Marseille. mardi 23 mars 1841, place des Hommes, à l’est des vieux quartiers. La nuit est tombée. Le drapeau bleu, rouge et noir, c’est celui que porte, encore roulé, François Bourdisson, le savetier, 54 ans, né sujet piémontais. Bleu et rouge, comme le drapeau de la République, celle de 1793. Le drapeau qu’a usurpé Orléans, en juillet 1830, qui remplaça le drapeau blanc des Bourbons par le tricolore. Mais noir, à la place du blanc de la royauté. Noir, comme le drapeau des Canuts insurgés en 1834. Noir, pour dire l’espoir de la République démocratique et sociale. La « Bôna ».
« Changer la forme du gouvernement, proclamer la République, c’était le prétexte, ce n’était pas le but véritable des conjurés, ils l’ont dit déjà mille fois eux-mêmes dans leurs conciliabules et dans leurs pratiques d’embauchage : c’était la guerre du pauvre contre le riche, c’était le partage ou plutôt c’était le pillage des biens. Il ne s’agit donc pas ici d’une affaire politique mais d’un complot et d’un attentat contre l’ordre social. C’est une de ces folles, mais terribles entreprises qui se concevrait plus aisément dans un pays où l’extrême opulence touche à l’extrême pauvreté, mais qui ne devrait pas être tentée, et qui ne pouvait pas réussir en France. C’est encore par l’organisation des sociétés secrètes que ce mouvement insurrectionnel a été préparé [...] Dans ces dernières années, les sociétés secrètes, en s’adressant plus particulièrement aux classes ouvrières, en leur parlant de communauté des biens, plus que de politique. en signalant à leur haine les oisifs et les riches, ont pris un caractère plus odieux, plus menaçant encore. C’est le trait distinctif des associations sur les-quelles se fondait l’attentat du mois de mars ». (Acte d’accusation du 15 septembre 1841 [2]).
Ils sont une vingtaine, réunis à l’appel de leur chef de section, Courbiet le tailleur de pierres. L’autre frère Courbiet, le maçon, réunit sa section un peu plus loin. Comme sur d’autres places, Suzini le chapelier, et bien sûr Deschamps le peintre en bâtiment, le chef des montagnards de Marseille, et d’autres encore... Le fusil, le sabre ou le pistolet sont glissés le long du pantalon. Les cartouches ont été réparties. Ils vont monter à travers le vieux quartier, passer la barrière, pour rejoindre la guinguette du Polonais, dans la proche campagne d’Arenc. Ils pensent se trouver dans les trois cents, plus le renfort des ouvriers du canal, qui descendront du nord. Pagès dit Francœur. du Puy et Bonnet le Niçois. deux mineurs qui travaillent au canal ont recruté un fort groupe d’hommes décidés. Un groupe d’ouvriers viendra aussi des Pennes, plus au nord. Ensuite Deschamps, le chef des montagnards de Marseille. donnera les consignes pour neutraliser les postes de garde et s’emparer des bâtiments publics.
Car ils veulent prendre Marseille cette nuit. Folie ? Les frères étaient trop impatients pour attendre encore un signal de Paris. Cette fois c’est Marseille qui lancera l’insurrection. « Les patriotes du Midi semblent se dégoûter de suivre l’impulsion parisienne, ils proposent de faire corps avec Lyon en s’isolant de Paris [3]. Tel était, en effet. le terrain que s’était donné l’insurrection marseillaise. Le mouvement devait s’effec-tuer entre Marseille et Lyon ».
L’insurrection doit éclater
La décision a été prise, irrévocablement. dimanche 21. à la guinguette du Polonais, l’insurrection doit éclater dans la nuit du 23. Aussitôt les frères de Vaucluse suivront. Tous sont prêts. à Avignon. Cavaillon. Orange. Et sans doute au-delà, à Nîmes. Montpellier... Joseph Courbiet a d’abord fait la tournée en Vaucluse puis, le 8 mars, Deschamps, les Courbiet et Suzini ont rencontré les délégués des frères de Vaucluse, ceux de la Société des montagnards et ceux des Carbonari réformés, à Lambesc, aux confins des deux départements. On ne sait trop ce que Lyon fera : le messager d’Orange qui apportait les lettres codées des frères de Lyon les avait cachées dans ses souliers, et un orage les a noyées. Ici, à Marseille, les montagnards ne comptent pratiquement que des prolétaires et de tout petits artisans, ceux dont les échoppes sont lieux de propagande, cordonniers, tailleurs au premier chef... Tous sont marseillais, mais bien peu sont natifs de Marseille. Ils sont venus de tout le grand Sud-Est, et même au-delà, travailler dans la capitale méridionale. Les beaux parleurs, les petits-bourgeois républicains se sont défilés devant cette entreprise. Benet, le professeur de dessin du collège d’Orange, qui devait faire le lien avec Lyon, a passé la main. Même Sénés l’imprimeur, l’ancien imprimeur du Peuple souverain tué par les procès en 1835, s’est un peu fait tirer l’oreille. Trop connu à Marseille. trop surveillé... Mais qui n’est pas surveillé ? Deschamps a déjà été poursuivi pour complot en 39, comme Millet le cordonnier. La police sait bien que Ravel le journalier et Thierry l’ouvrier tailleur sont membres de la société républicaine dite de Saint Just, Thierry en est même le président... Et le pouvoir a ses oreilles dans toutes ces guinguettes où le petit peuple de Marseille passe ses dimanches.
Mais baste, les frères veulent agir. « Ce sont les simples chefs de sections, plus rapprochés des masses, plus accessibles à leurs plaintes, moins capables de combiner et d’apprécier les chances de succès, qui se sont mis à la tête du mouvement. Les subalternes sont devenus chefs. Il y avait en effet une telle impatience. un tel aveuglement dans cette masse ignorante, qu’une petite commune de Vaucluse osait dire, que si on ne voulait pas agir, Pernes donnerait la république. C’est ainsi que Marseille s’est précipitée sans attendre Lyon, et qu’Avignon même n’a pu retenir les communes de Vaucluse ».
Le 25, les bons bourgeois de Marseille apprendront par leur journal quasi officiel, Le Sémaphore, que 300 anarchistes, réunis dans une guinguette de la Villette, ont été cernés par la police, la gendarmerie, prévenues par dénonciation, et par la troupe. Après un échange de coups de feu qui a blessé un gendarme, la plupart des conjurés ont pu s’enfuir dans la campagne. Un certain nombre ont été arrêtés. La colonne des ouvriers du canal et des ouvriers des Pennes rencontrera un groupe de fugitifs et rebroussera donc chemin. L’instruction montre la solidité de ces conspirateurs. Sur la quarantaine d’arrêtés, seuls quatre feront quelques aveux. La répression va ensuite s’abattre massivement sur les groupes Carbonari de Vaucluse. Ainsi s’explique peut-être l’absence presque totale de mouvements protestataires en Provence lors de « l’été rouge » de 1841, qui vit la plupart des régions du Midi secouées par des révoltes interclassistes contre le recensement des portes et fenêtres.
« L’affaire de Marseille » témoignait en tout cas dans la grande cité d’une première et violente concrétisation des aspirations ouvrières à une République sociale, et d’une organisation autonome par rapport aux jeunes militants républicains petits-bourgeois, dont beaucoup deviendront des cadres de la République naissante, en mars 1848. Alors que les derniers condamnés du complot de Marseille venaient d’achever leurs années de détention... L’affaire témoigne aussi d’une constante trop sou-vent ignorée : l’autonomie politique des « rouges » du Midi, et leur désir de se regrouper dans le triangle du grand Sud-Est, désir qui se concrétisera en 1850 dans l’affaire du complot dit de Lyon, touchant 15 départements méridionaux entre Lyon et Marseille, comme dans la constitution de la Ligue du Midi, en 1870. Autonomie d’initiative politique qui ne visait pas l’éclatement de la France, mais l’avènement de la République, que beaucoup souhaitaient communaliste, voire fédérative.