La manière dont on se relève ( L’Etat m’a tabassé, il continue son travail )

Une nuit de juin 2013, j’ai été attrapé par des policiers qui m’ont cassé le poignet en me traînant par les menottes jusque dans un véhicule et m’ont ensuite mis la tête dans les murs et portes du commissariat central de Toulouse.1 Peut-être parce qu’ils manquaient d’imagination mais sans doute avant tout parce que l’endroit est propice. Ils ont fait ça sous les yeux et les oreilles de tous leurs collègues occupés à garder la paix qui ne leur avait rien demandé non plus. Tous ces fonctionnaires appliqués avaient surtout l’air complètement habitués et aucun ne s’est soucié de ce qui se passait. C’est ce qui nous fait dire avec mes proches que la police m’a traité comme elle gère généralement les galériens qu’elle capture dans ce quartier.

Le poulailler reste un palais doré pour le coq, malgré la puanteur des lieux

Apparemment persuadés qu’ils seront couverts par la Justice, deux d’entre eux, ont donc aussi porté plainte contre moi. Ce n’est pas une faveur particulière, mais une habitude encore une fois. Pour se couvrir lorsqu’ils ont défoncé quelqu’un, ils portent plainte et peuvent même récupérer des indemnités à la personne sur laquelle ils se ont pu se fouler la matraque. Dans mon cas, l’un de ces héros du roman national a déclaré que j’avais fait mal au dos à son collègue pendant qu’ils m’écrasaient à trois sur le béton. Pourtant le collègue déclare s’être fait un lumbago tout seul en me menottant. Pour deux d’entre eux, j’aurais refusé un contrôle d’identité puis ils auraient dû me mettre au sol, mais pour le troisième, leur équipe n’a en fait jamais cherché à contrôler mon identité et celui-ci m’aurait arrêté alors que je m’enfuyais, en « me posant la main sur l’épaule ». Deux m’accusent d’avoir mis un coup de pied dans le tibias d’un troisième qui ne l’évoquera jamais. Aucun ne s’est présenté à la médecine légale pour faire constater une quelconque blessure. L’un a quand même eu la judicieuse idée de déclarer que je me serais cogné la tête tout seul en me débattant par terre contre le béton. Mais un autre déclare n’avoir aucun souvenir de m’avoir vu blessé avant de m’emmener au commissariat. L’un m’accuse même d’avoir été violent avec des infirmières dans l’ambulance qui m’emmena à l’hôpital pour justifier qu’ils m’y ont laissé attaché et sanglé, alors que ces dernières démentent complètement et se souviennent surtout que je criais de douleurs et que je demandais qu’on desserre les bracelets.

Ces policiers peuvent se permettre de déclarer tout et n’importe quoi, sans même vérifier entre eux la concordance de leurs mises en scène, parce qu’ils savent que cela suffit généralement à les couvrir.

De farouches sauveurs de veuves et d’orphelins ont failli me tuer en m’écrasant la tête contre des murs et des portes non prévus à cet effet, mon poignet gauche reste en partie invalide et donc ils m’accusent de violences, outrage et rébellion. En fait, il n’y a pas de contradiction dans tout ça. D’ailleurs pendant ce temps, ma plainte comme victime de violences policières et les accusations importantes que je porte à l’encontre de la police et de l’Etat ne semblent toujours motiver aucune ouverture de procès. Je serai donc jugé par le pays des droits de l’homme blanc et riche le 17 novembre 2016 au Tribunal de Grande Instance de Toulouse, à 8h30. Vous pouvez venir exprimer ce que vous pensez de tout ça, on pourra boire un thé avec les potos après et discuter un peu, ça fera plaisir de vous voir.

Dans la nuit du 7 au 8 août 2016, un homme dont ni la police ni les médias n’ont voulu livré le nom, a été retrouvé mort, le crâne fracassé, dans une cellule de ce même commissariat. Les médias dominants, comme toujours, ont servi la version policière et commencé par dire qu’il était tombé plusieurs fois sur la tête avant d’être « recueilli » par la police municipale qui l’avait emmené au commissariat central. Sûrement pour le soigner et parce que les hôpitaux ne sont plus très sûrs de nos jours. Une autopsie réalisée le 8 août révèle une fracture du crâne « vraisemblablement à l’origine de la mort », puis un complément d’autopsie rendu le 9 aout ajoute une « importante hémorragie intra-crânienne » et quatre côtes cassées. Selon le Parquet, les vidéos de la caméra dans la cellule de dégrisement « n’indiquent aucune trace de violences, de rébellions, ou de quelconques complications ». Un médecin avait aussi validé la mise en cellule et il faudrait donc envisager « l’intervention d’un tiers avant son admission au commissariat » selon les flics et leur Dépêche. Dans mon cas, les condés m’avaient cogné la tête dans le couloir central et m’y avaient laissé étalé, menotté les mains dans le dos, face contre carrelage sans jamais m’amener jusqu’en cellule. Vue la banalisation de cette technique de défoulement policier au commissariat de l’Embouchure, il est possible qu’elle ait été employée contre cet homme. Et s’il lui a été fait quoi que ce soit dans ce commissariat, comme dans mon cas, on peut être sûr qu’aucun fonctionnaire ne s’en est inquiété. Car finalement, même si sa tête avait subi des chocs avant de croiser la police, si les flics ne l’avaient pas emporté et mis en cellule, n’importe quel être humain passant par là aurait pu appeler les urgences. Encore une fois, une personne est morte entre les mains de la police ; c’est-à-dire entre les mains de l’Etat. Un an plus tôt, le 17 octobre 2015, à Toulouse, Thimothée Lake avait été abattu par la BAC pour protéger la caisse d’un commerce. C’était jour pour jour, 54 ans après le massacre policier des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris.

Les violences et crimes policiers ne sont pas des « bavures » mais le fonctionnement normal d’un système d’oppression chargé de protéger une société inégalitaire.

Ils voulaient nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines

Si on veut empêcher l’Etat de masquer les crimes de ses agents, l’obliger à ouvrir des procès contre eux et le soumettre à des enquêtes publiques et indépendantes, il n’y a sûrement pas d’autre moyen que la lutte collective. Mais là encore, lorsqu’on réussit à faire ouvrir un procès après de longues années de lutte, à la sortie de la quasi totalité des tribunaux, nous n’obtenons rien qui ressemble à ce que nous appelons la vérité et la justice. Plutôt des simulacres, des humiliations pour nos familles et nos proches, de la hoggra encore et toujours.

Les derniers rendus comme l’immense majorité des précédents, dans les affaires Akim Ajimi, Ali Ziri, Amine Bentounsi, Lamine Dieng, Zied Benna et Bouna Traore, Hocine Bouras, comme toutes les dernières lois, nous confirment que l’Etat et son institution judiciaire réaffirmeront sans cesse le permis de tuer pour les policiers.

Nos luttes rendent éternels les disparus ; paix, force et courage à tous leurs proches.

Avec les miens, nous venons réaffirmer que rien de tout ce carnage ne changera tant que nous ne serons pas assez (bien) organisé.e.s., par et pour nous-mêmes. Parce que la police n’est qu’une institution parmi d’autres qui participent à la ségrégation et à l’écrasement des habitant.e.s des quartiers populaires (administrations, éducation nationale, services sociaux, services d’urbanisme…) Parce que les dominants ont trop besoin de la violence des flics pour reproduire leur pillage industriel des peuples et de la planète. Parce qu’ils ont absolument besoin de maintenir les classes les plus pauvres écrasées et ségréguées. Parce qu’il leur faut nous diviser, soumettre nos luttes et détruire les formes de vie insoumises qui émergent partout autour du monde. Parce que le patriarcat, la suprématie blanche et tous les systèmes de privilèges collaborent en s’appuyant aussi sur la domination policière.

Leurs tribunaux sont des champs de bataille où nous continuerons à combattre parce que nous n’avons pas le luxe de pouvoir les laisser gérer tranquillement le business de l’asservissement. Des comités vérité et justice et des comités anti-répression continuent à se développer, et travaillent de plus en plus régulièrement ensemble. A l’horizon, un réseau d’entraide et d’auto-défense populaire commence à s’esquisser. Il pourrait mettre en liens et appuyer la construction, en ville comme à la campagne de différents moyens de résistance collective indépendants : des groupes de veille et de contre-enquête sur les forces de l’ordre et les institutions en charge du contrôle et de la guerre, des observatoires et des auto-médias indépendants pour diffuser la contre-information, des caisses de solidarité pour subvenir à tous les coûts de ces luttes, des moyens juridiques (listes d’avocats et de juristes compétents et compatibles avec ces luttes, archivage des affaires précédentes dans la région…), des lieux de vie et d’organisation, des moyens de formation collective (brochures, sites web, émissions de radio, info-kiosks…), des moyens de rencontre, de mobilisation et d’action…

Continuons à construire ce mouvement d’auto-défense. Il semble clair que nous n’aurons de justice sociale que ce nous arracherons. A ce sujet, des camarades m’ont fait savoir qu’ils m’avaient dédicacé quelques gestes de solidarité durant les derniers mouvements, en exprimant leur colère de manière plus ou moins symbolique contre diverses représentations de l’entité oppressante. Potos, j’espère bien danser avec vous sur les ruines de tout ça.

Flics et autres tortionnaires du quotidien, toute la violence que vous projetez, se fixe dans les corps de vos proies, se noue dans nos muscles et éclate un jour comme l’orage. Vous savez très bien d’où vient la colère que les gens vous portent. Vous faites mal semblant de ne pas comprendre. Comment se plaindre d’être détesté par ceux que l’on contrôle au quotidien ? Et non, vous ne mourez pas à cause de cette « haine antiflic » que vous produisez comme des grands. Vous êtes principalement victimes d’accidents à l’entraînement, d’accidents avec vos armes, d’accidents en service et notamment sur la route où vos manières de conduire constituent le principal « danger public » pour nos communautés. Et enfin vous mourrez de suicides – une cinquantaine par an – tant ce boulot merdique pourrit vos vies après les nôtres. Finalement, 2 à 3 flics meurent par an en mission en raison d’un tiers, c’est-à-dire une infime minorité et principalement due au grand banditisme ou à coups de fusil… à la campagne. Statistiquement vous n’êtes donc quasiment jamais tué par des « anti-flics » comme vous tentez de le faire croire2. C’est la police et l’Etat eux-mêmes qui vous tuent, vous aussi, mais dans leur manière de vous mettre à leur service. Vous n’êtes pas du peuple. Lorsque vous faites « grève du zèle », vous ne gênez personne, bien au contraire. Et nous seuls savons ce qu’il y a vraiment dans les assiettes qui vous sont servies aux déjeuners de vos brasseries préférées. Mâchez bien, savourez et n’oubliez jamais que c’est le peuple que vous persécutez au quotidien, qui prépare vos repas.

Car nous savons combien vos congrégations d’assassins fragiles se foutent de nos vies. Nous ne pouvons pas vous laisser continuer à tenir vous-même votre laisse en échange de quelques os rassis. Même si c’est là votre kif, il en va de nos vies. Mais vous feriez bien de rompre avec ce désastre pour vous-même aussi. Car vous pouvez pleurnicher des armes et des « moyens », le temps et l’accroissement des inégalités ne joueront pas en votre faveur. Vos maîtres se moquent de vous comme de nous et ils vous abandonneront dès que vous ne les servirez plus assez bien. Hâtez-vous de quitter cette boucherie, chaque jour suivant sera plus dur et nous devenons nuées.

On entend le fracas des arbres qui tombent, mais pas le murmure de la forêt qui pousse

Dans nombre de cités, à différentes époques, des habitant.e.s se sont rendu.e.s capables de s’associer pour dissuader ces milices assermentées de venir y chasser. Et pour se faire justice. Partout déjà, nous sommes habitué.e.s à surveiller la police, à la filmer, à publier les videos. Nous sommes les « spécialistes » de nos territoires et nous savons mieux que quiconque, comment protéger nos communautés. Organisons l’autodéfense populaire et appuyons les collectifs militants de quartier qui résistent au quotidien. Mais gardons à l’esprit que ce carnage n’aura pas de fin tant que nous ne pourrons pas nous passer de l’Etat et de son monde. Car tout cela repose aussi sur notre aliénation.

Au point que certains des nôtres en viennent à s’embaucher auprès d’impérialismes récents comme Daesh mais bien plus souvent auprès des vieilles machineries du meurtre de masse que sont les polices et les armées des puissances occidentales. C’est une défaite et un drame chaque fois que quiconque s’engage dans l’une ou l’autre de ces entreprises de terreur d’Etat. Et si certain.e.s s’y perdent c’est sans doute aussi parce qu’aucun mouvement de lutte et de libération ne s’est encore rendu capable d’organiser concrètement la reprise en main de leurs destinées par les classes populaires et en particulier les quartiers ségrégués. Nous sommes dans cette situation parce qu’en Afrique comme ici, en Amérique comme en Asie, nous avons été dépossédés des terres, des savoirs et des possibilités de formes de vies autonomes. Parce que nous sommes obligés de travailler pour leur système, de consommer leurs marchandises, de mendier de l’aide à nos propres bourreaux.

La violence policière est l’aboutissement technique d’un système forgé sur notre mise en dépendance.

Dans chaque ville, dans chaque quartier, dans chaque village, des groupes d’entraide peuvent constituer les bases fondatrices de comités d’auto-défense face à toutes les violences d’Etat. En créant de la rencontre et de la force, ces comités peuvent organiser de la veille contre les différentes formes de dominations et outiller les luttes contre la répression. Appuyer aussi les résistances aux plans de « rénovation urbaine » qui assurent le « grand remplacement » des plus pauvres par des résidences bourgeoises ou des grands projets dévastateurs. Le tissu de ces collectifs peut renforcer les solidarités envers les prisonnier.e.s et porter les luttes contre tous les enfermements. Depuis chacun de ces points de départ, nous pouvons passer à l’offensive, c’est-à-dire à la reconstruction de formes d’autonomie populaire. Nous pouvons nous organiser pour créer des moyens d’appuyer les grèves de loyers. Il nous faudra de toute façon sans cesse plus de caisses de solidarité. Et en les fédérant, il devient possible de subvenir à des tas d’autres besoins, par nous-mêmes. Chaque quartier a la force de se doter de ses propres caisses d’auto-financement, de sa case de santé communautaire, de son centre social autogéré, de ses coopératives… Nous avons besoin de tisser des liens directs et constants entre habitant.e.s. à travers des réunions de tours, de barres et de maisons, des assemblées de quartiers ou de vallées, de campagnes, de prisons ou de montagnes.

La répression est féroce avec tout ce qui tente de se libérer par soi-même, elle frappera sans répit ces expériences. C’est pour cela que nous avons intérêt à mettre en réseau, à fédérer le plus possible les lieux, les collectifs et les luttes pour l’autonomie. Il s’agirait de pouvoir associer des ateliers, des fermes, des cantines, des espaces d’hébergement et d’organisation pour appuyer les luttes et en particulier celle des classes les plus opprimées et ségréguées. Mais aussi pour organiser des stages de formation, des festivals de soutien, des séjours de vacances intergénérationnels, des rencontres de toutes sortes. Mettre des moyens à disposition des habitant.e.s des quartiers et des campements, des détenu.e.s nouvellement libérés, de toutes celles et ceux qui fuient la chasse aux migrant.e.s… Non plus seulement créer de l’autonomie mais de l’autonomisation. Cela suppose de répondre collectivement et par nous-mêmes à nos besoins matériels et à l’amélioration des conditions de vie des plus précaires. Cela suppose d’orienter sans répit la construction des communes libres vers leur prise en mains par les classes dominées, pour qu’en s’y formant collectivement nous puissions y créer ensemble les moyens de nos libérations respectives. Mettre en synergie des forces et des lieux pour que les exploité.e.s, les opprimé.e.s et les aliéné.e.s puissent se rejoindre, penser et agir ensemble, se former en développant des bases d’appui et puis continuer leur chemin en semant l’autonomisation partout où elles et ils passent.

Dans des conditions de répression et d’oppression différentes, dans certains coins du Burkina Faso ou de Tunisie, à Barbacha ou à Détroit, au Rojava ou au Chiapas, des peuples, avec souvent les femmes, les plus jeunes, les plus pauvres en premières lignes, ont commencé à s’auto-organiser pour se défendre, puis à créer les chemins de leur autonomisation et inventer les bases de mondes plus joyeux. Ils nous montrent qu’il ne s’agit ni de prendre l’Etat ni d’essayer d’améliorer cette société mais de construire d’autres mondes en même temps que nous démontons l’ancien.

Comme un proverbe populaire, chaque situation renferme les possibles auxquels on veut bien croire. Alors puisque personne d’autre que nous-mêmes ne risque de le faire à notre place, commençons par croire en nous et en notre capacité d’associer la diversité de nos tactiques, de nos techniques et de nos pratiques, de nos idées, de nos communautés et de nos territoires, de nos volontés et de nos puissances.

Le plus important, c’est pas la chute ni l’atterrissage

mais la manière dont on se relève

Mathieu Rigouste

PS :

1Cette histoire est détaillée dans un premier texte, « L’Etat m’a tabassé, il a fait son travail », paru en juin 2014 et qu’on trouve sur internet.

2Rapports ONRDP et http://www.liberation.fr/france/2015/04/04/policiers-morts-en-service-ciotti-et-marechal-le-pen-font-desordre_1234526

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