QU’EST-CE QU’ON FOUT ? Vulgarisation d’un texte de Chi-Chi : Définir ma propre oppression

C’est une brochure de vulgarisation d’un texte de Chi-Chi : Defining my Own Oppression : Neoliberalism and the demandes of Victimhood.
Ça parle de néolibéralisme, d’histoire de luttes féministes et antiracistes, de politiques de l’identité, intersectionnalité, politique de la souffrance...
Et y a un lexique à la fin qui revient sur des termes qu’on utilise souvent dans les milieux de gauche !

QU’EST-CE QU’ON FOUT ?
reprise de La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ? (Chi-Chi Shi )1 suivi du Lexique (très) orienté à gauche !

QU’EST-CE QU’ON FOUT ?

Le texte

L’un-e d’entre nous est tombé-e par hasard sur ce texte dans la revue en ligne Période. Son auteure, c’est ChiChi Shi, qui est diplômée en théorie politique de l’université d ’Oxford.
A la base, c’est un article universitaire paru en 2018 dans le n° 26 de la revue Historical Materialism sous le titre « Defining my Own Oppression : Neoliberalism and the demandes of Victimhood.

Qui on est
On est des gens qui traînent et qui s’organisent dans les milieux anticapitalistes, féministes ou queer. On a fait un passage plus ou moins long et plus ou moins récent par la fac.

Pourquoi on a repris ce texte ?

Même si on n’est pas d’accord avec tout ce qu’il contient, plusieurs raisons nous ont motivées à le rendre plus accessible :
• prendre conscience de comment la culture dans laquelle on vit influence (et limite) nos manières de lutter contre ce qui ne nous va pas dans cette société.
• mettre en valeur et en circulation un texte qui se donne la peine de contextualiser et d’analyser en plusieurs temps comment on pratique les politiques de l’identité et ce que ça produit. Même s’il est HYPER compliqué à la base.
• rendre le texte accessible à plus de personnes. On trouve ça stratégique parce qu’on pense que ce texte est précieux et on espère qu’il provoquera des discussions entre amis et camarades.
• naviguant dans les milieux queers et souhaitant l’anéantissement du capitalisme, on s’est dit que ce texte vient mettre des mots sur des malaises ou des désaccords politiques que l’on peut avoir en discutant ou en s’organisant avec d’autres gens. Avec qui fait-on des alliances dans une lutte ? Avec qui on fait l’évidence qu’on a des intérêts communs ? Est-ce que la non-mixité est aussi souvent pertinente que nous la pratiquons ? Pour quoi on lutte ? Pensons-nous suffisamment en termes stratégiques ?
• ce texte est aussi une occasion d’aborder des problèmes interpersonnels ou même politiques se répétant dans certains milieux de gauche. On trouve de plus en plus étouffants et paralysants les réflexes d’utiliser son identité (et sa souffrance) comme des cartes pour mettre fin aux discussions ou faire plier des avis dissidents.
• faire cette brochure ça a aussi été un prétexte pour (re)définir des concepts politiques qu’on utilise beaucoup dans les milieux de gauche radicale/queers/féministes sans plus se donner le temps d’expliquer ce qu’on entend par là.

Comment on a écrit cette brochure ?

On est 3-4 personnes qui ne se connaissaient pas d’avance, qui ont trouvé le texte intéressant et qui ont décidé d’en faire une brochure. On a aussi demandé de l’aide, des conseils et de la relecture. Alors en tout, on est une dizaine de gens et plusieurs dizaines d’heures de travail à avoir permis que cette brochure existe.
L’intention de base, c’est de faire sortir de l’université un article qui nous a paru hyper intéressant même s’il est hyper compliqué à la base à cause des normes universitaires d’écriture et du niveau de langage très élevé.
Notre démarche ça a été de le lire chacun.e de son côté. d’en simplifier une partie puis de mettre en commun, s’aider à comprendre certains passages et puis lisser le tout.
Et donc, ce que vous allez lire, ce n’est pas juste une synthèse de l’article, c’est pour ça qu’on a notre propre titre. On l’a vulgarisé, simplifié, transformé, commenté, même si la structure de base est presque la même. On a essayé de passer d’une analyse universitaire (extérieure et surplombante) des mouvements sociaux à une vision du dedans, comme si on en parlait avec les gens avec lesquel-le-s on fait de la politique.

On s’est donné quelques consignes pour la réécriture :

• on fait des phrases courtes.
• on simplifie les mots compliqués utilisés ou on les explique tout de suite (autant que possible). Par exemple, on a fait ça pour des concepts philosophiques ou des mots assez rares.
• on s’exprime comme si on expliquait le texte aux gens de notre entourage politique.
• on essaie de ne pas (trop) modifier le sens du texte. Ça n’a pas été possible à 1000/0 parce qu’on a interprété certaines choses quand on ne les trouvait pas assez claires. Donc peut-être que des fois on a cru comprendre le sens que l’auteure mettait et en fait non. Mais on s’est dit que ce n’était pas très grave.
• on contextualise les exemples ou les noms de gens ou de collectifs mentionnés.
• on ajoute nous-mêmes des exemples concrets pour que les propos fassent du sens et qu’on voit comment ça joue vraiment dans la vraie vie. On a notamment rajouté des exemples qui se passent en France quand c’était possible.
• on supprime les formes universitaires inutiles comme : "premièrement je formule l’hypothèse blablabla.
• quand un lien entre deux phrases n’est pas clair, on essaie de rajouter des éléments pour mieux le mettre en évidence (pourquoi tel truc cause tel truc...). On explicite toujours au maximum, quitte à rallonger le texte.
• on reprend le plus souvent le texte de l’auteure en disant : l’auteure dit. Pense…
• on reprend la plupart des citations de l’auteure en les laissant telles quelles.
• on fait des listes qui énumèrent des points dès que c’est possible, pour mieux mettre en évidence les arguments importants d’un paragraphe.
• on genre de manière aléatoire, des fois ielles, des fois ils…
• on s’est inspiré-e-s de la méthode de vulgarisation FALC (Facile à Lire et à Comprendre), disponible sur inclusion-europe.eu. Elle est issue d’un projet européen autour de la formation continue des personnes handicapées intellectuelles.

Dans ce texte, on parle des paradoxes des politiques de l’identité (identity politics)*.
On va voir en particulier que, selon l’auteure, ces politiques telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui encouragent à une solidarité entre opprimées* basée uniquement sur la souffrance qu’iels partagent.
De plus, on va voir que cette façon de lutter est influencée par l’impératif néoliberal* de création d’un "soi authentique", ce qui s’oppose à la constitution de la solidarité collective des humain-e-s et à leur capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres (leur agentivité).
C’est possible que certain-e-s d’entre vous soient brassé-e-s, en colère, soulagé-e-s, perplexes à la lecture de ce texte. Parce que ce qu’il pointe touche directement à nos façons de nous représenter le monde, de nous organiser, de parler de nous, des autres... C’est aussi pour ça qu’on a décidé de le faire circuler.

Plan de la brochure
(dans ce numéro on s’arrête après le 3)

1) Quelques bases : le néolibéralisme, qu’est-ce que c’est ?
Expliquer la transition du libéralisme vers le néolibéralisme, comprendre l’influence des changements économiques sur les comportements individuels et sur la capacité à s’organiser collectivement.

2) Identity politics : petit historique

3) De la création de l’intersectionnalité à la concurrence des identités
Comprendre les accords et désaccords entre politiques de l’identité et intersectionnalité.

4) La politique qui part du ressentiment et du trauma
On parle de la prise d’importance du ressentiment dû à l’oppression avec l’idée qu’il donne l’impression de pouvoir agir politiquement mais qu’en fait il empêche de penser la fin du système.
On voit aussi que l’intérêt accru pour le trauma est en même temps une conséquence et une réponse au néolibéralisme.

5) Soigner les symptômes, négliger les causes
Comment on se concentre sur les effets et symptômes du système plutôt que sur son fonctionnement. On verra que ça pose le capitalisme et le néolibéralisme comme nécessaires et incontestables.

6) Souffrir = savoir ?
Est-ce que la connaissance. la légitimité et la vérité c’est la même chose que l’expérience de la souffrance ?

7) Reconnaître les obstacles à la résistance collective
Comment tout ça empêche de créer du collectif autour d’objectifs communs ?

INTRODUCTION

Ce texte nous propose de revenir sur ce dans quoi certaine-s de nous baignent : les politiques de l’identité. C’est sans doute particulièrement vrai si on évolue dans des communautés queers. féministes et/ou antiracistes.

On abordera à la fois l’histoire des politiques de l’identité, comment elles sont apparues, dans quel contexte et comment elles ont évolué pour donner ce que nous en connaissons aujourd’hui. Surtout si on est jeune et/ou qu’on se politise depuis quelques années.

Un des intérêts de faire cette histoire militante (et universitaire) est de nous donner du recul sur nos pratiques et logiques militantes. Comment on en est arrivé-e-s là ? Comment certains concepts reviennent maintenant dans toutes les bouches ? Comment on se retrouve dans certaines formes d’organisation collective ? C’est quoi notre héritage politique ? C’est intéressant de ce poser ces questions parce que cet héritage a du poids sur nous aujourd’hui, même (surtout ?) quand on ne le connaît pas.

En plus de ça, l’auteure a à peu près dû se dire ceci : c’est bien de faire l’histoire des luttes et des pensées politiques. mais les militant-e-s ne sont pas que des militant-e-s. lels sont aussi des gens qui vivent dans un certain type de société. Et ça, ça joue aussi sur comment ils luttent et pour quoi. C’est pour cette raison que Chi-Chi Shi revient aussi sur une histoire plus large, celle du capitalisme en Occident. On va donc parler de comment notre système économique a de l’influence sur le type de société dans lequel on vit : comment on se représente le monde ? Qu’est-ce qui nous importe ? Quelles divisions sont engendrées entre les gens ?

On va aussi parler de comment notre système économique a de l’influence sur notre façon de lutter contre ce monde.

Voir un peu d’histoire de l’économie et de la société, ça nous permettra de saisir que le capitalisme a changé, lui aussi, depuis ses débuts. Ça vise aussi à comprendre comment ces changements nous conditionnent. C’est ce qu’on va retrouver dans cette première brochure : de l’histoire. des définitions...

En gros, ce texte nous propose de nous sortir un peu la tête de l’eau dans laquelle on baigne ! De nous rendre compte de comment on est nous aussi les produits de notre société. même si on veut la changer.

Le capitalisme nous conditionne et nous limite toustes. Ce texte fait le pari que nous aider à comprendre ça nous aidera à mieux détruire ce qui nous est insupportable.

1) Le néolibéralisme, qu’est- ce que c’est ?

À la base, y a le libéralisme "classique". C’est un courant de pensée politique qui apparaît dans les années 1500. Quand on parle de libéralisme en économie, on considère que c’est le système capitaliste* qui répond le mieux à la tendance naturelle des gens à échanger des biens. Le libéralisme pense que le bonheur des gens dépend de leur liberté à échanger et produire. L’addition du bonheur des gens ferait des nations heureuses. Pour faire court. le libéralisme est une philosophie globale qui, appliquée au secteur économique. prend la forme du capitalisme.

Au moment où les crises économiques se succèdent (crise de 1929, crises après les guerres mondiales...), les politiques et économistes libéraux estiment que le problème, c’est que I’Etat intervient trop dans les échanges marchands (limitation de certains prix. nationalisation de certaines branches comme les transports ou les chaînes de télé...) pour que les choses puissent se faire "naturellement"/ rationnellement. Le message, c’est que tout marcherait bien mieux sans l’État qui fausse l’économie. Par exemple, en France. c’est l’État socialiste de Mitterrand qui a introduit tout un tas de mesures pour libéraliser l’économie mais aussi la culture ou la santé. Alors il y a un passage du libéralisme au néolibéralisme. qui met l’accent sur l’importance de la compétition de marché, c’est-à-dire par une économie non entravée (par des subventions ou des taxes...) pour :
• stimuler les producteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes (en terme de qualité et quantité) s’iels ne veulent pas être remplacés sur le marché,
• permettre aux consommateurices d’accéder aux meilleurs produits et à de meilleurs prix.
Le concept du néolibéralisme se fonde sur l’économie de marché*. Ça veut dire que .
• les individus doivent être "libres" économiquement = faire des échanges directement entre eux pour éprouver un maximum de satisfaction : chaque intérêt personnel rencontre un autre intérêt personnel (offre et demande). L’État ne se mêle pas de ça.
• ce qui détermine ce qui va être produit, échangé et le prix auquel ça va l’être, dépend seulement des intérêts des individus concernés par l’échange. Par exemple, plus un bien est rare à cause d’un manque d’offre / d’une trop grande demande (logement, eau...), plus il est cher. Peu importe si on estime qu’il est vital.
• les idéaux sociaux, écologiques ou communautaires ne devraient pas avoir de place dans l’arbitrage économique. Ou alors ils sont convertis en données économiques ! Par exemple. les entreprises peuvent choisir entre moins polluer ou payer des taxes supplémentaires pour pouvoir continuer à polluer autant.

Ce qui change dans le néolibéralisme par rapport au libéralisme, c’est que l’État ne doit plus se limiter à ne pas contraindre le marché, mais le servir et le protéger. Et cette logique ne s’applique pas qu’aux échanges de biens.

Elle grignote tous les aspects de notre vie, qui sont transformés en marchés : auto-stop remplacé par le Blablacar, hébergement gratuit par Airbnb. applications de rencontre où les profils doivent se démarquer les uns des autres (originalité, diplômes, sex appeal...), les services et les prêts entre voisines vers des prestations payantes ou des locations de matériel... On est tous invités à penser à maximiser notre profit à tout moment.

Aussi, un tour de passe-passe du néolibéralisme est qu’il se réapproprie la notion de liberté en la redéfinissant "comme le pouvoir de chacun de s’auto-façonner." Ainsi, si certains aspects de notre vie ne nous vont pas, on nous rappelle qu’il n’est qu’une question de volonté personnelle pour les changer. Y compris les problèmes collectifs.Et donc, dans une société où la plupart des postes à responsabilité sont occupés par des hommes, on propose du coaching personnel pour les femmes voulant accéder à des postes de direction. Pour le stress au travail, on crée des applis de méditation.

Chacun-e est sensé investir sur sa vie, son corps. sa personnalité comme il le ferait dans une entreprise. Mais, un peu comme une entreprise ne peut pas survivre parmi les autres sans se démarquer par le prix. l’image ou la qualité... chaque individu doit se démarquer pour survivre dans un monde où la rareté est créée (par exemple pour l’accès au logement) et où d’autres ressources comme les "bons postes" sont réellement limitées.

En bref, on vit dans un monde où la concurrence est valorisée et généralisée.

Pour (sur)vivre dans ce monde, il faut que nos comportements d’êtres humains s’adaptent. Avec le temps. la propagande et les réglementations nationales et internationales, nos cultures changent. Nous intégrons sans même le sentir un modèle de comportement et des rapports basés sur la compétition. Par exemple, l’industrie de la beauté et de la mode ont contribué à faire émerger le concept de sex appeal en le rendant nécessaire dans les critères de recherche de partenaires amoureux. Cela a créé des marchés parmi les plus lucratifs qui nous poussent à consommer (régimes, vêtements, sport, applis...) pour rester dans la course au bonheur amoureux.

Pour gérer cette rivalité constante dans tous les domaines de la vie (meilleurs parents, amantes, employé, ami, les plus beaux, les plus sains...), on est ainsi amenées à fonctionner par des logiques égoïstes et orientées vers le marché. D’un contrôle des comportements qui passait autrefois surtout à travers les appareils d’État, on passe ainsi à un contrôle intériorisé : on devient juge de nous-mêmes dans tous les domaines sans même qu’on nous le demande ! Bon. bien sûr, on continue de nous assommer de réformes pour accélérer la marche du néolibéralisme. Mais le mérite, l’effort, la compétition sont devenus nos goûts et nos valeurs. Et cela sert la logique de la compétition capitaliste.

Puisque la concurrence devient à la fois une nécessité économique (libéralisme) et un impératif moral (ajouté avec le néolibéralisme), les liens sociaux et les sécurités collectives, par exemple les syndicats qui aident les travailleuses à connaître leur droits et les faire valoir, deviennent à leur tour une entrave à ce type de fonctionnement économique.

Les liens sociaux, en renforçant le sentiment de solidarité, d’empathie et de force collective, empêchent en effet de fonctionner selon les logiques individualistes de la concurrence.

D’une part, les structures collectives sont remises en cause par :
• l’atomisation du travail (détruire la cohésion de groupe au travail de différentes manières, comme la division des tâches),
• les attaques contre les syndicats,
• le démantèlement de l’État providence* (intervention de l’État dans le domaine social, qui vise à assurer un niveau minimal de bien-être à la population, en particulier à travers le système de protection sociale), qui est un système articulant plusieurs formes de solidarité collective comme la solidarité intergénérationnelle
(retraites), celle entre les travailleurs et ceux qui ne peuvent pas travailler, etc...
• la privatisation des ressources collectives (forêts. connaissances issues de la recherche...)
• l’impératif moral à travailler, ce qui fait qu’on condamne les gens qui ne le font pas. On voit donc moins d’intérêt à être solidaires avec elleux.

D’autre part, l’internalisation du contrôle chez les employés se manifeste par un impératif d’auto-perfectionnement, on investit sur nous-mêmes. En effet. si avant les ouvriers étaient contrôlés par des surveillants dans leur lieu de travail, ce contrôle est désormais de plus en plus intériorisé par l’idée que le travail est l’endroit où l’on s’épanouit en tant que personne, ou on est utile.

Cette intériorisation participe à briser la distinction entre le capitaliste (celui qui est propriétaire des moyens de production*) et l’ouvrière car celle-ci se définit maintenant en tant que sujet de l’entreprise au même titre que e capitaliste / patron (par exemple on demande aux travailleurs de se voir aussi comme les membres d" une communauté de travail, voire d’une "grande famille" où tout le monde est responsable du bien-être et de l’efficacité de l’entreprise). Les divergences d’intérêts dans l’entreprise sont gommées. Les travailleur-ses deviennent un capital* humain. Comme ils ne possèdent que leur force de travail (dans la compréhension marxiste* il s’agit de ce que le travailleur "loue" à un patron : en l’occurrence ses bras, jambes etc.) leur responsabilité est d’accroître leur propre valeur. Ils doivent donc investir sur eux-mêmes (par exemple avec ’accumulation de formations avec le Compte Personnel de Formation, la formation continue...).

Le néolibéralisme influence nos aspirations, nos goûts, nos représentations du monde... Il nous façonne dans le plus profond de nous-mêmes.

Cela commence à nous mettre sur la voie pour comprendre comment nous construisons et mobilisons notre identité dans les mouvements politiques actuels. Le néolibéralisme constitue une attaque contre la solidarité collective et transforme les bases sur lesquelles le peuple s’unit. On bascule d’une solidarité de classe à une logique de mérite individuel.

Le néolibéralisme a aussi des impacts moins directs ou évidents :
• il participe à personnaliser les causes de la souffrance, en les présentant comme des traumas* individuels. Nous verrons cela plus en détails dans la partie 4.
• une partie des forces de gauche priorise la constitution d’une identité authentique, unique et individuelle, ce qui affaiblit la compréhension de l’expérience collective. La lutte contre le capitalisme est ainsi dépolitisée par une présentation de l’oppression* comme subjective. Pour le dire autrement, c’est le ressenti d’une violence et le récit personnel de la souffrance qui sont mis en avant plutôt que l’explication systémique qui sous-tend l’oppression. Nous le verrons mieux dans les parties 5 et 6.
• cette doctrine endommage le savoir expérientiel du collectif, c’est-à-dire qu’il nous fait perdre notre capacité d’imagination et à s’organiser collectivement.

En somme, le néolibéralisme avec sa concurrence généralisée et son individualisme* fait qu’on remplace la question du collectif et du structurel* par un langage qui s’intéresse davantage aux comportements et aux vécus individuels. On retrouve donc un des effets du néolibéralisme sur notre façon de faire de la politique : l’obsession pour le soi. Et même malgré la considération du caractère systémique* dans nos compréhensions du monde, la focale est mise sur les effets individuels de l’oppression* (par exemple sur le vécu traumatique des femmes ayant vécu des agressions sexuelles, avec l’importance du témoignage personnel), plutôt que sur ses causes (la fonction et le rôle de cette position opprimée dans une société capitaliste).

C’est la vulnérabilité qui est valorisée par les mouvements émancipateurs. On s’intéresse aux victimes qui n’ont pas eu reconnaissance sans analyser pourquoi il y a non-reconnaissance. Cette focalisation sur l’expérience personnelle de l’oppression par la victime se fait dans un cadre qui valorise l’impuissance. En effet, ce cadre place les identités dénigrées dans un registre moral : ces identités sont bonnes parce qu’elles sont victimes, qu’elles ont été privées de pouvoir. Ce cadre essaie d’un côté d’intégrer la souffrance dans un programme politique. et de l’autre il encourage une politique de la culpabilité qui assimile autoflagellation à la transformation.

Par exemple, il est devenu banal de considérer que faire justice contre le sexisme revient à enjoindre les hommes (détenant plus ou moins de pouvoir) qui ont eu des comportements jugés oppressifs à faire des excuses publiques, à assumer un statut de bourreau, à reconnaître ses privilèges masculins sur les réseaux sociaux.

On est un peu dans une logique de "laver ses péchés" par la confession. Les excuses publiques sont vues comme une manière de ne pas laisser le crime impuni. Or, elles ne menacent pas beaucoup le système qui permet et banalise ces crimes. Par exemple, quand il s’agit d’acteurs ou de réalisateurs, ce processus d’aveu ne désigne pas l’industrie du cinéma qui se nourrit du sexisme, de l’objectification des femmes.

Mais sous le néolibéralisme, c’est ressentir la culpabilité et montrer qu’on la ressent qui est censé refléter qu’on porte un projet de transformation sociale.

2) Identity Politics : petit historique

Les mouvements sociaux occidentaux ont longtemps mis au centre de la révolution l’homme ouvrier blanc. Afin de décentrer et complexifier cette approche. différents mouvements (libération des femmes, LGBT et droits civiques des Noirs) se mobilisent contre des injustices spécifiques à leurs groupes à partir des années 60.

Ces identités sont politisées, c’est-à-dire que les militant-es s’appuient sur elles pour former les bases de nouvelles organisations politiques. Les militant-e-s formulent des revendications collectives à partir de leurs problématiques de vie communes et les amènent dans la sphère publique. L’identité devient donc un rapport politique. C’est ainsi qu’à l’origine, les politiques de l’identité n’étaient pas opposées au socialisme*, elles visaient surtout à l’enrichir.

En effet. aux États-Unis, l’exclusion fréquente des femmes noires des mouvements féministes et de libération noire a montré la tendance de ces derniers à essentialiser* l’expérience des identités des "Noirs" et des "femmes". C’est-à-dire que ces luttes prétendaient parler pour toustes les Noirs et toutes les femmes en homogénéisant les vécus et revendications de chacun des groupes.

Par exemple, être féministe c’était vouloir accéder à la contraception ou sortir du foyer familial. Alors qu’en fait, ces revendications correspondaient surtout aux femmes blanches de classe moyenne ou bourgeoise. En effet, les femmes noires étaient peu à partager les mêmes conditions de vie : beaucoup étaient précaires et travaillaient pour des Blanches. Certaines ont fait valoir que s’occuper de leur propres enfants (et en avoir, car il y a eu beaucoup de contrôle de la reproduction des femmes noires de la part des Blancs et du système raciste), c’était un luxe que peu de femmes noires ont en Amérique. De plus, beaucoup d’elles ne vivaient pas leur famille comme le berceau de leur oppression malgré le sexisme, mais comme le seul espace de sécurité contre le racisme.

bell hooks (théoricienne du black feminism) écrit plus tard, dans son livre De la marge au centre (2015) : "Les femmes blanches qui dominent le discours féministe aujourd’hui se demandent rarement si leur point de vue sur la réalité des femmes est fidèle aux expériences vécues par les femmes en tant que groupe collectif. Elles ne sont pas non plus conscientes de la mesure dans laquelle leurs perspectives reflètent des préjugés de race et de classe.

Ce féminisme essentialisant semble définir les femmes par leurs attributs biologiques ou leur apparence féminine. Ce qui est très réducteur et ne prend pas en compte certaines dynamiques sociales. Certaines Blanches devaient sans doute penser leur condition universelle, mais c’était aussi une occultation stratégique. Et oui, si les Blanches voulaient remettre en question les rôles genrés, il n’était peut-être pas dans leur intérêt de classe de remettre en question leur domination économique. De plus, leurs revendications libérales* nécessitaient de continuer l’exploitation des Noir-e-s, notamment celle des femmes noires qui leur permettaient de quitter leur foyer bourgeois en élevant leurs enfants et en entretenant leur maison à leur place.

Donc, malgré l’apparition de nouveaux groupes comme acteurs politiques supplémentaires, puisque les hommes noirs étaient au centre de la lutte antiraciste et les femmes blanches de classe moyenne/ bourgeoise au centre de la lutte féministe, les intérêts des femmes noires n’étaient représentés ni par l’une, ni par l’autre. Comme le dit simplement bell hooks en pointant l’erreur que constitue la comparaison fréquente entre l’oppression du peuple noir et l’oppression des femmes : "Cela implique que toutes les femmes sont blanches et que tous les noirs sont des hommes". En France, on peut mentionner un processus similaire avec les Gouines Rouges qui sont un collectif de lesbiennes féministes radicales fondé en 1971. Elles voulaient faire valoir les problématiques des lesbiennes dans le mouvement féministe (MLF) et celle des femmes dans le mouvement homosexuel (FHAR).

La période des années 60 est donc celle de l’apparition des politiques de l’identité, ou « identity politics ». Cette expression est attribuée au Combahee River Collective. Le CRC est un groupe de féministes lesbiennes noires qui apparaît dans les années 70 dans un contexte d’extrême racisme, causant entre autre de nombreux meurtres contre les Afro-Américain-e-s à Boston. Voici la définition qui en est donnée : « Cette concentration sur notre propre oppression s’incarne dans le concept de politiques de l’identité. Nous croyons que la politique la plus approfondie, et potentiellement la plus radicale, vient directement de notre identité, en opposition avec le travail effectué pour mettre fin à l’oppression de quelqu’un d’autre ».

On a donc :
• une idéologie d’émancipation universelle* (des Noirs, des femmes, des travailleurses...) plutôt que séparatiste* qui aurait plutôt visé à une séparation politique et sociale (partielle ou totale) du reste de la société.
• un pont avec les mouvements anticoloniaux* dans le Tiers Monde (terme créé dans les années 50 pour désigner l’ensemble des pays qui ne faisaient ni partie de l’ensemble des pays riches du Nord regroupés dans l’OTAN. ni des pays du bloc de l’Europe de l’Est) et avec l’internationalisme* socialiste* qui revendique que la lutte contre le capitalisme doit dépasser les échelles nationales.
• un sentiment « qu’en luttant pour les intérêts de notre peuple, nous luttons également pour ceux du monde entier. »

L’objectif de ce groupe était donc de lutter pour la libération de toustes à partir des systèmes particuliers : « Nous réalisons que la libération de tous les peuples opprimés nécessite la destruction des système politico-économiques du capitalisme et de l’impérialisme, tout comme celui du patriarcat. »

Qu’on puisse passer par le particulier pour viser I’ universel, ça peut paraître compliqué à comprendre. Surtout dans un pays comme la France qui se fait passer pour très universaliste, et donc contre les formes de particularisme.* On peut reprendre l’exemple du CRC. En partant de leurs expériences de lesbiennes noires, le CRC a exposé les limites du féminisme blanc qui se concentre sur la question du genre. Mais le CRC montre aussi les limites du National Black Feminist Organization (NBFO) qui échoue à adresser les problèmes propres aux femmes noires au sein du mouvement de libération noire : agressions sexuelles, stérilisations, droits du travail.

Par leur travail, elles ont montré que les identity politics étaient un outil politique puissant, notamment pour les personnes situées aux intersections de plusieurs oppressions. Elles ont aussi amené à la création de coalitions politiques variées, participé à la déségrégation dans les écoles, à des projets contre les violences policières ou encore faites aux femmes. En effet, leur position particulière a permis de mieux appréhender la teneur genrée, homophobe et raciste des meurtres de Boston.

Finalement, des femmes ciblant leurs propres problématiques ont éclairé des mécanismes globaux de l’exercice des oppressions.

Le travail du CRC a posé les racines de l’intersectionnalité* (on en parle juste après !) tout en s’opposant au réflexe de chaque lutte politique identitaire* à imposer une question unique (la libération noire pour les Noirs, la libération des femmes pour le féminisme). Avec l’exemple des femmes noires donné plus haut, on comprend bien qu’avoir une "question unique" (ou une lutte prioritaire) occulte la complexité de l’oppression* et de l’exploitation*. Ceci empêche de lutter efficacement contre ces dernières.

Schématiquement des conditions d’existence similaires subies par un groupe créent une identité de groupe imposée par le système (exemple : femmes noires). Puis le groupe se ressaisit de cette identité en en faisant une base politique (ex : les féministes pour la libération noire)

3) De l’intersectionnalité à la concurrence des identités

Le terme intersectionnalité* a été utilisé la première fois par la juriste Kimberly Crenshaw en 1991. K. Crenshaw est une féministe américaine et une professeure de droit spécialisée dans les questions de race et de genre. Elle utilise le terme intersectionnalité pour décrire la discrimination* spécifique à laquelle sont confrontées les femmes noires de classes populaires sur leur lieu travail.

A cette époque, Crenshaw travaillait sur le cas d’une femme noire, Emma DeGraffenreid, qui avait porté plainte en 1976 pour discrimination sexiste et raciste suite à un entretien d’embauche infructueux à General Motors. En effet, l’entreprise réservait les postes de secrétaires aux femmes blanches et ceux de l’usine aux hommes noirs. Mais ni le droit du travail états-unien contre le racisme et ni celui contre le sexisme ne la protégeait contre la discrimination spécifique qu’elle vivait en tant que femme noire. Madame DeGraffenreid a vu sa demande rejetée car GM ne pouvait pas être accusée de racisme ou de sexisme vu qu’elle embauchait des femmes et des Noirs ! finalement, Crenshaw proposa l’outil d’analyse de l’intersectionnalité pour rendre compte du fait que l’employée n’était pas discriminée pour être une femme ou pour être noire, mais pour être une femme noire. Ce nouvel outil permet donc de mettre en évidence des situations invisibilisées (zones grises juridiques) jusque là par e cadre d’analyse de la justice, partiel et déformant. C’est aussi ce cadre qui explique qu’on connaisse peu le nom de toutes les femmes afro-américaines tuées par la police, encore aujourd’hui.

La situation d’Emma se trouvait à l’intersection de deux routes : celle de la structuration sexiste du marché du travail influençant les politiques d’embauches, et celle de la structuration raciste de ce même marché. Il est parfois impossible d’imputer une cause précise à la souffrance d’une personne à l’intersection de plusieurs oppressions. Dans ce cas, on ne cherche pas à quantifier la discrimination (impossible de déterminer qu’elle vit 600/0 de racisme et 400/0 de sexisme ou quelle oppression est la pire) mais à évaluer les effets sur la personne victime de la situation.

• l’intersectionnalité ne remet pas en question la politisation de l’identité mais plutôt le caractère simpliste de ses catégories (genre, classe, race...). En effet, Crenshaw affirme que : "Le problème des politiques de l’identité n’est pas qu’elles échouent à transcender la différence (...) mais plutôt le contraire - elles amalgament ou ignorent les différences intragroupe". C’est-à-dire que les identity politics reconnaissent les différences entre les groupes (par exemple entre les hommes et les femmes) mais pas les différences intragroupes (par exemple entre les femmes noires et les femmes blanches).
• l’intersectionnalité conçoit ainsi les identités sociales comme des constructions complexes (c’est à dire un "assemblage" de plusieurs identités, par exemple femme - noire lesbienne). Ces identités ne peuvent donc pas être considérées indépendamment les unes des autres.

Crenshaw a eu une grande influence sur le renouvellement des versions des politiques de l’identité.

Selon l’auteure du texte, il faut comprendre les causes d’une oppression pour lutter efficacement contre elle. Or, le problème de la conception de Crenshaw, c’ est qu’elle n’explique pas l’oppression*.

L’identité y est imposée par le pouvoir, on ne peut s’en défaire. En occultant que les identités sont créées dans des contextes sociaux et historiques précis, on oublie qu’elles peuvent changer voire disparaître. L’identité est ainsi décontextualisée, ce qui nous fait penser qu’elle est naturelle : de tout temps et partout, les femmes noires ont été | sont / seront opprimées en tant que telles. L’intersectionnalité appréhende les catégories identitaires de "femme" et de "Noir.e" comme des traits hasardeux hérités à notre naissance et pour lesquels on ne peut pas faire grand chose (de la même manière que la couleur des yeux, par exemple). Les gens qui vivent l’oppression n’y peuvent rien, à part porter plainte une fois que le mal est fait. On naît dans une société sexiste et raciste, dans laquelle les femmes noires subissent les deux. Point.

II s’agit de faire avec. En ayant recours aux réglementations contre les discriminations par exemple.

Et même si Crenshaw a en tête que ce sont des groupes qui subissent certaines oppressions, son concept aborde l’identité comme quelque chose que chaque individu doit subir individuellement. L ‘intersectionnalité permet d’attaquer en justice une entité précise (ici General Motors) pour obtenir réparation dans une situation de discrimination individuelle. En se limitant à personnaliser les effets de l’oppression et de l’identité (des gens vont se retrouver à des intersections et souffrir), on ébranle difficilement la société car on n’arrive pas à penser des actions collectives visant les bases du système sexiste, raciste et capitaliste.

Puisque le discours de l’intersectionnalité* conçoit l’identité comme préexistante à la construction du monde social, sa compréhension commune fait que :
• l’identité (ici de femme noire) n’est pas appréhendée du point de vue de ses fonctions de maintien du capitalisme, c’est-à-dire :
→ le racisme et le sexisme justifient qu’on relègue les femmes noires dans des positions inférieures, d’emplois précaires et dévalorisés. En les déshumanisant, ces oppressions permettent aussi de rendre supportable qu’on les exploite
→ faire des strates sexuelles et raciales entre travailleurses permet aux exploiteurs de masquer les intérêts communs que les travailleurs partagent. On se retrouve par exemple avec des discours sur les périls que représentent les migrants pour les travailleurses françaises. Ça permet aussi d’exercer de la pression sur les travailleurs les moins mal
loties : s’ielles ne se plient pas à certaines contraintes, on peut embaucher moins cher / délocaliser…
→ ce maintien des Noir-e-s dans des positions inférieures permet aux femmes blanches de classes supérieures de se décharger de leurs tâches domestiques quotidiennes. L’organisation raciste et sexiste du marché du travail leur permet d’éviter des postes pénibles et mal reconnus qui leur incomberaient sans doute en partie (aide à la personne, infirmières...) ;
→ les discours libéraux* sur l’identité* entretiennent chez certaines féministes le fantasme d’égaler les possibilités de carrière de leur pairs masculins blancs. Or, tout le monde ne peut pas déserter la maison ou les métiers du soin. Tout le monde ne peut pas atteindre le modèle de l’homme blanc cadre. Pour être au sommet, il faut des gens en-dessous. Le fonctionnement du capitalisme c’est que des gens s’enrichissent en volant les fruits du travail d’autres gens. Derrière tout enrichissement il y a donc de l’ exploitation. Masquer cela permet de rendre crédibles les discours individualistes de mérite, d’effort et de carrière. C’est nous faire miroiter qu’on peut toustes se hisser vers le haut de la pyramide sociale.

• l’usage commun de l’intersectionnalité se concentre sur la mise en avant de toutes les intersections d’oppressions possibles, les multiples différences entre les groupes, les intersections avec d’autres groupes puis à l’intérieur des groupes. Appliquée au militantisme elle n’encourage pas à beaucoup plus que nommer les intersections de système d’exclusion. Elle ne nourrit pas l’analyse de ces systèmes ou l’action collective. Au contraire, cette focalisation sur la diversité des intersections a amené à définir l’identité en termes culturels (ce que chaque groupe vit, souffre, crée et valorise...). On y revient dans la partie 5.

L’ennui, c’est que sans expliquer les systèmes oppressifs, se retrouver à une intersection est juste quelque chose "cool", ou de pathologique et d’indésirable. Bref, c’est paralysant.

C’est sans doute un des problèmes posé par le glissement d’un outil juridique vers une valeur politique. Aujourd’hui, intersectionnel devient même une identité... C’est devenu synonyme de lutter contre toutes les oppressions. Ce qui a une valeur surtout déclarative. Et en plus du caractère faux et impossible de cette prétention, on glisse vers des non-sens comme qualifier des associations d’ intersectionnelles, et à condamner des gens qui ne diraient pas qu’ils sont intersectionnels !

Cette conception actuelle de l’intersectionnalité* reflète les tensions actuelles des politiques de l’identité. Tout d’abord, les deux conceptions (identity politics et intersectionnalité) conçoivent l’ identité comme une imposition sur nous, comme une marque de pouvoir. Ceci engendre que nous cherchons de la
reconnaissance (auprès de nos pairs et des institutions) sur la base d’ identités* imposées et essentialisées*. Ensuite, valoriser des identités imposées par l’extérieur et liées à un vécu d’oppression revient à revendiquer l’impuissance comme une vertu politique. C’est valoriser d’avoir été privé de pouvoir. La situation subie des opprimé-e-s est donc presque présentée comme choisie. comme un mérite qui consiste à renoncer volontairement au pouvoir, voire à souffrir pour être bon. On se retrouve alors avec des aberrations comme le fait de mesurer si des personnes souffrent assez/sont assez privées de pouvoir pour s’affilier à des identités (exemple de l’inclusion des bisexuel-le-s dans les communautés transpédégouines).

Malgré les racines évidentes qu’elle partage avec le CRC, l’intersectionnalité a donc évolué en prenant de la distance vis-à-vis de la défense dune émancipation universelle*. Ça coïncide avec la tendance néolibérale à la concurrence individuelle, représentée en politique par l’orientation sur le besoin de reconnaissance des spécificités propres à chaque petit groupe.

On retrouve ça dans l’analogie du sous-sol de Kimberlé Crenshaw. Dans cet exemple, les opprimé-e-s sont superposé-e-s les un-e-s sur les épaules des autres et confiné-e-s dans un sous-sol :
• les plus désavantagée-s se trouvent en bas,
• ceux qui le sont par un seul facteur effleurent le plafond,
• au plafond se trouvent les personnes qui ne sont pas désavantagées.
• les moins désavantagées peuvent se faufiler jusqu’à l’étage supérieur, par le plafond.

Avec cette analogie, l’auteure met en évidence que dans l’intersectionnalité :
• on voit l’oppression comme une addition, les oppressions sont "superposées".
• le pouvoir apparaît comme fonctionnant à travers des discriminations interchangeables (les oppressions sont vues comme "égales") et interpersonnelles. Elles peuvent se cumuler les unes sur les autres. Mais c’est faux. Les pouvoirs sociaux n’ont pas les mêmes formes et les mêmes fonctions. Et avoir du pouvoir n’est pas toujours oppressif. Les dynamiques de pouvoir produisent des gens qui ont des histoires complexes et souvent fragmentées. En effet, certains pouvoirs sont modifiés voir contredits ou renforcés par d’autres. Ils ne jouent pas forcément dans des mêmes sphères de la vie, et ils ne se manifestent pas tous de la même manière. C’est pourquoi on ne peut pas juste faire des additions ou des soustractions. En plus, penser comme ça encourage la mise en concurrence entre les luttes et entre les gens. On peut penser à la course aux oppressions qui existe dans certains milieux politisés, où en cas de conflit, montrer qu’on cumule des oppressions permet de rendre moins entendables les opinions ou les besoins de personnes qui en vivraient moins. Rappelons encore qu’il est maladroit de comparer sexisme et racisme parce que cela sous-entend que toutes les femmes sont blanches et que toutes les personnes noires sont des hommes.
• les opprimées sont vues comme étant en concurrence, se hissant les unes au-dessus des autres pour atteindre le sommet,
• les personnes privilégiées, discriminées singulièrement, sont admises individuellement en se faufilant à travers une trappe ouverte par ceux de l’étage supérieur.

Il s’agit-là d’une vision dans laquelle la solidarité entre opprimés est impossible. car il s’agit d’un rapport de concurrence entre personnes différemment discriminées. La possibilité d’être invitées par les plus privilégiés à se faufiler dans la trappe réaffirme le pouvoir des structures existantes pour contrôler qui est inclus. Ceci crée plutôt une politique de la demande (d’inclusion) qui dépolitise le conflit : les progrès ne sont pas perçus comme étant gagnés ou pris, mais réclamés et accordés.

Pour être claires et expliciter le lien avec la partie 1) sur le néolibéralisme, on rappelle que l’auteure fait la différence entre la période de naissance des politiques de l’identité (conceptualisées par le CRC), qui étaient directement reliées à des conditions matérielles partagées ; et les politiques de l’identité d’aujourd’hui, qui risquent de plus en plus d’entrer en compatibilité avec le néolibéralisme. Pourquoi ?

Parce que les politiques de l’identité d’aujourd’hui :
• se concentrent sur la reconnaissance et les dynamiques interpersonnelles, incarnées dans le cadre de l’intersectionnalité.
• lient aujourd’hui l’identité à l’authenticité*, à une vérité intérieure qui l’emporte sur ses bases matérielles. Ce qui prime maintenant pour s’affilier à une identité c’est le ressenti personnel, l’affinité psychologique qu’on ressent pour une identité.
• en s’éloignant de la compréhension des racines de l’oppression, l’identité est devenue une fin en soi, ou l’on cherche à affirmer les identités dénigrées. Il faut que chacun-e "trouve" ce qu’il est...
• encouragent la tendance à l’affirmation de soi (comme l’injonction à la visibilité) et entre ainsi en compatibilité avec la logique néolibérale. Il faut être soi, être authentique*... Ce qui est important c’est de trouver des pairs, de s’assumer...

L’intersectionnalité est devenu le cadre dominant à travers lequel l’identité est imaginée, non seulement dans les milieux activistes mais aussi dans les ONG et les institutions gouvernementales !
Même si à la base, l’intersectionnalité était prévue pour rejeter des conceptions uniformes et essentialistes* de l’identité (ce qu’est être une femme. être noir...), elle a surtout participé à multiplier les catégories d’identité sans troubler ce qui est affirmé par les identités.

Ceci car l’intersectionnalité pose au centre l’affirmation de l’identité. Par exemple, on répond au patriarcat par la création de multiples identités sexuelles et de genre non conformes ou encore par la demande de représentation des personnes trans au cinéma. Et on peine à remettre en question ce qui est affirmé et ce qui fait communauté, comme la division genrée et raciste de la production dans une société capitaliste. Selon l’auteure, la multiplication des identités "hors-normes" ne fait que renforcer l’idée qu’il existe une norme naturelle et est donc essentialiste*.

Pour prendre exemple sur le féminisme, on peut penser à la création de la figure du "cis hétéro", ou dans une version plus éveillée e "cis hétéro riche blanc valide", qui fige dans une identité et certains traits de personnalité la figure de l’oppresseur .
1) cela transforme la lutte contre le patriarcat en une lutte d’une/plusieurs identités contre une autre. On passe d’une lutte à objectifs universels (fin de l’exploitation pour toustes) à des luttes identitaires ;
2) ce glissement de grammaire politique empêche de penser que l’oppression est une dynamique complexe et changeante selon le contexte et les transformations du capitalisme ;
3) la vision identitaire du féminisme ou des mouvements queers fige les individus dans une ou plusieurs identités. alors que les dynamiques sociales sont tellement complexes et multiples que chacun-e peut passer d’une situation d’exercice du pouvoir contre autrui à subissant le pouvoir d’autrui
4) réduire la lutte politique à une histoire de camps réduit es individus aux identités qu’on leur colle. Cela empêche de penser la complexité des individus et de leur prêter la capacité à se réunir pour des projets politiques dépassant leur intérêts identitaires. Nous sommes donc privés de notre créativité pour penser des alliances stratégiques. Par exemple, on peut citer l’intérêt que les personnes trans blanches et les personnes noires et|ou migrantes auraient à s’organiser autour des questions administratives et de contrôle d’identité par la police. On peut aussi penser aux questions de masculinité, que la vision féministe identitaire (les femmes contre les hommes ou les queers contre les hommes cis ou cis hétéro) nous empêche d’aborder dans toute leur complexité. En effet, de par la forme de leur corps, leur orientation sexuelle et/ou leur race... tous les hommes n’ont pas le même accès au privilège masculin
5) les dérives des identity politics situent aussi le pouvoir chez l’autre, qui est vu comme mauvais. Ceci entraîne à condamner dans le même élan tout type de pouvoir. Et donc à s’en priver.
6) pour chaque oppression, on a donc deux camps : ceux qui profitent et ceux qui subissent. Ce postulat est problématique parce qu’on est toustes traversées par les systèmes oppressifs. Même quand on subit une oppression, on est partie prenante et donc en mesure de jouer un rôle pour s’y opposer. De plus, même quand on subit une oppression, on peut la véhiculer. Par exemple. le patriarcat est en partie appris et reproduit dans les familles et donc notamment véhiculé par les mères.

Pour finir sur cette partie, l’auteure pense que si on a pu reprocher aux politiques de l’identité d’être essentialistes*, particularistes* et déterministes*, c’est qu’elles ont échoué à être attentives aux différences dans les groupes et ont plutôt reproduit les structures de domination en leur sein.


LE LEXIQUE (TRÈS) ORIENTÉ À GAUCHE
POUR JAMAIS PLUS TE SENTIR IDIOT-E PARMI LES GAUCHISTES !

On a profité de cette occasion pour proposer un lexique des mots du texte qui sont souvent présents dans les milieux de gauche. Parce qu’on le sait, il y a peu d’espaces où on se donne la peine d’expliquer les termes qu’on utilise aux gens qui sont nouveaux dans le militantisme ou qui ne viennent pas des mêmes cercles politiques. C’est vraiment dommage.

Avant de commencer, on voudrait rappeler quelques trucs qui nous paraissent importants :
• toutes les définitions sont subjectives. Surtout quand on parle de phénomènes humains et politiques. On fait des choix sur comment on décide de définir un truc, sur ce qu’on dit ou pas... ça veut dire que définir des choses c’est en partie idéologique et stratégique. Si on demandait à Emmanuel Macron d’écrire le lexique, on peut être sûr que les définitions changeraient, voire que certains concepts n’existeraient pas.
• quand une définition d’un terme est dans le texte, on la remet dans le lexique, en la complétant si on estime que c’est utile ;
• on essaie parfois de donner les définitions "officielles" de certains concepts. tout en ajoutant des éléments critiques ou en soulignant des paradoxes si on a les connaissances pour le faire.

A
• agentivité : ça vient du mot anglais agency. ça renvoie à l’idée que l’individu est vu comme quelqu’un d’autonome, capable de faire des choix et de mettre en place les moyens pour atteindre ses objectifs. II peut agir consciemment sur lui-même, les autres et son environnement.

• anticolonialisme : système de pensées et d’actions ayant pour but de détruire les causes, moyens et conséquences du colonialisme. II existe depuis que les Européens ont envahit les Amériques.

• attachement blessé : pour Wendy Brown. c’est l’idée que I l on s’est attaché à la douleur et à la faiblesse quand on a subi l’exclusion. Un groupe exclu va reformuler une histoire de domination en en parlant comme d’une altérité riche, en transformant un passé de domination en une identité à préserver.
paradoxe : quand le libéralisme tente d’absorber ceux qu’il a exclues auparavant, ces dernières refusent en revendiquant la culture de l’exclusion. Pour Brown, l’obstacle et la solution à cet attachement douloureux est la capacité à transformer "je suis en "nous voulons". C’est-à-dire de passer de l’identité individuelle à l’objectif politique.

• atomisation du travail : action de détruire la cohésion d’un groupe ou d’une société à travers la multiplication des tâches, qui mène à la concurrence entre les employé.es
• authenticité : renvoie à l’idée qu’il faut être vraiment soi. Pour être authentique, il faut découvrir qui on est, nos talents etc. afin de les développer et de s’épanouir. C’est un terme assez lié à la psychologie positive qui repose sur l’idée qu’on a une "nature profonde" et que plus on est en accord avec, plus on est heureux dans tous les aspects de la vie. Bien sûr, dans un système capitaliste, il faut découvrir qui l’on est et comment s’améliorer pour ne pas être remplacé sur le marché du travail, ou auprès de ses amis ! II faut être soi-même dans sa différence personnelle. Avant les années 1970. c’était les marginaux qui revendiquaient cette valeur. Depuis, tous les individus de la population sont de plus en plus encouragés à "be yourself"|être eux-mêmes.

B
• BLM / Black Lives Matter (Les vies noires comptent) :mouvement politique fondé par Garza, Cullors (des militantes queers s’identifiant comme marxistes) et Tometi aux États-Unis au sein de la communauté afro-américaine. Il fait suite à l’acquittement du meurtrier de Trayvon Martin en 2013. T. Martin était un ado afro-américain de 17 ans. Non armé. il a été tué en Floride, par le coup de feu de Georges Zimmerman. Ce dernier est un latino-américain de 28 ans en charge de la surveillance du quartier où ils se trouvaient. Le mouvement prend plus d’ampleur (aux États Unis d’Amérique et dans le monde) suite à la mort par étouffement de Georges Floyd, homme afro-américain, lors de son interpellation par deux policiers dans le Minnesota en 2020.
BLM milite contre le racisme systémique envers les Noirs, incluant les violences policières et les discriminations. Bien que ses fondatrices s’inspirent du mouvement des droits civiques et du Black Power, il se déclare plus inclusif, intersectionnel et apolitique. C’est un mouvement décentralisé encourageant les structures locales, il n’a pas de structure centrale.
En 2014, BLM participe à la fondation de M4BL (Movement for Black Lives) qui revendique la justice économique pour tous, le contrôle par les Noir-e-s des lois qui les affectent, la réparation des torts…

C

• capital : stock de biens ou de richesses nécessaires à une production visant à rapporter du profit. Exemples : machines, bâtiments, électricité. actions sur le marché, main d’œuvre...
• capitalisme .
@ du point de vue économique, le capitalisme est une forme d’organisation de la sphère économique (production, consommation, échange...). La possession des moyens de production est privée, et l’accumulation et l’expansion des richesses sont à la fois un moyen et une fin.
@ comme la sphère économique est liée à toutes les autres (religion, culture, politique...). le capitalisme est aussi une forme d’organisation de la société qui se distingue par la légitimité qu’elle donne aux comportements individuels capitalistes
(l’orientation vers le profit comme fin en soi qui crée la tendance à accumuler du capital) et ces comportements ont des effets sur un très grand nombre d’individus de cette société parce qu’ils adoptent ces comportements ou que leur existence est directement affectée par le comportement capitaliste des autres (travail, logement, nourriture...).
Compris comme un système social, il n’y a pas de date claire du début du capitalisme, même si on peut imaginer que les comportements capitalistes individuels existent depuis encore plus longtemps. On sait qu’il a pris plusieurs formes :
@ âge du commerce (1680-1880) avec les figures du négociant et de la fileuse ou de la couturière, ainsi que de formes de travail forcé comme l’esclavage
@ on passe de l’atelier à l’usine (1880-1980) : c’est la référence quand on parle de capitalisme. même si elle n’occupe pas la majorité des salariés dans beaucoup de régions du monde.
Les modes de production et d’organisation du travail changent. C’est l’époque du taylorisme, du fordisme. Les enjeux de rationalisation et de bureaucratisation sont partout (dans les partis politiques aussi !). C’est l’ère de la production/ consommation de masse. des industries lourdes... Figures :
ingénieur, cadre, manager, salarié, ouvrier à la chaîne, syndicat...
@ âge de la finance : la finance n’est pas une nouveauté parce qu’elle va de pair avec le capitalisme. Mais elle devient dominante. On y trouve une valorisation de l’entreprenariat, de la flexibilité, de la souplesse, de la notion de projet... figures : intérimaire, consultant. La richesse est en grande partie redistribuée aux actionnaires. Les financements des entreprises passent de plus en plus par les marchés plutôt que les banques. figures : intérimaire, consultant.
• classisme : selon le texte, c’est un terme qui limite l’analyse du système à des affects interpersonnels. Il serait donc vu comme la discrimination contre les membres de la classe ouvrière, qui est un symptôme du système capitaliste.

D

• déterminisme culturel : le déterminisme est un courant de pensée de la fin du 19eme siècle qui postule que les cultures et les individus sont uniquement des produits de leur environnement. Autrement dit, les visions du monde qu’ont les Européen-ne-s et les Africain-e-s sont différentes et cela s’explique par la différence de leur environnement.
La nature plutôt "docile" et le climat tempéré de l’Europe auraient favorisé un traitement très rationnel des éléments naturels. Pour le déterminisme culturel, si un individu vient de tel pays ou a telle religion il aura telle personnalité. Par exemple, en se représentant l’Islam comme religion et culture produite par un environnement différent et extérieur à l’Europe, ce genre d’approche peut amener à affirmer qu’il y aurait une incompatibilité culturelle entre les musulmans et I’Occident.

• discrimination : ici, (tout comme dans la catégorie ’oppression", on va utiliser le terme discrimination pour parler de son usage progressiste par les institutions) quand on pense à une oppression, on imagine souvent sa forme la plus visible et interindividuelle : la discrimination. Par exemple, quand quelqu’un se voit refuser la location d’un appartement à cause de sa couleur de peau. Mais la discrimination ne suffit pas pour comprendre les mécanismes d’inégalité et de domination. Parler seulement de discrimination efface les causes historiques des dominations, et renvoie plutôt l’idée que nous vivons dans une société égalitaire dans laquelle il reste encore quelques aberrations à supprimer. De plus, il y a l’idée que si les discriminations existent "encore", c’est un problème de "mentalité". Et donc, le sexisme serait avant tout "dans la tête des gens. Ce sont donc les idées qui créent la structure de la société (idéalisme*). Alors, pour lutter contre l’inégalité, suffirait de se déconstruire et d’éduquer pour corriger les idées et les comportements immoraux.

• domination : c’est une relation sociale caractérisée par la capacité à contrôler l’activité des autres. Les dominant-e-s n’ont pas forcément des intérêts opposés aux dominé-e-s (parents/ enfants) et donc la domination n’est pas toujours de l’exploitation. Par contre, toute exploitation comprend de la domination.

E

• économie de marché : système économique fondé sur des échanges économiques effectués directement par les individus dans un contexte où l’État intervient le moins possible. Les gens prennent les décisions de produire ou d’échanger et à quel prix grâce à la comparaison de l’offre et de la demande. Par exemple, s’il est moins cher de produire un truc qu’on veut que de l’acheter, on le produit. Ça veut aussi dire que l’éthique collective ou le politique ne doivent pas influencer ce qui est produit et en quelle quantité. D’autres types d’économies existent .
@ l’économie planifiée (on prévoit que ce soit l’État qui possède les moyens de production et fixe à l’avance les prix, les quantités et ce qui va être produit
@ l’économie de troc,
@ l’économie relationnelle (où le lien interpersonnel entre le producteur et le consommateur, la réciprocité dans l’échange sont importants, et où l’échange ne passe pas par le marché, comme dans les SEL)...
• émancipation : même si elle inspire la plupart des luttes sociales, l’émancipation peut prendre mille formes. Les marxistes ont pensé l’émancipation comme étant le synonyme de richesse. Selon eux, il faut sortir d’un état de rareté pour arrêter d’être une minorité. Ils pensent aussi que l’émancipation c’est sortir de l’état d’aliénation, où l’on ne se connaît pas soi-même et où l’on ne maîtrise pas ses conditions de vie. Mais l’émancipation a aussi été reprise sur des bases moins économiques par certaines politiques de l’identité, par exemple quand on pense à la revendication de choisir voire inventer librement son genre en fonction de son identification personnelle et de son imaginaire.
On peut dire que l’émancipation entend souvent un renversement de l’ordre établi des choses. des places attribuées à chacun-e.
• essentialisme : en philosophie, l’essence, c’est ce qui fait la nature-même de quelque chose. C’est à dire que si on enlevait un élément essentiel à quelque chose, cette chose ne serait plus. Par exemple, c’est dans l’essence du triangle d’avoir 3 côtés. S’il n’en a plus qu’un... Ce n’est plus un triangle !
@ l’essence suppose donc que chaque entité de l’univers, comme l’être humain, a une nature prédéterminée (avant même d’être né). L’être humain va évoluer au cours de sa vie mais son essence ne changera pas. En biologie (phrénologie), ça a pu donner des théories fausses et racistes qui prétendaient prévoir le caractère de chaque individu à partir de la forme de son crâne. Ce qui donnait des conclusions comme : la race "biologique" (inventée comme telle) noire est prétendument plus servile. Plus largement, l’essentialisme a pour conséquence de rendre le libre arbitre des êtres soumis à des déterminismes qui les définissent en partie.
@ s’opposant à l’essentialisme. on a par exemple .
• l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qui dit que les humains ne sont rien à la naissance, mais qu’ils se font en existant, en faisant des choix. Le libre-arbitre a une forte importance dans cette théorie.
• les travaux d’Ann Fausto-Sterling (et d’autres mais je ne me souviens plus de leurs noms) en biologie qui remettent en question l’idée qu’il existe que deux sexes dans la nature et que chacun de ces sexes ont des attributs pré-établis par la nature.
• État-providence
@ au sens large, c’est l’ensemble des interventions
économiques et sociales de l’État,
@ dans un sens plus restreint, c’est uniquement l’intervention de l’État dans le domaine social. Elle vise à assurer un niveau minimal de bien-être à la population, en particulier à travers le système de protection sociale.
Cette conception s’oppose à celle de "l’État-gendarme", qui limite le rôle de l’État à des fonctions régaliennes (du ressort exclusif de l’État : justice. police. défense nationale, diplomatie...). En France, la mise en place d’un État-providence développé s’est concrétisée par la création de la sécurité sociale en 1945.
C’est un système articulant plusieurs formes de solidarité collective. Le système français de protection sociale conjugue aujourd’hui les dimensions d’assistance et d’assurance sociales, afin de protéger contre sept "risques" : santé, vieillesse, famille, emploi, logement, pauvreté-exclusion sociale, dépendance.
Depuis la fin des années 1970, on parle de "crise de l’État-providence". Selon les pouvoirs en place, le ralentissement de la croissance, la montée du chômage et les difficultés de financement de la protection sociale remettent en cause son efficacité et son adaptation aux nouveaux besoins sociaux (exclusion, vieillissement démographique). Plusieurs économistes montrent que c’est faux.

• éthique : contrairement à la morale*, l’éthique n’est pas rigide. L’éthique. qui a bien des principes de fond au même titre que la morale, permet cependant de regarder la complexité d’une situation, d’étudier les dilemmes moraux qu’elle peut poser et qui rendent difficile de savoir directement ce qui est bon ou mauvais. L’éthique propose une réflexion, un assouplissement de principes rigides pour s’adapter au concret. Une pensée éthique sait que certaines décisions peuvent être profitables dans certaines situations et nuisibles dans d’autres. Par exemple, alors qu’on peut valoriser l’honnêteté dans nos relations avec nos proches, on peut ne pas appliquer cette valeur auprès de la police.
• épistémologie de la provenance : théorie qui considère que chaque groupe, à travers son expérience de vie particulière, a une connaissance du monde spécifique. C’est-à-dire que c’est (seulement) notre provenance sociale qui permet de construire notre savoir sur le monde. Dans le texte, on peut la voir comme l’application des conclusions des premières études féministes qui revendiquaient que tant que la science était faite par les hommes dominants, elle restait aveugle et biaisée à propos de beaucoup d’aspects de la société, y compris en sciences naturelles. Ces éclairages féministes, bien que précieux, ont eu tendance à idéaliser la parole de chaque femme comme étant féministe, du simple fait qu’ elle était prononcée par une femme. D’autres penseuses ont ensuite affiné cette réflexion en disant qu’il ne suffisait pas d’être une femme pour offrir une compréhension féministe du monde, mais plutôt de se regrouper entre femmes qui réfléchissent ensemble à partir de leur position de femmes et forment une voix/voie politique.
• exploitation : selon Erik Olin Wright (sociologue marxiste américain), l’exploitation est une relation sociale qui se caractérise par trois éléments :@ la prospérité matérielle des oppresseures dépend de la dépossession des exploité.e.s. Leurs intérêts sont donc opposés.
@ les exploitées sont exclues de certaines ressources de subsistance (ex : la terre)
@ les exploiteures s’approprient l’effort des exploitées : le revenu des des exploitées est inférieur à la valeur de ce qu’elles produisent. Cette différence va dans la poche des exploiteures.

I
• identité : ce mot est super compliqué. Il ne veut pas dire la même chose selon les philosophes, les sociologues. es anthropologues... Parfois, ce qui fait l’identité est assez clair quand elle naît ou est consciemment construite par l’action collective d’un groupe opprimé. Parfois, on dit que c’est une fiction qui est nécessaire à chacun pour exister dans ce monde, se raconter, se situer par rapport aux normes sociales...
• individu : l’acceptation large du mot désigne un être humain. On pourrait penser que c’est un terme assez consensuel et universel. Alors que pas du tout. Un peu d’histoire :
@ même si on pensait l’individu dès l’Antiquité, se considérer comme un individu est très situé dans l’histoire et dans notre culture individualiste. Parler d’individu, ça parle de l’être humain de l’époque moderne occidentale, capitaliste et démocratique. Au moyen-âge européen, on a pu davantage se considérer comme sujet (c’est-à-dire assujetti à quelqu’un et à des règles), ou dans d’autres cultures, les gens ont pu se définir avant tout par le lien, la dépendance qu’ils ont envers les autres, voire ne pas vraiment faire la délimitation entre leur corps et d’autres éléments de leur environnement.
Pour illustrer : pendant longtemps en Europe, les prénoms était assez peu importants et variés (Jean, Jeanne) et ne révélaient pas grand chose des individus qui les portaient. Par contre le nom de famille était hyper important parce qu’il définissait les individus par rapport à un groupe : selon leur appartenance à une famille, une communauté spirituelle ou encore un corps de métier.
• la vision de l’individu comme centre de l’Histoire et du monde a beaucoup fleuri dans les milieux bourgeois dès les années 1400 avec la Renaissance. Ce sont des boutiquiers, artisans ou commerçants de villes qui revendiquent la liberté individuelle d’accumuler. d’entreprendre et de penser contre les préceptes religieux. C’est à partir de ce moment qu’il y a des nouvelles figures individuelles qui apparaissent : le prince, le marchand calculateur, le savant, l’étudiant libre de sa parole, l’artiste... C’est à ce moment-là que réapparaît l’anniversaire sous une forme chrétienne ou encore l’astrologie pour savoir si on on va faire bonne fortune...
• dans la modernité (qu’on fait commencer à la révolution française de 1789), il y a l’idée que c’est l’individu qui est plus important que la société et les autres groupes d’appartenance. C’est la plus petite unité humaine qu’on peut trouver, sensée être séparée et différente des autres, qui est plus importante que le tout collectif représenté par exemple par la tradition religieuse.
Cette époque est une période de grand bouleversement
social. Par exemple, la religion perd peu à peu sa prise sur toute la vie sociale et donc toutes es sphères (économie, art, politique, justice...) commencent à s’émanciper et à avoir leur logique propre. Du coup, alors qu’avant les mêmes valeurs régissaient tout, le monde social éclate en plusieurs milieux. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’individu. II navigue seul dans ces différents espaces et groupes atomisés. Il est encouragé à le faire car le nouveau modèle social repose sur des individus autonomes, autodéterminés et émancipés de toutes les appartenances contraintes, mais même temps il perd une partie de ses solidarités traditionnelles (village, famille, église...).
Le concept d’individu est donc un concept culturel, mais aussi politique, économique et juridique. En effet, il se traduit dans les textes de loi par la notion de liberté et de droits individuels. Ce qui nie l’individualité est maintenant vu comme empêchant la poursuite libre du bonheur. Selon qui parle de l’individualité, ces obstacles ne sont pas les mêmes .
• l’empiétement de l’État ou des autres sur les libertés privées (les droits reconnus à tous les individus comme la propriété. la liberté de culte ou de circulation mentionnés par la Déclaration française de l’Homme et du citoyen ),
• l’emprisonnement des individus dans des rapports sociaux de domination (classe. genre, race...) qui empêchent l’exercice de certaines libertés...
On voit déjà que favoriser l’individu (l’individualisme) ça peut servir des projets politiques très différents : libre marché. anarchisme individualiste, progressisme libéral.
Pour Marx, tout le monde ne peut pas être un individu dans les démocraties. En effet, si les propriétaires ont les ressources économiques et symboliques qui permettent de se penser comme des individus libres et épanouis, les non-propriétaires ne le peuvent pas. Cela parce qu’iels n’ont pas accès aux fruits de leur travail (volé par les propriétaires des moyens de production), à leur créativité (répétitivité du travail industriel). On leur enlève leur pleine participation au genre humain. C’est pourquoi les salariés doivent sortir de leur condition d’individus par défaut (pas pleine) en luttant collectivement contre la domination des propriétaires et l’égalité imaginaire.
Pour lui, l’égalité des droits n’est que déclarative, "imaginaire" et ne se traduit pas forcément en égalité réelle. Marx est contre la version bourgeoise qui base l’individu sur la propriété et pour une version basée sur le travail. Dans cette conception, les gens deviennent des individus en créant, en s’associant et en ayant de la reconnaissance de leur travail.
• individualisme : C’est à la fois une doctrine et un concept sociologique pour décrire l’évolution des sociétés occidentales. On le confond souvent avec l’égoisme.. Mais en fait, l’individualisme c’est un état d’esprit, une idéologie qui donne à l’individu une valeur supérieure à tout le reste : économie, politique, éthique...
@ c’est l’individu qui l’emporte sur le groupe et qui doit être libre d’agir selon sa propre morale ;
@ dans les sociétés individualistes, le droit accorde une grande importance à la protection de la personne et de ses biens ;
@ historiquement, il y a eu certains processus comme la Révolution française (qui fait de la figure de l’individu un élément central dans la construction dune nouvelle société libérée de l’irrationalité), la division du travail et les exodes de la campagne vers la ville, qui ont détaché l’individu de ses groupes d’appartenance (famille, clan, village, communauté religieuse...), vus comme des entraves.
@ une des conséquences de la doctrine individualiste capitaliste est que I l on se retrouve de plus en plus seul face à l’État, au marché, aux patrons...
@ attention, comme doctrine politique. il existe autant un individualisme libéral* qu’anarchiste ! L’anarchisme libertaire s’oppose au libéralisme en revendiquant l’autonomie de chacun-e sur sa vie. la non-nuisance sur les autres, l’association libre aux autres basée sur la volonté et l’affinité. Les anarchistes individualistes rejettent aussi fortement les effets de groupes et d’appartenance subie.
• internationalisme : apparu dans les années 1800, c’est à la fois une manière communiste révolutionnaire d’analyser le monde, une éthique et un mode d’action.
@ lutter contre le capitalisme à l’échelle nationale n’a pas de sens parce que le capitalisme est un système économique global qui
• rend les États interdépendants unifie progressivement la planète avec son impérialisme.
@ son objectif est .
de créer une solidarité entre les prolétaires du monde entier
• puis de supprimer les nations et les classes.
@ Il est connu par le mot d’ordre "Prolétaires de tous les pays. unissez-vous", même si l’internationalisme a bien en tête que tous les prolétaires de la planète ne subissent pas le capitalisme de la même façon, étant donné que tous les pays n’ont pas le même rôle dans l’économie mondiale.
L’internationalisme s’oppose fermement au nationalisme des oppresseurs, mais doit être appréhendé différemment quand c’est celui des opprimés. En effet, dans les pays colonisés, les luttes nationalistes jointes aux luttes d’émancipation sociale sont une étape pour la décolonisation.
• intersectionnalité : c’est un prolongement et une critique des politiques de l’identité attribué à la juriste Kimberlé Crenshaw. Elle se fonde sur le cas spécifique législatif des femmes noires aux États-Unis dans les années 90, qui n’étaient
’aidées ni par les législations sur les personnes noires, ni sur les femmes". L’intersectionnalité s’est ensuite étendue hors du juridique / législatif pour être entendue comme la compréhension des situations d’oppressions de personnes situées au croisement de plusieurs identités.
L’idée, c’est que si t’es à un carrefour avec plusieurs routes. si t’as un accident tu ne sais pas si ça vient d’un coté, de l’autre ou des deux à la fois. Cette théorie vient en complément d’une compréhension simpliste des catégories identitaires. D’un côté, l’intersectionnalité perd en politisation des identités et de leurs origine matérielle, mais elle gagne en précision d’analyse des situations, en reconnaissant des différences intragroupes. libéralisme : le libéralisme est un courant de pensée qui prône la défense des droits individuels (liberté. sécurité, propriété...). Il se base sur l’individu (pas sur les groupes ou les communautés) et sur une vision de la société où les individus coopèrent librement entre eux. La pensée libérale repose sur la responsabilité morale, le libre arbitre et s’oppose aux pensées matérialistes. Le libéralisme peut être progressiste, c’est-à-dire favorable aux réformes sociales et adepte de l’idéologie du progrès scientifique, économique, technologique... ou conservateur (en faveur des valeurs traditionnelles et affirmant que la nature l’emporte sur la raison humaine).
@ la plus haute valeur dans les états de droit libéraux est la dignité de la personne humaine. Cette dernière est vue comme rationnelle, perfectible et libre. Elle possède des droits fondamentaux que personne ne peut violer.
@ du coup, les libéraux pensent qu’il faut limiter les obligations sociales imposées par la société/le pouvoir pour que les individus puissent choisir librement. Chacun-e doit pouvoir jouir d’un maximum de liberté (liberté d’expression, pluralisme, débat libre...). D’où aussi une préférence pour la répression d’actes jugés immoraux (contraires à la dignité humaine) plutôt que pour leur prévention. Chacun est encouragé à satisfaire ses intérêts.
@ en économie, le libéralisme implique la promotion de l’initiative privée, la libre concurrence et l’économie de marché*. Le libéralisme économique a commencé au 18ème siècle avec les
Lumières, où est défendue l’idée que les libertés économiques (libre entreprise, libre-échange, libre choix de consommation, de travail...) permettent à l’économie et aux nations de bien fonctionner et donc que l’État doit intervenir le moins possible pour ne pas les entraver (se limite à la justice, la police, l’armée).
@ en politique. le libéralisme implique des pouvoirs politiques encadrés par une loi qui est librement débattue et aussi des contre-pouvoirs. Idéalement, l’État n’est que le garant du respect des plus petites minorités.
• marché : il est basé sur l’idée du lieu public où se vendent certains biens ou services et ou se rencontrent les acheteurs et producteurs. Mais tous les marchés ne sont pas forcément matérialisés. Par exemple le marché mondial des oranges n’est pas un lieu réel, mais fictif. Il en va de même pour la marchandisation des connaissances. qui sont immatérielles. C’est important de comprendre ça parce que les économistes dominants présentent le marché comme un endroit naturel qui apparaît de lui-même au croisement de l’offre et la demande.
@ Déjà, des stratégies comme la publicité sont mises en place pour que ces deux se croisent, car ce n’est pas toujours le cas (le fait que quelque chose soit fabriqué ne suffit pas à ce qu’il soit vendu !).
@ Ensuite, les institutions créent des règles des échanges marchands et garantissent leur protection (normes de qualité, règles de paiement...). S’il n’y avait pas de tierce partie pour servir d’instance de contrôle aux conditions de l’échange sur le marché, les règles ne tiendraient pas et il n’y aurait pas de stabilisation possible d’un marché.
@ De plus, les marchés de certains biens n’existent qu’en relation avec les marchés d’autres biens (exemple : le marché des meubles en bois existe en lien avec le marché du bois). Aussi, les marchés de biens sont liés à comment est structuré le marché du travail lié à la production de ce bien.
La vision de l’économie libérale* du marché est donc une illusion. Il n’existe pas de rencontre naturelle entre l’offre et la demande. Il y a toujours des instances de contrôle dans les interactions économiques individuelles. Bref, le marché est une construction sociale et politique.
• matérialisme : en philosophie, c’est l’idée que tout est composé de matière (des choses du monde physique) et donc que tout doit être expliqué par la matière, y compris l’esprit ou la conscience. Le matérialisme s’oppose à l’idéalisme, selon lequel toute réalité est d’abord créée par les idées ou les représentations mentales.
@ il existe plusieurs courants de matérialisme. Dans ce texte, on parle surtout de matérialisme historique : c’est une méthode pour penser l’histoire élaborée par Karl Marx, qui revendique que ce ne sont pas les idées qui font avancer l’histoire mais les rapports sociaux :
• ce sont les rapports de pouvoir et les conflits entre les classes qui amènent à modifier l’ordre social. Pas les belles idées. C’est pour ça que Marx pense que c’est une priorité que les prolétaires prennent conscience de leurs intérêts communs et qu’ensuite iels s’organisent ensemble contre la classe qui les exploite : les bourgeois.
• ce sont les moyens de production qui forment les mentalités, pas l’inverse. Ce qui veut dire que la structure économique d’une société (qui produit, comment, à quel prix...) permet d’expliquer la société. C’est ce qui est réellement vécu par les individus, et pas les grandes idées abstraites (comme les dogmes religieux) qui définissent la société. C’est même plutôt l’économie qui détermine les idées religieuses ! Par exemple. quand Marx parle de la religion chrétienne en Europe, il dit qu’elle est l’opium du peuple. C’est-à-dire qu’elle est nécessaire aux gens pour supporter la douleur de la réalité matérielle de leur vie. Le monde parfait (la Jerusalem céleste) dépeint dans la Bible parlerait en fait des aspirations des gens qui subissent l’inégalité et l’exploitation sur terre. Le monde biblique est en fait l’exact opposé de ce que vivent les chrétiens ("les derniers seront les premiers"). Marx fait le pari que si les conditions des chrétien-ne-s s’amélioraient sur terre, iels n’auraient plus besoin des promesses bibliques.
Cette façon d’expliquer l’histoire donne une grande place à l’influence des aspects économiques. Autre exemple, pour un matérialiste, la révolution française ne vient pas du fait que des idées philosophiques nouvelles seraient devenues majoritaires avec la marche naturelle de I’humanité vers le progrès. Elle est venue par la lutte des bourgeois contre l’ancien mode d’organisation de la société, le féodalisme (où la noblesse et le clergé dominent et où les corporations de métiers limitent la concurrence et la production), qui les empêche d’installer le mode de production capitaliste leur permettant de se hisser au sommet de la hiérarchie sociale.
• morale : la morale propose une conduite assez rigide avec des préceptes, des règles et des interdits. La morale sépare le monde, les gens et les actions en deux, et cela souvent peu importe le contexte : le bon/mauvais, le moral/immoral.
la morale juge des comportements individuels comme bons ou mauvais et s’intéresse peu à l’action et la lutte contre le système qui encourage certains comportements vus comme mauvais. Par exemple, la morale chrétienne condamne
’accumulation de richesses des individus mais n’encourage pas la lutte contre le système qui la promeut : le capitalisme ; le caractère rigide de la morale empêche de penser que tout n’est pas figé dans le marbre et que des actions vues comme mauvaises dans un contexte peuvent être positives dans un autre contexte.
• moyen de production : c’est ce qui permet de produire des richesses : les instruments de travail. les ressources naturelles, les matériaux bruts. Ils sont utilisés par la main d’oeuvre pour produire. Dans l’analyse marxiste, les moyens de production sont le nerf de la guerre sociale et opposent les bourgeois, qui les possèdent, et les prolétaires : celleux qui n’ont que leur force de travail et qui doivent la vendre (et donc se subordonner) aux bourgeois pour survivre.
• néolibéralisme : il existe plusieurs définitions qui mettent en valeur des aspects différents du concept. C’est un système* économique et social qui s’inspire du libéralisme économique.
@ mais, contrairement à l’idée de laisser-faire du libéralisme (en gros il faut laisser les relations/échanges se réguler naturellement), entre les années 1930 - 1960, les États et instances internationales (comme le Fond Monétaire
International) interviennent très clairement avec des politiques afin de créer des sociétés compétitives et individualistes. En fait ils laissent pas faire du tout ! Le but, c’est de mettre tous les pays du monde au pas : celui du néolibéralisme.
@ depuis les années 70, le néolibéralisme correspond aux idées de favoriser le secteur privé et le désengagement de l’État .
• cela est vraiment mis en place dans les années 80 avec la révolution conservatrice (Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher eu Royaume Uni), qu’on appelle parfois la rigueur. Cette révolution impose l’idée que les crises économiques (par exemple à l’après-guerre) que vit le capitalisme sont causées par la présence trop forte des États dans la gestion de l’économie. Pour dynamiser l’économie, il faudrait donner toute la liberté à l’esprit d’entreprise et aux individus.
• bien sûr. ce n’est que du blabla pour légitimer une idéologie politique. Si en effet la rigueur a créé plus de croissance économique, elle a surtout causé : l’explosion des inégalités sociales, l’ouverture à la concurrence mondiale de certains secteurs économiques qui a fragilisé les acquis sociaux et précarisé les salariés, une augmentation du chômage...
• c’est le moment où les actionnaires gagnent la suprématie sur les managers parce que favoriser la libre circulation de l’argent sur les marchés financiers est supposé rendre l’économie plus rationnelle et efficace. et donc augmenter le bien-être général. L’argument du libéralisme financier, c’est que si l’argent circule librement, il sera mieux réparti selon les besoins.
@ bon, il y a toujours un gros paradoxe entre l’idée théorique qu’il faut plus "laisser faire" le marché qui refléterait le fonctionnement naturel des échanges humains ET la réalité qui est que les politiques imposent le libéralisme avec des lois et des règlementations.

O
• oppression : voici 2 définitions qui ne vont pas forcément dans le même sens mais qui sont intéressantes .
1) c’est une autre forme de relation sociale qui se base sur l’exclusion (des ressources pour vivre). Ici, l’oppresseur n’a pas besoin des opprimé-e-s (pas comme dans la relation d’exploitation). On peut citer en exemple le génocide des autochtones d’Amérique : la plupart de ces peuples ont été massacrés très tôt et rapidement à partir de la colonisation des Amériques par les Européens. Ce n’est pas le cas des esclaves dans le même contexte : malgré les conditions de vie horribles dans lesquels ielles étaient maintenues, les exploiteurs ont eu rapidement la volonté de maintenir les esclaves en vie afin de tirer un maximum de profit de leur travail.
2) l’oppression comme réaction à l’emploi du terme discrimination (voir plus haut la définition). On parle d’oppression systémique. Alors qu’on observe plus facilement la discrimination, les systèmes sociaux de domination (racisme, sexisme...) échappent souvent à ce qui est mis en place contre les discriminations. Par exemple la sensibilisation (ex : correction des préjugés) ou la répression n’efface pas le système construit comme sexiste. Détruire la domination demande l’action collective. Pourquoi ? Parce que :
• les inégalités (d’accès aux moyens matériels et sociaux pour vivre une bonne vie) entre groupes sociaux ne sont pas hasardeuses mais nécessaires à la société pour se perpétuer. La société a besoin que certaines représentations et pratiques sociales se perpétuent. Certaines pratiques sociales comme l’ héritage familial, les inégalités de salaire ou encore la fermeture des frontières s’accompagnent de certaines représentations sociales qui les justifient comme la supériorité des liens de famille biologiques aux autres liens sociaux, voir les étrangers comme des dangers ou encore valoriser les activités de conception plutôt que de production..
• l’inégalité sociale / l’oppression systémique n’est pas la simple somme des comportements individuels de discrimination. Ce sont les institutions et les structures en général, qui héritent d’une histoire, qui font que les individus ont des représentations oppressives et agissent en conséquence. Et pas l’inverse.
Par exemple, la structure économique du mode de production capitaliste articule d’une manière spécifique les moyens de production (machines), la force de travail (travailleurs et travailleuses), les rapports de propriété et d’appropriation, le marché et la monnaie. Cette structure économique fait qu’il n’est pas possible pour les prolétaires de subvenir à leurs besoins sans être structurellement contraintes de louer leur force de travail, qui constitue la seule chose qu’elles possèdent, aux capitalistes. C’est aussi cette structure capitaliste qui fait que les capitalistes. pour survivre dans un système qui les met en compétition, doivent prioriser l’accumulation du profit plutôt que la justice sociale. C’est pas parce que ce sont des méchants.
• l’oppression systémique met aussi en avant qu’à côté des discriminations qui sont sensées être plutôt évidentes/ objectives, il y a des comportements, règles. pratiques ou politiques adoptées qui semblent neutres mais qui ont pour conséquence de désavantager/violenter certains groupes de personnes. tandis que d’autres groupes en profitent. Exemple : l’illégalité et la stigmatisation de certaines drogues souvent liées à la pratique culturelle d’un groupe social infériorisé, alors que d’autres drogues sont légales.

P
• particularisme : le particularisme est une attitude qui a pour but de préserver ses particularités, ses caractéristiques spécifiques. Celle-ci se traduit, pour un groupe social, par une volonté de conserver ses traditions, ses coutumes, ses usages propres, sa langue, voire à revendiquer une certaine autonomie politique.
• politiques de l’identité / identity politics : expression créée par le Combahee River Collective (CRC, groupe de lesbiennes féministes noires des années 1970) pour parler de politiques qui prennent racine dans les expériences matérielles objectives en tant que femmes noires. "Cette concentration sur notre propre oppression s’incarne dans le concept de politiques de l’identité. Nous croyons que la politique la plus approfondie, et potentiellement la plus radicale, vient directement de notre identité, en opposition avec le travail effectué pour mettre fin à l’oppression de quelqu’un d’autre."
L’idée n’est pas de valoriser les identités, mais de les reconnaître, de visibiliser leur utilité dans le capitalisme, l’impérialisme et le patriarcat, et à terme de les détruire. On peut ajouter que ces politiques s’opposent à une vision "class first"/ la lutte des classes en premier, qui a tendance à prendre la condition ouvrière des mecs blancs occidentaux comme situation universelle.
Les identity politics ont aussi le mérite de parler de réappropriation des corps hors de l’exploitation du travail.

• privilège
@ le privilège personnel est l’ « avantage immérité (...) à cause de la discrimination » (c’est la définition utilisée dans le texte)
@ le privilège social est l’avantage social/ le degré de prestige et de respect dû à l’appartenance à un groupe social âge, classe, genre. religion... Il a été pensé comme un concept au début des années 1900 par le sociologue W.E.B du Bois en étudiant les rapports entre Afro-américain-e-s et Etats-Unien-ne-s blanc-he-s.
• psychique : qui concerne la vie mentale, dans ses aspects conscients et/ou inconscients.
• ressentiment ; c’est un concept travaillé par le philosophe Nietzche quand il étudie la morale. Pour lui, le ressentiment c’est la haine des faibles envers les forts. C’est ce sentiment d’haïr sans pouvoir agir. Ce ressentiment est la base de la morale des faibles (désapprouver les forts) qui s’oppose à la morale aristocratique (s’approuver soi-même, se voir comme bon).
Ce ressentiment mène à une vengeance seulement imaginaire qui consiste à déprécier ce que font les dominants, les ’méchants". Cette vision morale repose sur l’idée que l’être humain a un libre arbitre et donc que les "méchants" pourraient agir autrement et que les faibles ont choisi librement de l’être (et de le rester). C’est transformer l’impuissance en mérite.

S

• séparatisme : position politique visant à la séparation d’un groupe culturel, ethnique, tribal... d’un groupe plus large. Même si on l’associe souvent à la sécession politique complète. les groupes séparatistes peuvent ne rechercher que plus d’autonomie. Certains groupes séparatistes ont une forme d’identité politique ou d’activité politique fondée sur des expériences partagées d’injustice. On retrouve aussi souvent chez les séparatistes l’idée que s’intégrer aux groupes dominants compromettrait leur identité et leur capacité à l’autodétermination.

• socialisme : l’usage de ce terme hors de l’Europe prend une autre signification que celle que nous pouvons connaître en France. Pour comprendre de quoi parlent les personnes dans ce texte lorsqu’elles utilisent ce terme. il faut parler de l’histoire des idéologies socialistes. Le socialisme est un courant de pensée qui a pris différentes formes philosophiques et politiques.
@ Le mot est utilisé couramment à partir des années 1820. A la base du socialisme, il y a l’aspiration à un monde meilleur pour toustes et cela passe par, au minimum, la réduction des inégalités, et au mieux, l’établissement d’une société sans classes sociales.
Le 19ème siècle occidental est globalement porté par la notion de « progrès », et selon les socialistes, le progrès doit être tourné vers la condition humaine. Il en découle les idées de gérer les ressources dans l’intérêt collectif. pour en garantir l’accès à tou•te•s, d’en finir avec l’exploitation de l’humain par l’humain. Cela peut passer par la propriété sociale des moyens de production (=tout le monde possède les ressources et les outils permettant de les transformer)
@ Jusqu’au début du 20ème siècle, les courants socialistes sont en majorité anarchistes. Ils sont peu à peu supplantés par le courant marxiste. Le marxisme* est une forme du socialisme qui se veut scientifique : son but est de théoriser les modalités et l’avènement du socialisme. II met en avant une société communiste, c’est-à-dire une forme d’organisation sociale sans classe, sans État et sans monnaie, où les biens matériels sont mis en commun et partagés. La révolution d’octobre 1917 en Russie marque une scission avec cette théorie et l’avènement du communisme d’État.
En Europe occidentale, le socialisme a pris une tournant réformiste à la fin du 19ème siècle. Ses courants ont progressivement opté pour la social-démocratie et se sont organisés en partis politiques entrant dans le jeu parlementaire.
@ Cela donne aujourd’hui dans plusieurs pays européens des organisations et des partis politiques « socialistes » qui n’envisagent plus de rupture avec le capitalisme ou l’économie de marché et sont des tenants de la démocratie libérale.
Dans la plupart des pays hors de l’Europe, le socialisme n’a pas pris ce tournant réformiste et porte encore des valeurs en lutte contre le libéralisme économique et le capitalisme. Le socialisme évoqué dans le texte est de cet ordre-là.

• structure/ système : structurel|systémique = une structure/ système est un mode d’agencement entre des individus, groupes, idées... qui perdure dans le temps. Par exemple, l’éducation nationale est une structure : elle regroupe des professeurs et des élèves qui ont chacun des rôles à tenir, elle est régie par des valeurs de laïcité. d’universalité, de progrès... Si l’un des individus de ce système meurt ou le quitte, ce système existe toujours. Comme les inégalités entre groupes sociaux sont structurelles* étudier les individus ne suffit pas à comprendre ce qu’il se passe dans la structure car les inégalités persisteront même après la mort des individus qui en font partie. II faut étudier l’ensemble.

T
• trauma/traumatisme : un traumatisme psychique est une réaction émotive qui fait souvent suite à un évènement (bref ou prolongé) extrêmement éprouvant de la vie (agression, guerre, climat incestueux dans la famille...) appelé trauma. Le trauma se différencie du traumatisme car le traumatisme est une réalité subjective interne, d’ordre psychologique. tandis que l’événement traumatique (trauma) s’opère dans la réalité externe et objective. C’est-à-dire qu’une personne traumatisée peut se retrouver en état de détresse (réalité subjective) sans être en danger (réalité objective). Par exemple, elle peut paniquer en entendant des cris dans la rue même si elle est en parfaite sécurité. Dans cet exemple. les cris sont des triggers qui réenclenchent un traumatisme déjà existant (les théories sur le traumatisme sont complexes, certains ne sont pas d’accord sur les mots. mais au moins vous comprenez l’idée).

U
• universalisme : basiquement, c’est le courant d’idées qui pense qu’il y a un système universel/une vérité qui régit/devrait régir la vie humaine. Un même système moral s’appliquerait pour tous les individus dans la même situation, peu importe la religion, la culture, la classe sociale…
@ en France. un des principes fondamentaux de la nation est l’universalisme républicain. Il est assez basé sur les principes philosophiques du 18ème siècle de la Révolution française : chaque être humain a des droits naturels et est doté de la raison. A l’échelle nationale, ça veut dire que la nation française n’est pas fondée sur une communauté ethnique, religieuse ou autre mais sur des idéaux partagés. Ce modèle est très critiqué par de nombreux courants qui lui reprochent par exemple la volonté d’effacer toutes les particularités qui font qu’on est des individus avec des appartenances multiples. Concrètement, c’est en partie cet universalisme qui a justifié la colonisation et l’infériorisation par la France de nombreux pays.
@ mais de nombreux auteurs postcoloniaux (Franz Fanon) ou décoloniaux (Walter Mignolo) ont ouvert la possibilité de penser un universalisme pluriel (parfois appelé pluriversalisme) en :
• le décentrant de l’Europe et de ses références romaines et grecques
• pensant un universalisme émancipateur pour tout le monde
• révisant l’histoire pour détruire le mythe de la construction de la République laïque française
• réinventant l’idée que l’on se fait de la modernité, du bien-vivre et de l’humanité.
Des auteurs comme Dipesh Chakrabarty (historien indien) révendiquent que l’universel n’appartient à personne.

ET VOILÀ !
S’il y a
@ des choses pas claires,
@ des besoins d’expliciter des enjeux complexes du texte,
@ des envies de discuter de ça avec nous,

on a créé une adresse mail et elle est faite pour être contactée : souffrance-politique [at] riseup.net. On ne répondra pas aux attaques sur le contenu, aux procès d’intentions, ou aux arguments qui "moraliseraient" le texte comme mauvais, à ne pas diffuser, etc... trop la flemme, désolé !

Voilààà, bonne lecture, hâte d’avoir vos retours, de voir les effets directs ou non du texte sur les espaces politiques et on vous donne rendez-vous hyper bientôt pour la suite du texte !

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