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- Cha3b yourid aouled el mafk9oudin Le peuple veut les fis/filles disparu ! - Interviews a Zarzis.
- Interviews réalisées a Zarzis du 14 au 18 octobre 2022.
00:00 - 09:06 Mejid Amor, port parole de l’association des pécheurs de Zarzis. Chronologie des éventements.
09:07 - 13:12 Jalel Abd-Salem - les premiers contacts avec les autorités et l’inutilité de collaborer avec les institutions.
13:13 - 17:15 Chamseddine Marzoug, activist et pécheur - la procédure d’enterrement dans corps trouvé a la mer et les disparus de Tunisie.
17:16 - 24:53 Ali Kniss, activist et chercheur - Une lecture politique des mobilisations de Zarzis.
24 : 54 - 27:27 Chamseddine Bourassine - President Association des Pecheurs. Discours fait le 18 Octobre 2022 en occasion de la gréve général (en tunisien).
27:28 - 30:47 Ali Kniss - Sur l’obligation du test ADN sur les corps retrouvés en mer.
30:48 - 35:19 Récolte d’opinions pendant la grève générale
35:19 - 38:26 Chanson sur Zarzis 18/18
Pour lire la première partie de la lutte à Zarzis ; Zarzis 18/18 : en Tunisie, une mobilisation qui exige la vérité, cliquez ici
"Après trois semaines, on ne trouve que des restes... on a trouvé tellement de corps dans la mer ! De loin, on peut voir une nuée d’oiseaux blancs comme formant un cercle ; au milieu, un corps gonflé et une tache comme de l’huile tout autour... Et on sent déjà de loin une odeur insupportable", raconte Oussine, pêcheur et membre de l’association de pêcheurs de Zarzis au cours d’une opération de recherche en mer. En revanche, c’est un corps quasi intact qui est retrouvé le dimanche 16 octobre (soit 25 jours après la disparition du bateau) sur une plage de Zarzis. Il s’agit de celui de l’un des disparus : Aymen Mcherek. Presque inodore, son corps est retrouvé avec sa chemise encore attachée à la tête. D’où le soupçon parmi les proches qu’il provenait non pas de la mer mais d’une chambre froide. Dans l’espoir de dissiper ce doute, huit bateaux de pêcheurs sont sortis en mer le lendemain pour une autre opération de recherche. En vain.
Depuis un mois, l’association des pêcheurs est l’épaule à laquelle les familles peuvent se raccrocher pour éviter l’abîme du désespoir. C’est à ses côtés qu’Abd al-Salam al-Aoudi, père de Ryan (jeune de 15 ans encore porté disparu) a ouvert l’interminable cortège de mardi 18, transformant ainsi son cauchemar en cris de revendication :
« Cha3b yourid aouled el mafk9oudin !
Le peuple veut les fils/filles disparu.es ! »
L’émotion d’Abd al-Salam avait déjà fait irruption à l’occasion de la réunion avec les syndicats UGTT, UTICA et UTAP précédant la journée de grève du 18. Alors que l’association des pêcheurs, les familles et les militants de la ville souhaitaient appeler à la grève générale, les syndicats avaient demandé un délai supplémentaire pour organiser une telle mobilisation. Face à cette impasse, Abd al-Salam s’était levé pour exprimer sa détresse, s’écriant "vous êtes mon président, vous devez m’aider à retrouver mon fils, vous devez m’aider à retrouver mon fils !", le doigt pointé vers Chamseddine Bourassine. Après un court moment, la réunion se dissout sans aucune promesse des syndicats. Le lendemain, ils déclareront une grève générale pour le mardi 18 octobre.
Chamseddine Bourassine, président de l’association des pêcheurs, est le pivot politique des mobilisations de Zarzis [1]. C’est en effet autour de lui que se sont multipliées les assemblées ouvertes au local des pêcheurs sur la route de Ben Gardane, les communiqués de presse, et les prises de paroles dans les rues et dans les rassemblements spontanés. Et c’est au fil de ces mobilisations que s’est progressivement esquissée une certaine posture collective face aux institutions étatiques là où la colère et le désespoir n’auraient pu suffire à eux seuls. Dans son discours tenu à l’occasion de la gréve du 18 Octobre, il déclara :
La raison pour laquelle nous sommes réunis aujourd’hui dans le cas de cette catastrophe : aucune autorité en Tunisie n’a voulu s’occuper de notre cause. [...] Nous avons trouvé que les déclarations municipales ne correspondent pas aux tombes qui sont au cimetière des Inconnus. Nous avons trouvé des permis d’enterrement qui ne correspondent pas aux tombes qui sont au cimetière. Aucun responsable n’a voulu nous dire la vérité.
Ces dernières semaines, aucun organisme d’État ne s’est exprimé publiquement : les hôpitaux, les morgues, le cimetière, la municipalité de Zarzis, le procureur. Ce n’est que grâce à l’obstination acharnée des familles et des militants que les innombrables contradictions des discours officiels ont pu être mises en lumière. Le dimanche 16, après la reconnaissance des trois corps enterrés au Jardin d’Afrique et les funérailles de quatre personnes, la pression de Zarzisouis.es a permis d’ouvrir les registres de l’hôpital et découvrir que, au cours de la semaine écoulée, certains corps avaient quitté l’hôpital sans test ADN et sans destination officielle. Le lendemain, alors qu’il comptait faire une demande officielle pour savoir combien de corps étaient en attente de tests ADN à l’hôpital de Gabès, Ali Kniss, chercheur et citoyen de Zarzis, a été brusquement expulsé du tribunal de Médenine parce qu’il portait un short et Abd al-Salam al-Aoudi a été violemment plaqué au sol et malmené.
L’objectif premier des mobilisations de Zarzis est la vérité et la recherche des disparu.e.s. D’autres motivations d’ordre psychologique, social, politique et économique contribuent évidemment à élargir la mobilisation de la ville et de la région. Mais il est important de ne pas confondre l’objectif avec les motivations ; le mouvement à Zarzis "ne demande pas ni a manger ni a boire" selon le President de l’association des Pêcheurs. Se mobiliser en Tunisie en ce moment signifie devoir se défendre contre l’accusation de vouloir déstabiliser le président. La protestation est vue et attaquée en tant que "cheval de Troie" de forces complotant dans l’ombre pour soi-disant influencer l’agenda politique. Dans un tel contexte [2], les mots de Bourassine ne laissent aucune équivoque :
“Garder vos chaises et vos postes, mais laissez-nous nos causes [3]”
Nous ne sommes pas avec les personnes qui veulent gouverner. Ni avec ceux qui ont des agendas avec les étrangers.[...] je pense qu’ils vous donnent de mauvaises informations.Zarzis ce n’est pas la cité Ettadhamen [4][…]
Nous ne sommes pas contre les représentants de l’Etat comme le dit le président du pays, nous étions avec l’Etat depuis le début pour tenir le calme. Mais c’est vous qui nous obligez à sortir dans la rue, vous nous avez fait du tort […] nous sommes engagés au sujet de la migration grâce à vous, grâce a votre façon de maltraiter les problèmes, vous allez nous voir toujours prêt à être dedans.
L’obstination des familles et militant.e.s a permis de replacer le Jardin d’Afrique au centre des débats. Après plusieurs rencontres avec le gardien de l’établissement, celle-ci a admis que ce sont non pas un, mais bien trois corps qui ont été enterrés dans la tombe d’une fillette [5]. La gardienne a par la suite été arrêtée le soir du 19 Octobre. Et l’affaire est désormais dans les mains du Tribunal de Première Instance de Médenine : le Jardin d’Afrique est sous séquestre et 28 tombes doivent être rouvertes dans les prochains jours. Malgré les mobilisations et les pressions à l’extérieur du cimetière, aucun représentant des familles ou de la société civile n’a été autorisé à ne serait-ce qu’assister aux opérations à l’intérieur du cimetière.
Le Jardin d’Afrique n’est pas un cimetière comme les autres. Il s’agit d’un projet géré par une association basée en France et dont la fonction est d’enterrer les corps des inconnu.e.s retrouvé.e.s en mer. Ce projet naît à l’initiative de l’artiste Rachid Khoraichi, choqué par la « quantité de morts en mer et la façon de les enterrer » (ses propres mots) lors d’un séjour à Zarzis. A l’aide de fonds privés, du soutien de l’UNESCO et de la mairie de Zarzis et de la participation de Mongi Slim (ancienne directeur général de la Croissant Rouge Tunisien - region sud et propriétaire de plusieurs villas et pharmacies), Khoraichi avait pu crée le Jardin d’Afrique en 2018. Or, bien avant cela, Chamseddine Marzoug, activiste et pécheur, avait déjà commencé dès 2012 la réalisation d’un tel cimetière des inconnus afin de faciliter l’identification d’un corps en cas de recherches [6]. « Je n’ai pas été invité a participer a la réalisation du Jardin d’Afrique…..et après une période de volontariat dedans, j’ai reçu trois fois des papiers des avocats de Paris qui me demandaient de ne plus entrer….de rester loin » raconte Chamseddine Marzoug. Derrière l’exclusion de ce dernier, c’est l’idée même d’une participation active des Zarzissien.ne.s qui est remise en cause. Mais avec le scandale de ces derniers jours, c’est la vocation humanitaire même du projet qui se voit remise en question. Non seulement Jardin d’Afrique n’apparaît plus comme une solution au traitement indigne des corps repêchés, mais il semble même y contribuer. Il se retrouve à constituer un rouage de la machine aboutissant à une telle indignité et à laquelle il prétendait être l’alternative.
Le relevé de l’ADN avant toute inhumation est une exigence non-négociable étant donné le contexte à Zarzis et sa région. En même temps, il y a quelque-chose de profondément problématique dans le fait de croire qu’il puisse exister des "bonnes pratiques" face à la machine à laquelle on est ici confrontés.
Nous avons des enfants, nous espérons les retrouver morts. Le rêve à Zarzis est devenu la découverte d’un cadavre pour féliciter les familles [7].
En d’autres termes, le problème ne réside pas seulement dans le dysfonctionnement du "cimetière" du Jardin d’Afrique mais dans son fonctionnement même. L’origine du problème se trouve bien en amont, dans les dispositifs de frontière et dans le fait de bloquer la migration aussi bien que l’émancipation des personnes.
Karim vit et travaille en Italie depuis plusieurs années et le 21 Septembre a perdu son épouse Mouna Aouida et sa fille Sachda Nasr, cette dernière encore portée disparue. Parmi les rumeurs qui se diffusaient parallèlement aux mobilisations, on retrouve celle selon laquelle Karim aurait fait pas moins de huit (ou trois, selon les versions) demandes de regroupement familial en Italie pour faire venir légalement sa famille. Lors d’une conversation à l’occasion d’un sit-in organisé par lui-même, on a pu aborder ce sujet. Parfois absent, toujours animé d’une colère froide, il répond : "Je n’ai fait aucune demande.....mais il faut qu’ils arrêtent de dire ces choses, ces choses n’existent pas vraiment, le regroupement familial n’existe pas ; tu tournes à droite et ils te demandent une chose, tu tournes à gauche et ils te demandent une autre ; on a essayé une fois (le Visa pour Mouna)... tu donnes ici et tu donnes là, on a presque dépensé 300 euro pour rien....mais 300 euros ici c’est 1000 putains de dinars, ce n’est pas peu ! Lorsque tu vas à l’ambassade à Tunis, ils te crient : "Mais que-ce que tu fous ici ? Depuis quarante ans, nous devons nous rebeller depuis quarante ans contre ceux qui grattent là et ceux qui grattent ici ; dix dinars d’un côté, vingt de l’autre. Il n’y a pas de telles choses...de visas, de regroupement.... ce ne sont que des mensonges".
Vérité pour Yassin, Mohammed, Walid, Iman, Hazem, Zahar, Amin, Ryan, Mohammed, Hamer et la petite Sachda.
Solidarité avec leurs familles.