Il paraît [1] alors qu’Emmanuel Macron s’évertue à redynamiser des organisations syndicales que l’on pensait quelque peu endormies… Point n’est besoin ici de rappeler combien leurs appels à contester certaine réforme ont mobilisé – et mobiliseront encore, si l’on en croit les propos des manifestant·e·s rapportés par les médias (sans parler des grévistes de secteurs divers et variés). On aura peut-être moins remarqué ceux de ces militants syndicaux qui témoignent d’une vague d’adhésion comme ils n’en avaient plus vu depuis longtemps. On peut se montrer quelque peu sceptique quant au potentiel révolutionnaire des syndicats (j’avoue que c’est mon cas). Mais on aurait tort de les mépriser (à l’instar du monarque républicain suscité). C’est pourquoi je recommande la lecture de cet abrégé du syndicalisme.
Son auteur, Guillaume Goutte, se présente comme « militant syndicaliste, adhérent de la Confédération générale du travail (CGT), actif et en responsabilité au sein du Syndicat général du Livre et de la communication écrite ». Un peu plus loin, il ajoute : « Le livre part du postulat que le syndicalisme est non seulement nécessaire, mais qu’il doit aussi être indépendant et se donner les moyens d’incarner une pratique autonome de la lutte de classe. »
10 Questions, donc, et tout autant d’enjeux fondamentaux pour les organisations et pratiques syndicales.
1. Quand et comment le syndicalisme s’est-il formé en France ?
On pourrait se dire que cela n’a guère d’importance et que ce qui nous intéresse, ce sont les rapports de forces actuels. Certes. Il se trouve cependant que les débuts du syndicalisme ont influencé son développement jusqu’à aujourd’hui – ainsi, par exemple, le clivage entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste (pour faire simple, rapporté à aujourd’hui : CGT vs. CFDT). La préhistoire des syndicats commence pendant la Révolution française : sous prétexte d’empêcher la reconstitution des « corporations » de l’Ancien Régime, les lois Le Chapelier, votées par l’Assemblée constituante en mai et juin 1791, interdisent les « coalitions de métier » et les grèves. Comme disait Marx, il s’agissait de délivrer les prolétaires de tout lien contraignant les empêchant de vendre « librement » leur force de travail sur le marché tout aussi « libre » du travail… Ces dispositions seront encore aggravées par les Codes civil et pénal napoléoniens. Les premières structures dont se dota le mouvement ouvrier naissant furent les « sociétés de secours mutuels ». Il s’agissait d’organiser l’entraide face au chômage, aux accidents de travail, la vieillesse, etc.) Très vite l’activité de ces sociétés déborda leur objet premier – de la solidarité à la résistance contre les patrons, il n’y avait qu’un pas qui fut rapidement franchi. Napoléon dit « le petit », qui s’appuya assez habilement sur les ouvriers dégoûtés de la République par… les « républicains » bourgeois qui les massacrèrent en juin 1848, amorça la reconnaissance des syndicats (tout en espérant mieux contrôler la plèbe). Mais c’est seulement après la Commune que le mouvement ouvrier, considérablement affaibli par la répression, s’organise au sein de la Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs (FNS), en 1886, et dans la Fédération nationale des Bourses du travail (FNBT), en 1892. Ces deux fédérations « héritent » des clivages apparus précédemment au sein de l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, entre marxistes et bakouninistes. Les premiers sont hégémoniques au sein de la FNS, laquelle, par ailleurs, organise les ouvriers sur la base des branches professionnelles, tandis que les seconds (les anarchosyndicalistes) se veulent indépendants des partis politiques et s’organisent sur une base géographique et interprofessionnelle. La CGT est fondée en 1895 lors du Congrès de Limoges. Elle rassemble formellement FNS et FNBT, mais la fusion ne sera véritablement effective qu’en 1902. Et Guillaume Goutte de préciser : « En 2023, elle est toujours l’organisation syndicale la plus importante de France, en nombre d’adhérents. » Je souligne et remarque au passage que le matraquage médiatique nous a fait oublier cette réalité. En effet, à la question : quel est le plus important syndicat ? je pense que la plupart des personnes répondront : c’est la CFDT, ceci parce que cette confédération est celle qui obtient le plus de suffrages aux élections professionnelles. Ce qui reflète assez bien, finalement la différence entre les deux organisations, celle-ci plutôt « révolutionnaire » et celle-là carrément « démocrate »…
2. La grève est-elle le seul moyen d’action du syndicalisme ?
La réponse est non : il y a aussi les manifestations (bon, je n’insiste pas, hein…), les tracts et la presse syndicale, le sabotage et le boycott (prônés en son temps par Émile Pouget [2], grand syndicaliste révolutionnaire s’il en fut) et le paritarisme et ses institutions (dont on pressent évidemment qu’il est plus du côté de la démocratie représentative et donc plus réformiste).
3. Qu’est-ce que la grève générale ?
On en a une petite idée, non ? Mais. Tout d’abord, il est bon de rappeler que cette fameuse grève générale, devenue quasi mythique avec le temps, fut l’objet d’un débat passionné au sein du mouvement ouvrier international [3]. Autrement dit, c’était une perspective très concrète, tout à fait envisageable à court ou moyen terme. Las, ce n’est pas arrivé souvent. Et quand c’est arrivé par chez nous, en un joli mois de mai, ça n’a pas produit la révolution, comme espéré. Là, il faut bien reconnaître que les syndicats (particulièrement la CGT) en ont été largement responsables, avec leurs foutus accords de Grenelle qui certes, ont apporté quelques améliorations aux salariés (salaires, prérogatives syndicales dans l’entreprise), mais ont surtout puissamment contribué à mettre un terme à la « chienlit » (c’est ainsi que De Gaulle qualifiait les « événements », comme on disait alors). Bref, comme le dit Guillaume Goutte, la grève générale, c’est aussi la préfiguration d’une autre société : il faut bien prendre en main les fonctions de base (approvisionnement, etc.) et s’organiser à cette fin – et on se rend compte que si ce n’est pas facile, ni simple, c’est possible !
4. Qu’est-ce que le label syndical ?
Voilà une question à laquelle je n’aurais rien su répondre avant d’avoir lu ce livre. Pour aller vite, je dirais que c’est au travail, à ses conditions et à sa rémunération ce que le label bio est aux produits alimentaires : une garantie de qualité, à travers le respect des salariés producteurs… En France, c’est dans la fédération du Livre que ce label a été vraiment mis en œuvre, grâce au savoir-faire de cette « aristocratie ouvrière » que constituaient les ouvriers typographes. L’idée était d’imposer une « marque syndicale » garantissant que le livre ou autre imprimé entre les mains du lecteur avait été composé par des typos qualifiés et payés en fonction de cette qualification. La fédération du Livre alla encore plus loin puisque ce fut l’une des seules (avec les dockers, il me semble) à imposer un contrôle syndical de l’embauche…
5. Le syndicalisme est-il politique ?
On l’a vu au point 1, la question s’est posée dès les débuts du syndicalisme. L’un des textes canoniques du syndicalisme est la charte d’Amiens adoptée en 1906, qui affirme avec force l’indépendance du syndicat. « […] elle marque, écrit Guillaume Goutte, l’apogée du syndicalisme révolutionnaire et la défaite – temporaire – des marxistes dans le mouvement syndical français. De nos jours, la plupart des confédérations syndicales de salariés s’en réclament encore, même si certaines le font en parfaite mauvaise foi ou en oubliant toute une partie du texte, celle qui fixe des objectifs révolutionnaires au syndicalisme. » Je me souviens ainsi qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand sur la foi d’un programme « de gauche », les cabinets ministériels des premiers gouvernements Mauroy siphonnèrent une grande partie des cadres de la CFDT. Son orientation réformiste s’en trouva grandement confortée.
6. Le syndicalisme est-il révolutionnaire ?
Passons rapidement sur les temps héroïques : quand les statuts de la CGT mentionnaient comme objectif « la dissolution du salariat et du patronat » et que les Bourses du travail avaient des airs de forteresses ouvrières [4]. Ça avait de la gueule. Las, la confédération a fait son aggiornamento à la fin du siècle passé… Je me contente de reproduire ici la conclusion de la réponse de Guillaume Goutte : « Alors que le communisme incarné par le PCF est à bout de souffle, que le modèle de la courroie de transmission rejoint les poubelles de l’histoire et que le réformisme traverse une crise démocratique, [l]e syndicalisme révolutionnaire a un rôle à jouer, avec trois exigences à faire valoir : l’indépendance, la démocratie syndicale (souvent malmenée) et l’élaboration d’un projet de société révolutionnaire, mû par le souci du pragmatisme, c’est-à-dire de se donner les moyens concrets des discours prononcés et des revendications portées. »
7. Le syndicalisme est-il antifasciste ?
Historiquement, l’antifascisme a été en France le vecteur de la réunification syndicale, particulièrement en 1934, face à la montée des ligues fascistes. Guillaume Goutte relève quelques initiatives récentes allant dans le même sens, par exemple contre un meeting d’Éric Zemmour en décembre 2021. Mais comme il le dit, « le fascisme est faible quand le mouvement de classe est fort et le mouvement de classe n’a jamais été aussi puissant que quand il était unifié ». Et sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, on peut tout de même s’interroger sur ce que deviendrait l’unité actuelle une fois abrogée la réforme qui l’a suscitée.
8. Le syndicalisme est-il dépassé ?
Personnellement, j’aurais tendance à répondre oui. Pourtant jamais le besoin de syndicat ou, si vous préférez, de nouvelles sociétés d’entraide, n’a été aussi pressant, avec l’ubérisation généralisée du travail. Mais s’ils veulent y répondre, les syndicats auront besoin de faire preuve de souplesse et de capacité d’écoute. Chiche ?
9. Le syndicalisme est-il féministe ?
Comme dans le reste de la société, c’est pas gagné, répond Guillaume Goutte. Car même si une femme, Marie Buisson, pourrait remplacer Philippe Martinez lors du tout prochain congrès de la CGT, comme le dit Sophie Binet, secrétaire générale de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la confédération, « une femme à la tête d’un syndicat, ça peut être l’arbre qui cache la forêt ! La féminisation du haut doit s’appuyer sur une féminisation à tous les niveaux, sinon ça ne va pas tenir dans la durée ».
10. Une réunification du syndicalisme est-elle possible ?
On pourrait être tenté de répondre la même chose que Sophie Binet à propos des femmes : une réunification (des syndicats qui partagent les mêmes orientations de lutte des classes, soit, selon Guillaume Goutte, CGT, Solidaires et FSU) par le haut n’aurait guère de sens. La « convergence des luttes » ne peut exister qu’au sein des luttes, précisément, et il y a fort à parier que tout véritable renouvellement du syndicalisme passera pour partie au moins, voire même avant tout, en dehors des grandes organisations.
Cela dit, on voit bien aujourd’hui que, face aux ravages du régime néolibéral du travail – et avant son abolition définitive – l’organisation syndicale s’avère plus nécessaire que jamais. Et c’est pourquoi l’on sait gré aux camarades et ami·e·s de Libertalia de nous proposer cette petite synthèse plus qu’utile par les temps qui courent.