Je ne me souviens pas du jour où j’ai compris que j’étais une femme. Ou plutôt, compris ce que c’était qu’une femme. Pas seulement quelqu’un qui pouvait porter des robes, avoir les cheveux longs, un jour des seins, peut-être maman. Non, quand j’ai compris que c’était être moins. Il n’y a pas eu de déclic, de révélation, d’un jour au lendemain. Plutôt une succession d’infimes déconvenues, d’incompréhensions, de petits agacements. Les découvertes terribles sont rares : en cours de français, Virginie [1] préfère se noyer plutôt qu’ôter la robe lourde qui l’assassine – l’enseignante commentait l’entreprise d’édification morale, j’avais un trou dans le ventre. Je n’avais pourtant pas bronché en regardant quelques années plus tôt Belle se vendre à la Bête pour la dignité de son père – images gentiment terribles qu’on montre aux petites filles et qui s’inscrivent, je crois, jusque dans la chair et règlent mieux la conduite que les leçons de politesse.
Je ne me souviens pas non plus m’être découverte racisée [2].Nous étions algériens, c’était une langue dans la maison, une seconde couleur de passeport, des habitudes familières. C’était aussi cette absurde mention « nationalité étrangère » sur ma convocation aux épreuves du brevet qu’il avait fallu faire corriger ; un pays que certains fantasmaient comme un autre « chez-moi », et je crois que ça ne m’ennuyait pas trop d’avoir une plage en vacances pour second chez-moi ; et d’autres choses moins agréables, j’étais enfant quand l’image de l’arabe-terroriste a supplanté celle de l’arabe-voleur [3].