Elles performent, ils agressent 

Agressions racistes envers des comédiennes au festival d’Avignon pendant la représentation de « Carte noire nommée désir », jouée par huit performeuses afro-descendantes.

« Dans le long tunnel qui les conduit de “leur affreux-passé à leur afro-futur”, elles interrogent l’hypersexualisation de leurs corps, leur aliénation à la blanchité et à l’histoire coloniale, leur visibilité et leur invisibilité en France, les modèles avec lesquels elles ont grandi. Elles questionnent leur communauté noire sur son besoin de respectabilité et sur les secrets de famille qui brouillent leurs perspectives de projection. » (Présentation du spectacle par le Théâtre l’Odéon)
 
 
Elles performent, ils agressent  

 Nous apprenons que les performeuses/comédiennes du spectacle "Carte noire nommée désir" sont agressées pendant leur tournée à Avignon, en juillet 2023. Agressées physiquement et verbalement, en plein spectacle et en pleine rue. Des doigts d’honneurs, des insultes, des "ici on est chez nous". Un spectateur frappe une comédienne pendant qu’elle joue.
Toute cette violence n’a rien de caricatural, elle est bien réelle, elle est l’expression du racisme banalisé. Après la stupeur, cela nous fait l’effet d’une piqûre de rappel : de telles agressions peuvent se produire partout, aucun espace ne protège. Au théâtre, le public ne laisse pas son sexisme et son racisme au vestiaire.
 Les comédiennes sont sur scène, elles performent. Elles jouent avec les représentations de la femme noire esclavagisée, érotisée, fétichisée, diabolisée, et par le théâtre, les contournent, les questionnent, les déconstruisent. Elles font leur travail de comédienne, être au service d’une mise en scène.
Mais quand un homme/spectateur blanc frappe une femme/comédienne noire avant de quitter tranquillement la salle, il n’y a plus de mise en scène. 
 Les agressions, elles, sont réelles.

A la violence des actes racistes se rajoute une autre violence, la médiatisation de l’événement à une vitesse éprouvante. La mécanique se met en route ; la même, qui dans toutes les agressions sexistes et/ou racistes, cherche à disculper l’agresseur. Les agressions sont passées sous silence, la fachosphère diffuse les images du spectacle en détournant son contenu pour l’investir de ses phobies et de sa haine, un condensé de toutes les névroses sexistes et racistes de notre société.
 S’en suit un déferlement de menaces et d’insultes sur les réseaux sociaux : les noms des comédiennes sont diffusés publiquement avec l’intention de les intimider et de les menacer. 
 L’homme agresseur, quant à lui, est très peu cité, peu inquiété. 

A la violence des coups et des insultes s’ajoute pour les artistes la violence de la dépossession de soi, celle de l’exposition/humiliation sur la place publique, celle de la trahison de la parole et des actes, celle de la silenciation. 
Les comédiennes et la metteuse en scène sont rapidement présentées comme des femmes noires dangereuses qui occupent illégitimement la scène artistique française institutionnelle/subventionnée.
Alors qu’elles sont victimes d’agression, elles sont accusées. Se défendre devient suspect. 
Elles deviennent responsables des actes violents, racistes et sexistes.
On veut nous faire croire qu’elles sont la menace.

Ce retournement de situation nous rappelle l’actualité du dernier mois, où se répète l’histoire sans cesse renouvelée de l’esclavage et de la colonisation. Quand Nahel et Mohammed se font tuer par la police, quand Hedi est laissé pour mort, quand Youssef se fait tabasser... Au début, les médias s’offusquent, puis détournent l’attention avec des faux débats sur les casiers judiciaires des victimes des violences policières, pour finalement conclure que s’ils ont été tué ou tabassé, c’est qu’ils l’ont cherché. Tuer des arabes et des noirs dans la rue est toujours plus banalisé. C’est eux qu’on essaie de rendre responsables de s’être fait tuer, de garder à vie la trace indélébile de leur passage à tabac. Le racisme quotidien est couvert par celui de l’Etat, de ses médias, de la police et de sa justice. 

Aujourd’hui ce sont les comédiennes de « Carte noire nommée désir » qui subissent ces violences
, pour avoir partagé leurs expériences de violence systémique. La force de leur témoignage semble avoir fait peur. Nous avons plutôt envie de les remercier d’avoir eu le courage de s’exprimer. En brisant le silence, elles permettent à toutes et tous d’avancer dans la lutte contre le sexisme et le racisme.
Nous avons aussi envie de les remercier pour cette œuvre artistique poétique, puissante, drôle, et bouleversante. Cet acte de générosité donne l’opportunité au public d’entendre l’histoire de ces femmes afro-descendantes, leurs points de vue sur ce qu’elles vivent, traversent, subissent. Il n’y a rien d’autre à faire que d’écouter.

Nous pensons aux mots d’Audre Lorde qui écrivait en 1984 : 
"Je suis de plus en plus convaincue que ce qui est essentiel pour moi doit être mis en mots, énoncé et partagé, et ce même au risque que ce soit éreinté par la critique et incompris. 
Parce que parler m’est bénéfique d’abord et avant tout. Je suis ici, debout, comme poète Noire lesbienne, et tout cela prend un sens encore plus fort parce que je suis toujours en vie, alors que j’ai bien failli ne plus l’être."

Après la sidération, organisons-nous ! Ce racisme nous n’en voulons pas, ni dans la rue, ni dans nos vies.
Qu’est-ce qui fait que cette agression a pu avoir lieu dans un théâtre ou se trouvaient plus de 300 personnes ? Que faire pour que cela ne se reproduise plus ? Comment réagir face au racisme quand nous en sommes témoin, dans un théâtre, dans la rue et partout ailleurs ?
Dans un contexte de montée croissante du fascisme et des inégalités, nous ne pouvons pas rester silencieuses face à cette violence. Si nous sommes nombreux.ses à être contre le racisme, nous devons être nombreux.ses à réagir. Face au danger, les réactions sont multiples : se figer, fuir, intervenir. Ce n’est certes pas toujours facile de faire ou dire quelque chose et nous ne sommes pas toustes égaux et égales face à la violence, mais nous pouvons nous demander comment s’entrainer mutuellement à se mouiller, à s’engager, à dire, à intervenir quand on est témoin d’une injustice. Comment la solidarité peut s’exprimer en actions ? Se penser solidaires ne suffit pas, ne suffit plus. Nous sommes allié.es, mais aussi concerné.es.

« Carte noire nommée désir » doit se jouer dans d’autres théâtres. C’est un spectacle puissant qui fait réfléchir et donne de la force. Pour toutes ces raisons, soyons nombreux.ses à y aller, être présent.es, être soutien, être vigilant.es, être prêt.es, être là. 
 Tournée :
• Du 29 novembre au 18 décembre, L’Odéon, Théâtre de l’Europe, à Paris
• Les 2 et 3 février 2024, au Volcan, scène nationale, au Havre
• Les 25 et 26 avril 2024, au Théâtre 71, scène nationale de Malakoff

"Quels sont les mots qui vous manquent encore ? Qu’avez-vous besoin de dire ? Quelles sont les tyrannies que vous avalez jour après jour et que vous essayez de faire vôtres, jusqu’à vous en rendre malade et à crever, en silence encore ? Peut-être que pour certaines d’entre vous, ici aujourd’hui, je suis le visage de vos peurs. Parce que je suis Noire, parce que je suis lesbienne, parce que je suis moi -une poète guerrière Noire qui fait son boulot-, venue vous demander : et vous, est ce que vous faites le vôtre ?" (Transformer le silence en paroles et en actes, 1984)

Des spectateur.ices en colère

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