et des artistes rap pour le concert, puis set dj pour clore la soirée ou commencer le début de nuit, c’est selon.

CiZiF, "rap de looser" entame la soirée, les têtes commencent à bouger après deux morceaux, Cuillère à Caf enchaine son rap, sans chaussures et elle assure ; les deux nous partage leur vision de leur existence, en mode dans la foule car petits problèmes de régie son, ça arrive, mais c’est cool. Foule mixte, en bon entrain, salle remplie, plein de meufs dans le public autour de Cuillère à Caf. Pour le troisième volet, arrivée sur scène des gars (et d’une meuf qui sert de caution) du groupe de rap/trap 237 Undersea qui vont nous faire vivre un moment craignos dans la soirée.

Changement d’ambiance directe

Là, changement d’ambiance directe, les meufs du public refluent de la salle, s’en vont vers le bar, en arrière, vers l’extérieur et, à l’inverse, c’est le flux soutenu de gars qui arrivent, clairement le public venu plus spécifiquement pour ce groupe. Nous, on se pose plus loin avec des copines, on se sent plus trop concerné.e.s par ce qui se joue sur scène.

En fait, on est contrarié·e·s, même si on sent bien que le rythme est entrainant et met l’ambiance (une ambiance). Sur scène, ça gesticule partout, ca crie, ça brasse de l’air, ca marmonne, on ne comprend rien à ce qu’ils disent dans leur micro et, sans trop savoir pourquoi, en fait, nous sommes vite indisposé·e·s et pas content·e·s, on trouve ça bancal et pas approprié par rapport à ce qui avait été crée auparavant par les autres artistes. Les oreilles agressées, on reste là mais, vraiment, on se passerait bien de ce qui est en train de se jouer. On lâche quelques bouhouuus.

Là, une amie jusque là restée en avant de la scène (parce que, selon elle, même si elle aimait pas spécialement, elle tenait à rester dans l’ambiance et être ouverte), arrive à nous et nous dit "ah là, ça va pas du tout, un des seuls trucs que j’ai entendu et compris c’est "pute, pute, pute, pute" et "même les lesbiennes sucent des bites"" ! Les ami·e·s de la poésie apprécieront.

C’est inadmissible et on ne veut plus les entendre

C’est la goutte d’eau à notre malaise, là, ni une ni deux, l’une de nous se rend au comptoir pour signifier clairement à E. de la Dar que c’est inadmissible et qu’on ne veut plus les entendre. C’est tout aussi clairement entendu. On alpague B. de la Dar qui passait par là, pour compléter. Tou·te·s deux sont d’accord mais précisent qu’illes ne sont pas responsables de la programmation, que c’est peut-être pas à elleux seul·e de gérer la suite. Très bien, on va donc voir à l’entrée C. et E. qui sont les heureux organisateurs. Même topo, tout en ajoutant alors : "Mais c’est qui ces mecs sur scène ? Et qu’est-ce qu’ils font là ?". E. nous dit qu’on leur a effectivement déjà (!) dit que leurs propos étaient craignos et reconnait que le choix du groupe est du coup malvenu. On ressent un peu d’hésitation de leur part quant à (comment) réagir.

Les gars sur scène pensent pouvoir enchainer et, non, c’est pas vraiment possible, y’a plus d’amplification pour la merde qui sort de ta bouche.

On donne un petit coup de fouet motivant en mode, "et bien allez, on y va, on ne veut pas qu’ils aient un seul autre morceau" (il leur en restait trois, ouch). Maintenant déterminés ce sont E. et E. qui se dirigent rapidement jusqu’à la Régie son pour que les micros soient coupés, juste à temps pour la fin du morceau en cours. Les gars sur scène pensent pouvoir enchainer et, non, c’est pas vraiment possible, y’a plus d’amplification pour la merde qui sort de ta bouche.

Afin d’appuyer les (ré)actions, E. monte sur scène pour tenter d’expliquer pourquoi le set est coupé. Au Dar Lamifa, lieu où ont déjà eu des agressions dont personne ne peut être fier·e·s, on veut veiller à faire attention à ce qui peut mettre mal à l’aise ou insulter ou agresser les gentes et que ça a justement été le cas avec tels et tels de leurs propos.

Bien sûr, les gars se remettent à gesticuler et ne sont pas contents. Chacun.e son tour. L’un d’entre eux nous dit qu’il s’excuse s’ils ont dérangé des personnes tout en ajoutant quand même qu’on les a contacté pour les faire jouer ce soir, qu’ils savaient que ça serait peut-être limite et qu’ils ont hésité à venir. Un deuxième, très vexé le pauvre, continue d’être un merdeux en criant dans son micro "Ouaip, ben ouaip, c’est sûr, hein, on est des masculinistes et on est anti-féministes, ouaip, hein !" (et "mais nous, on aime les Femmes, on les aime, que de l’amour pour les Femmes"). Si on comprend bien que c’est une insolence parce que môsieur est vexé, on l’imagine mal crier "ben ouaip, on est des racistes et on est colonialistes, hein !".
Micros coupés bis, tout le monde descend, y’a plus rien à entendre, et une grande vague du public sort sans trainer. Ah, on respire mieux à nouveau. Littéralement.

Le dernier artiste rap "conscient de ses limites", Cerna, montera sur scène quelques dix minutes plus tard, en commençant son set par un "contre toutes les oppressions et les dominations". Les acolytes, sincères, se font plaisir sur scène et ont été généreux pour partager leur son et leurs paroles. La fin très dansante de la soirée s’est passée au son des Dj Charly B2B Lau.Leï.

À nos yeux, cet épisode constitue un exemple de responsabilisation collective.

Entre la fin coupée du groupe rap/trap et la reprise du concert par Cerna, sans s’éterniser mais nombreux·euses à se sentir interpellé·e·s et concerné·e·s, nous avons continué à discuter et à commenter l’enchainement de l’ensemble des réactions dont nous avons fait preuve.
À nos yeux, cet épisode constitue un exemple de responsabilisation collective.

D’autres idées sont les suivantes :

  • Pour les personnes qui programment une soirée, quelle qu’elle soit, il est nécessaire d’être vigiliant·e·s aux artistes convié·e·s. Si tu te dis, "ah, ouaips, peut-être qu’il y a un risque d’avoir des propos sexistes, bah, dans le doute, comme on sait pas vraiment, on programme quand même" et bien, c’est l’inverse qu’il faut faire, dans le doute de propos ou d’idées nuisibles à qui que ce soit, tu ne programmes pas et même, tu entames une liste noire.
Le sexisme, comme tout système de domination et d’oppression, est l’affaire de tout le monde, pas juste celle des personnes ciblées et vulnérabilisées et violentées par tel ou tel système.
  • .On ne le répètera jamais assez mais le sexisme, comme tout système de domination et d’oppression, est l’affaire de tout le monde, pas juste celle des personnes ciblées et vulnérabilisées et violentées par tel ou tel système. Une expérience comme lors de ce vendredi passé, nous l’espérons, permettra à ceux qui ont tout d’abord hésité à effectivement réagir à ne plus hésiter, ou à hésiter moins longtemps À celleux qui se sont senti·e·s oppressé·e·s, à savoir qu’on est rarement seules à le ressentir et que quand nous avons le pouvoir de réagir, autant le faire. Et à chacun chacune dans notre ensemble et nos diversités à faire partie de plus en plus des solutions.
Nos ressentis sont étonnamment pointus et justes ; nos expériences à la fois uniques et communes, à la fois intimes et collectives.
  • Nos ressentis sont étonnamment pointus et justes ; nos expériences à la fois uniques et communes, à la fois intimes et collectives.nAlors que nous étions en train de vivre dans un lieu festif et familier la réplique des tensions sociales genrées quotidiennes et ordinaires (des personnes - en l’occurrence des mecs cis- à l’aise, bruyantes, gesticulantes, virilisées, sur une scène où ils ont la parole amplifiée face à un public majoritairement composé d’hommes cis qui sont ravis, qui occupent tout l’espace où les quelques femmes cis présentes se sont d’elles-mêmes échappées et dispersées dans le reste du lieu), il n’était nul besoin de comprendre des paroles pour ressentir, vivre et partager un malaise diffus pourtant bien dérangeant, oppressant.
La confirmation de ce ressenti par des propos ici misogynes, putophobes et lesbophobes assumés a constitué un déclencheur.
  • La confirmation de ce ressenti par des propos ici misogynes, putophobes et lesbophobes assumés a constitué un déclencheur. Il n’y a pas eu le besoin de réfléchir à ce qu’on devait ou pouvait faire pour mettre un terme à cette situation nuisible, il fallait (ré)agir.
    De se savoir dans un lieu qui cherche justement à instituer des pratiques de constitution de safe space et de se savoir (re)connu·e·s par les personnes du lieu (bar, accueil, salle) ont bien sûr énormément facilité nos réactions et ont surtout renforcé leur prise en considération, et leur prise en charge. Il faut surement profiter de ces lieux-moments pour approfondir des protocoles de vigilance, de réaction collective, d’écoute et de soutien ; pour réfléchir à des possibilités de diffuser ces mieux-faire et ces mieux-réagir à d’autres lieux festifs, publics ou collectifs.
  • Les outils et moyens ainsi élaborés et développés devront être adaptés à plus forte raison aux situations plus graves et violentes de discriminations, de harcèlements sexistes et sexuels, d’agressions sexuelles, de viols.

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