Comme beaucoup d’entre vous, cela fait plusieurs jours, plusieurs semaines pour les plus précoces, que nous suivons avec attention l’expansion de la pandémie de coronavirus, d’abord à Wuhan, puis en Chine, et maintenant en Europe et dans le monde.
Nous essayons ici de parler, à plusieurs voix, à partir de ce qui nous réunit : l’expérience collective d’une petite librairie associative et bénévole où se mêlent l’amour des livres, une attention à la rencontre et à l’échange, et des manières de vivre dissonantes. Parmi ce collectif, plusieurs s’inscrivent dans une tradition politique qui considère les notions d’état d’exception et de biopolitique comme centrales dans la manière d’appréhender le monde moderne, et qui cherchent, autant que faire se peut, à critiquer ces notions, en paroles et en actes.
Cet ancrage nous a très tôt amené à interroger les conditions d’émergence du coronavirus, les discours relayés dans les médias et les décisions prises par les gouvernements. Pourtant, l’ampleur de la catastrophe sanitaire, les témoignages émanant du personnel soignant et la mise à l’arrêt (partielle) du monde économique et des relations sociales nous ont poussé à faire un pas de côté quant à nos habitudes, nos certitudes.
Si nous avons appris à nous méfier des dynamiques alliant unité nationale et climat de peur qui, historiquement, n’ont rien donné de bon, les incertitudes quant à l’ampleur de la pandémie et de ses conséquences nous poussent à appliquer un principe de précaution. Ne voulant pas prendre le risque, même minime, que notre petit espace, relativement peu fréquenté, devienne un foyer de diffusion du virus, nous avons décidé de le fermer pour une durée indéterminée. Et ce, malgré l’autorisation en Belgique faites aux librairies de rester ouvertes.
Sentiment étrange de faire du zèle, pour la première fois de notre vie, quant à des mesures gouvernementales. Sentiment d’autant plus désagréable que, si les gouvernants ont pris des mesures exceptionnelles impactant l’économie, les logiques de cet « état d’exception sanitaire » continuent à œuvrer dans le même sens : déblocage de sommes colossales pour le monde financier et entrepreunarial, et mise en place de dispositifs de contrôle social qui jusqu’ici relevaient de la science-fiction. De même, en ce qui nous concerne, si nous suspendons également notre « normalité », fermeture de notre espace et gel de nos relations avec les personnes vulnérables, nous ne pouvons accepter qu’à la paralysie sociale en cours s’ajoute une paralysie insensée de la pensée. Nous essayons donc ici de vous partager les questionnements et réflexions qui nous traversent. Il est possible qu’un certain nombre de points que nous avançons méritent de plus amples développements ou se révèlent partiellement erronés, mais nous voyons aussi cet envoi comme une tentative située, appelée à être discutée et à évoluer.
Contre le confinement morbide Pour une épidémiologie populaire
Du contrôle des imaginaires à celui des corps
« L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. (…) Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre. »
– G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, 1966
À l’heure actuelle, personne ne connaît l’ampleur réelle de la pandémie de coronavirus. La plupart des gouvernements européens n’ayant pas opté pour des politiques de dépistage à grande échelle, le nombre réel de personnes infectées est une inconnue complète. Selon les « experts », il pourrait être cinq ou cinquante fois supérieur au nombre de cas détectés. Cette inconnue signifie que le coronavirus est beaucoup plus répandu que ne le laissent croire les chiffres officiels, mais qu’il est donc aussi, proportionnellement, beaucoup moins létal, sans que personne ne soit non plus capable de chiffrer ce taux de mortalité.
Le nombre de morts liés au coronavirus pourrait exploser et en faire la pandémie la plus meurtrière depuis la grippe espagnole de 1918-1920 (50 millions de morts) ou rester très en-dessous des 290.000 à 650.000 morts causées par la grippe chaque année dans le monde (selon l’OMS). Ce qui est sûr, c’est que les systèmes de soin de santé européens sont déjà ou vont être débordés par l’afflux de patients et que les femmes et hommes en première ligne dans les hôpitaux vont faire face à une catastrophe sanitaire d’un niveau inédit.
Pour limiter l’ampleur de cette catastrophe, des mesures de confinement drastiques nous sont imposées, partout en Europe, à l’aide de contrôles policiers, de nouvelles technologies et de mesures « exceptionnelles », dont la plus retorse est peut-être mentale : l’activation d’un « principe de précaution » selon lequel nous serions tous responsables de potentielles morts si nous ne nous plions pas aux injonctions gouvernementales. Alors que la catastrophe en cours résulte premièrement de l’impréparation des gouvernements à anticiper des dépistages à grande échelle et de l’état déplorable des systèmes de soin de santé, nous nous retrouvons dans l’incapacité de nous ressaisir de la situation, du fait de cette opération qui nous neutralise tant physiquement que mentalement.
Nous pensons qu’à l’heure actuelle, il est tout aussi nécessaire de développer une épidémiologie politique, critique et peut-être populaire pour pouvoir nous approprier la situation, que de nous opposer à l’infamie des techniques gouvernementales consistant à masquer leurs responsabilités dans cette catastrophe sanitaire en les faisant supporter par l’ensemble de la population.
Dans la situation présente, nous ne pouvons nous empêcher de penser au principal enseignement des attentats des dernières années : que les législations « d’exception » imposées par nos gouvernants sous le coup d’une émotion populaire finissent en grande partie par être intégrées dans le droit ordinaire. Alors que les opérateurs téléphoniques ont annoncé être prêts à transmettre toutes les données de géolocalisation de leurs utilisateurs aux gouvernements et que des drones traquent les rassemblements de badauds dans le ciel de certaines villes européennes, nous ne pouvons pas ignorer ce texte essentiel [1] qui met en lumière le prix du « succès » du gouvernement chinois à endiguer la pandémie de coronavirus : la mise en place d’un « dispositif de contrôle total des faits et gestes, des déplacements et fréquentations de chaque individu » et d’un « ethos épidémique refaçonnant profondément ce qu’il était convenu d’appeler il y a encore peu de temps, la vie ». Certes, les lois « d’exception » européennes n’ont pas encore l’effectivité des mesures chinoises, mais le fait que se balader et même simplement sortir de chez soi soieent devenus des délits durement réprimés en Italie, France et Espagne nous semble éclairer dramatiquement la nature du changement de paradigme en cours.
Gouvernementalité épidémiologique
« Mais il faut qu’on s’y habitue tous : ce qui est vrai un jour ne le sera pas forcément le lendemain ou le surlendemain et il faut qu’on vive comme cela plusieurs mois. »
– Xavier Lescure, infectiologue, membre du conseil scientifique français
Le nouveau paradigme politico-sanitaire, que l’on nommera gouvernementalité épidémiologique, nous oblige à revenir sur le passé. Historiquement, les mesures de quarantaine prises contre les épidémies de peste ou de choléra n’ont pas permis de les éliminer, mais de les endiguer et de limiter le nombre de morts. L’apparente disparition contemporaine des pandémies est plutôt à attribuer à l’amélioration du niveau et de la qualité de vie (notamment la suppression des cofacteurs [2]), au développement d’immunités collectives, à la mise au point de traitements et aux campagnes de vaccination, parfois obligatoires.
Pour comprendre la situation actuelle, il faut analyser ce qui s’est joué en Chine, à Singapour et en Corée du Sud. La communauté d’approche adoptée montre que la gouvernementalité épidémiologique n’est pas directement conditionnée par le caractère autoritaire, semi-autoritaire ou démocratique des états, bien que l’infrastructure et le maillage social jouent évidemment un rôle (l’état chinois est l’un des seuls à disposer d’une police locale constituée de concierges susceptibles de surveiller chaque bloc d’habitation). Ce modèle de gouvernementalité, adoubé par l’OMS, est à présent le modèle globalement préconisé et progressivement adopté par les autres états. Il se fonde sur deux volets, avec des discours et informations martiales, scientistes et nationalistes, caractérisées par une adhésion très forte des populations.
Le premier volet est la traque par géolocalisation de tous les cas suspects, identifiés à partir d’un recoupement des chaînes de transmission virales. Cette approche policière est une innovation majeure dans la gestion des populations et on peut craindre que l’état chinois, et par la suite d’autres états, étendront son utilisation à d’autres aspects de la vie sociale.
Le deuxième volet est le gel de toutes les interactions sociales, afin de faire baisser le taux de contamination du virus (R0). La mise en place d’une quarantaine généralisée (confinement de 760 millions de personnes en Chine) s’accompagne d’un ethos épidémiologique, « une panique qui tout à la fois dissimule les carences de traitement et perpétue le mal en affolant le patient » [3] tout en facilitant la traque des cas infectieux. Ce deuxième volet n’est pas une nécessité, Singapour par exemple n’a ni confiné sa population ni fermé les lieux de sociabilité et contrôle pourtant la propagation du virus par la traque des cas suspects dans un environnement circonscrit.
On peut enfin questionner l’effectivité à long terme de ces stratégies d’endiguement dans un monde globalisé. Si l’on suppose que l’on acquiert une immunité face à ce virus, et si, comme l’affirment les chiffres officiels, seuls quatre-vingt mille chinois l’ont contracté : plus d’un milliard de chinois sont susceptibles de le contracter à la prochaine résurgence. Faut-il s’attendre à une chasse sanitaire permanente des cas suspects et à une réactivation périodique des confinements en cas de retour de l’épidémie ?
En Europe, les gouvernements ajustent leurs politiques en fonction de deux critères antinomiques :
- Une tradition morale : pas un seul être humain ne doit mourir quel que soit le coût global.
- Une pragmatique économique : le taux de létalité est très faible (comparé aux virus Ebola ou SRAS), le taux de contagion énorme, et le coût financier est intenable à moyen terme.
En Espagne, Italie et France, la répression policière et militaire est dirigée contre les personnes qui sortent de leur domicile, tandis que l’appareil industriel continue de fonctionner, avec tout ce que cela implique en termes de promiscuité et d’utilisation collective de lieux et d’objets. Les politiques gouvernementales mettent en oeuvre une régulation sanitaire des rapports sociaux et l’abolition de l’espace public, tandis que l’exposition des ouvriers y compris dans les fonctions économiques non-essentielles, est considérée comme acceptable [4].
Les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, avec leur solide tradition de rapport à la vérité en politique et leur obsession néo-libérale au maintien de l’économie, nous offrent la réalité de la gestion actuelle de la crise en Europe : on ne teste pas les personnes qui présentent les symptômes, on ne soigne pas tout le monde, on ne tente pas de contenir les foyers de diffusion, on arrête uniquement les services « superflus » (enseignement, culture, art, une partie du commerce) : l’économie doit inventer un fonctionnement compatible, les choix politiques néo-libéraux doivent être assumés.
Il est probable qu’un confinement total de l’ensemble de la population permette de sauver un peu plus de malades du coronavirus qu’une « simple » fermeture des lieux de sociabilité couplée à une adaptation des comportements sociaux. Mais il est par contre tout à fait certain que ces mesures de confinement à durée indéterminée entraîneront un nombre de morts non négligeable et surtout des souffrances psychiques incommensurables : combien de crises psychologiques, de féminicides, de massacres domestiques, d’internements obligatoires ? Combien de personnes seules et isolées vont-elles rentrer dans des phases de dépression aïgue, combien d’entre elles se suicideront ? Quels seront les effets sur les familles populaires vivant dans des espaces exigus ? Les appels des associations de terrain mettent déjà en évidence l’impact catastrophique sur les catégories les plus précaires de la population : familles mono-parentales, sans-abris, prisonniers, migrants et migrantes, personnes psychologiquement vulnérables…
Pour une épidémiologie nouvelle
La gouvernementalité épidémiologique s’impose aux corps, elle ne repose pas sur l’intelligence individuelle ou collective, mais sur la contrainte, l’obéissance et la panique.
Il est temps pour une épidémiologie nouvelle et elle ne peut naître si elle est empêtrée dans l’information générique. En effet, la situation exige un retour aux corps et un effort d’intelligence sensible pour comprendre une situation sociale inédite – une épidémiologie multiple -, pour forger des interprétations critiques et induire une circulation des récits aptes à guider l’action (adapter ses gestes et ses pratiques).
Brève histoire de l’épidémiologie politique
Nous ne sommes pas dénués d’héritages dans la crise présente. Il faut se souvenir de ce qui a été réalisé dans le cadre de l’épidémie du VIH, contre la première approche épidémiologique officielle, stigmatisante et répressive. L’auto-organisation des malades et des solidaires a permis une ré-approriation des savoirs sur la maladie, ils ont changé le regard du corps médical puis social sur cette maladie (qui fait encore un million de morts en 2016 selon l’OMS).
Au-delà de cet épisode clef, qui présente des traits sociaux fondamentalement différents, essentiellement en raison du mode de diffusion, on peut évoquer les luttes pour la reconnaissance du cancer de la plèvre dans le cadre de l’exposition à l’amiante, les luttes locales contre les clusters de cancers et de malformations congénitales, les luttes liées aux nuisances induites par l’appareil industriel et agro-industriel. À la fin des années 1980, dans la baie de San Francisco certains mouvements féministes ont fait des cancers du sein une question politique et collective, articulant les savoirs profanes à un renouvellement dans la méthodologie des savoirs experts, et intervenant au niveau de la prévention environnementale et du choix des traitements.
Aucune de ces pratiques d’épidémiologie collective n’affrontait un phénomène aussi total que celui qui nous affecte actuellement, la question incontournable pour ces pratiques populaires est souvent la reconnaissance de la maladie, l’identification des causes et la prise en charge des malades.
Ces pratiques peuvent cependant dans la situation présente informer une démarche d’épidémiologie collective :
- Comprendre les liens entre la létalité de l’épidémie et le système d’organisation des soins.
- Adopter des pratiques profanes informées par les savoirs experts.
- Contester, y compris du point de vue médical, les mesures politiques adoptées.
Epidémiologie critique : co-facteurs et système d’organisation des soins
« Le virus n’est pas plus la cause du sida qu’un chef d’Etat n’est la cause du régime qu’il sert. C’est au contraire un certain mode d’organisation préalable, régissant les relations entre les parties, et celles de l’organisme avec son environnement, qui prépare et conditionne un tel régime, une telle infection. »
– Michel Bounan, Le temps du sida, 1990
Un phénomène naturel se transforme en catastrophe lorsqu’il rencontre un terrain morbide. La situation de crise actuelle est aussi la conséquence d’un modèle économique qui a formé un système d’organisation des soins à partir d’une gestion basée sur une rareté utilitariste, contre la sécurité sociale (basée elle sur la gratuité et l’abondance des soins requises par l’universalité de l’accès). Il n’y a pas de politique de santé mais une industrie de la maladie. En situation de crise, la rareté se traduit en pénurie, donc en morts.
Ce système d’organisation des soins repose sur un ensemble de choix néo-libéraux qui s’avère à présent déterminant dans la mortalité causée par cette épidémie : les effectifs de soignants, le dimensionnement de la capacité de prise en charge médicale, la logistique et la production des équipements médicaux (masques, respirateurs et traitements [5]), la distribution territoriale des hôpitaux, l’architecture hospitalière, l’organisation hiérarchique des professions médicales.
Il faut interroger la dimension nosocomiale de la crise en Italie. Quelle est la proportion induite donc par la forme d’organisation des soins et de gestion de la crise ? Les hôpitaux abritent une population particulièrement fragile face à l’afflux des cas de coronarivus (patients entrants et soignants contaminés).
La démarche de l’épidémiologie critique vise moins à démentir ou à infirmer les savoirs médicaux qu’à rappeler les faits suivants :
- Les savoirs médicaux sont scientifiques, c’est-à-dire par définition plurivoques et polémiques.
- Les savoirs médicaux sont mis en oeuvre par des mesures politiques, cette mise en oeuvre dépend de choix économiques selon un rapport coûts/bénéfices.
- Le système d’organisation des soins est donc une mise en oeuvre politique et économique de savoirs médicaux.
Au départ de l’épidémie, il faut interroger le modèle de civilisation dans lequel nous sommes embarqués, comment il a engendré des co-facteurs aggravants. Le rôle du facteur écologique (l’anthropisation des écosystèmes qui a multiplié les contacts entre les espèces sauvages et domestiques [6]) et du facteur économique (la globalisation des déplacements et des échanges) ont été mis en évidence pour expliquer la naissance et la diffusion de l’épidémie.
Il reste encore à analyser les liens entre santé et environnement et à mettre en évidence leur impact sur la résilience immunologique des populations, donc sur la létalité de ce virus : multiplication des maladies auto-immunes et des cancers, impact des pertubateurs endocriniens et des allergènes, situations sanitaires des élevages de masse, impact des polluants atmosphériques sur les affections respiratoires, iatrogénèse (notamment médicamenteuse), qualité de l’alimentation… Ce modèle de civilisation est morbide.
Dans le cas présent, les premières données semblent indiquer que le taux très élevé de particules fines à Wuhan et dans la plaine lombarde ont massivement impacté le nombre de cas graves [7]. A cet égard la simple suspension de l’activité économique est une mesure efficace contre toutes les affections respiratoires (7 millions de morts en 2018 selon l’OMS).
Une épidémiologie critique, collective ou populaire doit prendre en compte ces co-facteurs qui impactent l’immunité collective ordinaire.
Epidémiologie populaire : des savoirs experts aux pratiques profanes
« En matière de santé, la solution anticapitaliste consiste non pas à développer à l’infini les équipements et les personnels hyperspécialisés de la médecine curative, mais à réduire les cause de la morbidité par une politique de l’hygiène et de la santé. »
– André Gorz, Les chemins du Paradis, L’agonie du Capital, 1983
Une épidémiologie à la mesure de la situation ne peut se contenter d’être critique et politique, elle se doit également d’être démocratique ou populaire : les classes populaires et les marginaux sont les premières personnes atteintes par la gouvernementalité épidémiologique (l’épidémie et les conséquences induites par la gestion sanitaire).
En ce qui concerne les contenus de l’épidémiologie populaire, ils peuvent parfois être proches des nouveaux mots d’ordre officiels (actuellement « prendre soin les uns des autres », « se laver les mains ») en tant que ces mots d’ordre de crise sont alimentés par les savoirs produits par l’institution médicale. La vidéo virale de la nonna du sud de l’Italie [8] est un excellent exemple de ces recommandations sanitaires individuelles qui participent d’un bon sens populaire.
À partir de là, nous adoptons un auto-gouvernement, un souci de soi et des autres :
- Souci corporel : faire confiance à notre corps (et aux corps des autres), renforcer notre immunité simplement (la lumière, l’alimentation, le sommeil, l’exercice physique, la médecine douce). Se couper du flux continu d’informations anxiogènes qui impacte notre psyché, et donc notre système immunitaire. Se soigner pour toutes les formes moins graves de maladie sans passer nécessairement par le médecin et l’hôpital.
- Souci affectif et relationnel : pour les personnes âgées et immuno-dépressives, un isolement qui risque de durer plusieurs mois, l’essentiel est là. Comment les aider à maintenir leur santé mentale et physique dans cet isolement avec les sentiments d’angoisse (alimentés par l’information) mais aussi de solitude et d’épuisement nerveux ? Ce souci affectif recouvre notamment les conséquences secondaires de l’isolement, il s’étend donc aux amis et amies qui ont besoin de nous à différents niveaux.
- Souci social : une distanciation sociale pour ralentir la diffusion de la contagion et diminuer l’afflux aux urgences (répartir dans le temps la courbe des cas graves), passé le pic de cas graves et un certain seuil de contaminés, la mesure perd de son effectivité. En l’absence de test et de traitement antiviral, l’efficacité du confinement total est très limitée par rapport aux dommages qu’il cause. Le souci social comprend également toutes les dimensions d’appui [9] aux catégories marginalisées en général.
À partir de ces trois soucis, l’épidémiologie populaire rejoint les politiques de santé publique basées sur une autonomisation du patient pensé comme acteur de son propre corps, sur la capillarité d’un système de soins de santé pensé à différentes échelles (de l’intime au politique) et sur des techniques conviviales (pour Illich, un outil convivial élargit le rayon d’action personnel, n’engendre pas de hiérarchie, ne dégrade pas l’autonomie personnelle en devenant socialement indispensable). Elle constitue à terme un ensemble de savoirs sur la maladie, pas sur ses formes biologiques mais bien sur ses modalités de diffusion, sur les clusters de cas. Il s’agit pour les patients de comprendre la maladie et de pouvoir contrer ses effets. Elle constitue enfin un élément clef susceptible de contribuer à la résilience du système de santé publique en considérant le soin comme un continuum, un usage du corps, et pas uniquement comme une intervention hospitalière en situation d’urgence.
Trois mois après le début de la pandémie, on peut s’étonner que les chercheurs en sciences de la santé du monde entier, n’aient pas réussi à valider puis à vulgariser ces trois éléments :
- Si nous avons déjà contracté le coronavirus (à cause de l’absence de tests simples).
- Combien de temps un porteur reste-t-il contagieux ? Est-ce qu’on développe une immunité à ce virus ?
Combien de temps le virus reste infectieux sur une surface inerte.
L’absence de tests simples à réaliser et à interpéter, et les incertitudes quant à ces deux questions mettent à mal l’efficacité des mesures de confinement et nous obligent, par précaution, à suspendre nos manières d’être sociales et affectives. Ce sont pourtant les informations de base qui nous permettraient d’adapter nos pratiques de vie : de sortir de la gouvernementtalité épidémiologue et de construire une épidémiologie populaire.
Du manque d’air au printemps à venir
« A devoir choisir, nous préférons l’éventualité d’une crise climatique bien sentie, qui déborde les dispositifs d’Etat et qui impose une reconfiguration de la vie, la création de liens, la remise en question de nos manières de faire, à celle d’une extinction de masse si bien gérée qu’elle passe inaperçue. A devoir choisir, nous préférons la ruine de la métropole globale à la résilience potentielle de son virage vert. »
– in Rattachements ; Pour une écologie de la présence
Nous y revoilà. La crise financière annoncée depuis des mois est finalement arrivée : krach boursier, explosion d’une partie de la bulle spéculative, interruption des déplacements nationaux et internationaux, consommation en berne. Les états européens ont déjà débloqué plus de mille milliards d’euros à distribuer aux banques et entreprises en difficulté. 2008 reloaded.
Nous pourrions nous indigner, crier à l’injustice sociale, à la nécessité d’utiliser cet argent pour les services publics, l’enseignement, la sécurité sociale ou… le système de santé. Il serait possible que les gouvernants fassent enfin preuve d’équité dans cette situation, d’une forme d’intelligence. Mais nous n’y croyons plus. L’iniquité des classes dirigeantes n’a d’égale que leur cynisme.
Nous préférons penser à nos amies, à nos amis et à toutes les autres, intermittentes, travailleurs précaires ou au black, qui viennent de se retrouver instantanément sans aucun revenu, pour le mois à venir et probablement plus longtemps. Obtenir des indemnités pour toutes et tous, instaurer une grève des loyers et des dynamiques d’opposition aux expulsions locatives est en passe de devenir le minimum vital pour beaucoup. Les effets sociaux et économiques de cette catastrophe sanitaire vont nous obliger à inventer de nouvelles formes de solidarité et d’être ensemble. Nous ne savons pas quelles seront ces formes, nous savons juste qu’elles seront nécessaires dans le monde qui s’ouvre à nous.
Nous nous retrouvons, en dépit de toutes les souffrances qu’impliquera cette pandémie, face à une opportunité inédite : en moins d’un mois, nous avons assisté à l’arrêt quasi complet de la machine économique et au renouveau écologique que cela produit – assainissement et régénération de l’air, des sols et des cours d’eau, en attendant la suite ; en moins d’un mois, nous avons obtenu une situation que tous les écologistes conséquents appelaient de leurs vœux et que les millions de marcheurs pour le climat n’avaient pas pu obtenir en deux ans de mobilisation. Le discours sur l’impossibilité d’interrompre la normalité vient de voler en éclats, sous nos yeux.
Il y aura à n’en pas douter un avant et un après coronavirus. Alors bien sûr, il y aura un retour « à la normale », mais laquelle ? Celle des gouvernants, la course à la croissance, aux pics boursiers, dans un quotidien dématérialisé, fait d’e-learning, de télétravail et de livraisons à distance avec, « pour notre sécurité », de nouvelles normes d’hygiène et de contrôle personnalisé ? Ou une réalité que nous essayerons de construire, en cherchant, en faisant des erreurs et en recommençant ?
Nous pouvons attendre la prochaine crise financière, la prochaine pandémie ou la prochaine éruption volcanique pour enfin déserter le monde tel qu’il va. Mais nous pouvons aussi nous saisir de ce moment d’arrêt, de cette interruption relative du cours de nos vies. Prendre le temps. Nous interroger sur comment nous vivons et comment nous voulons vivre. Sur ce qui accroît notre bonheur et ce qui l’entrave. Nous remettre à l’écoute.Ralentir le rythme. Définitivement.
Frayer de nouveaux chemins n’ira pas de soi. Nous ne doutons pas que la désertion ou la rébellion contre l’ordre du monde impliquera aussi luttes et violences, nous nous souvenons de la répression sanglante des mouvements insurrectionnels de ces deux dernières années, en France, au Chili, à Hong Kong, en Iran, au Liban et partout où ils ont pu émerger.
Si nous nous engageons dans la voie d’une autre écologie des présences, d’un autre rapport aux mondes,peut-être y aura-t-il finalement lieu de retrouver dans cette fin d’hiver les signes du printemps qui s’approche. Qu’après la crise dans un système à bout de souffle, nous prenions à nouveau plaisir à apprécier la beauté des arbres qui fleurissent. Et l’intime certitude que notre survie en dépend.