Campagne in Lotta est un collectif qui en Italie, depuis plus de dix ans, soutient et met en connexion les luttes auto-organisées des travailleur·ses migrant·e·s agricoles contre le racisme et l’exploitation, pour la liberté de mouvement et de meilleures conditions de vie.
Afin de comprendre le contexte dont on parle et dans lequel s’inscrit également le ’modèle Riace’ tant loué, il peut être utile de préciser que les politiques migratoires italiennes ne prévoient pas de formes de régularisation a posteriori pour des raisons de travail et que actuellement, la demande d’asile est pratiquement la seule voie qui existe en Italie pour obtenir des papiers. Le passage dans des centres d’hébergement en attendant une réponse à cette demande est donc presque toujours une étape obligatoire pour les demandeur.es d’asile. En italien on appelle l’ensemble de ces centres "sistema di accoglienza".
Texte de Campagne in lotta, à lire en italien ici
Comme on le sait, il y a quelques jours, le tribunal de Locri a prononcé une condamnation pour association de malfaiteurs, aide à l’immigration clandestine, fraude, détournement de fonds et abus de pouvoir contre Mimmo Lucano, ancien maire de Riace. Une peine lourde qui suscite de nombreuses critiques car elle criminalise la solidarité avec les migrant.es, tandis que la politique exploite toute cette affaire pour les populismes habituels de bas étage. Beaucoup de solidarité se développe du nord au sud, beaucoup de personnes sont aussi dans les rues pour soutenir Lucano.
Le recours à des dispositifs judiciaires (pénaux et administratifs) dans un sens répressif, et la tendance du pouvoir judiciaire à punir de manière exemplaire ceux-celles qui tentent de changer l’ordre existant, ne sont certainement pas des phénomènes nouveaux. Il est rare, cependant, qu’ils trouvent un tel écho dans les médias, et que l’on se mobilise avec autant de diligence pour s’y opposer (même si l’on peut se demander avec quelle efficacité).
A partir de cette affaire judiciaire et de son retentissement, il nous semble donc utile de s’interroger sur cette hyper-médiatisation et cette vague de solidarité qui accompagnent depuis plusieurs années les vicissitudes de l’ancien maire calabrais. En d’autres termes, il nous semble nécessaire d’élargir le regard et de contextualiser ce qui se joue autour de Riace et de son ancien maire dans le cadre non seulement des dynamiques répressives à l’encontre de ceux-celles qui remettent en question le système des frontières, mais aussi de l’appareil économique qui le soutient et des dynamiques de pouvoir qui le sous-tendent, en allant au-delà du "modèle Riace" tant loué.
Depuis plusieurs années en Italie, et plus généralement tout au long des routes migratoires qui arrivent en Europe, existent des luttes radicales et auto-organisées contre les frontières dans toutes leurs formes : des frontières géopolitiques entre les états, aux barrières bureaucratiques comme les papiers, qui empêchent la liberté de mouvement, en passant par un système qui vise à contenir et contrôler la vie des personnes, comme c’est le cas des centres d’hébergement, des camps de travail, des CPR (les centres de rétention administrative italiens) et des prisons.
Ce sont aussi des luttes pour l’accès au logement pour toustes et contre l’exploitation au travail, pour un accès gratuit et sans obstacles à la santé, contre la dévastation des territoires. Et dans beaucoup de ces luttes, les protagonistes absolus sont les personnes immigrées.
Mais combien de fois les grands médias ont-ils parlé de la répression, aggravée par un contexte raciste, paternaliste et colonialiste, que ces personnes ont subi pour avoir choisi de relever la tête ? Combien de fois on entend parler des contrôles constants sur la base de la couleur de la peau, de l’abandon et de la négligence, des abus physiques et verbaux, des interdictions du territoire, des procès, des amendes, des révocations du titre de séjour, des expulsions, des refoulements en mer et sur terre, des déportations, des emprisonnements, et même, dans plusieurs cas, de la mort ?
Très peu, il nous semble. Et cela même si ces luttes ont eu des issues tragiques, à commencer par ce qui se passe tout au long de la route dite libyenne, dans le désert et ensuite en mer. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes, pour nous limiter aux chiffres que nous connaissons, victimes du régime des frontières européennes qu’elles ont défié avec leur corps et la force de leur détermination. Ou comme dans le cas de Chaka, qui s’est suicidé dans la prison où il était en isolement pour avoir participé à la révolte dans le centre d’hébergement pour demandeurs-ses d’asile situé dans l’ancienne "caserne Serena", à Trévise [1], sans parler des milliers des personnes qui, au fil des années, se sont opposés à la rétention administrative, à l’hospitalité qui sent la taule, à la ségrégation sous toutes ses formes, recevant en échange la torture, les expulsions, et une maltraitance qui a amené à la mort (des exemples récents concernent les luttes dans le CPR de Turin, mais la liste est malheureusement sans fin). Dans tous ces cas, pas un mot n’a été prononcé par les personnalités publiques, les associations, les ONG et les journaux, mais aussi les collectifs, que l’on ne voit pas souvent en train de bloquer les rues ou à l’extérieur des prisons en feu. En assistant aux manifestations de solidarité avec Mimmo Lucano, on se demande alors pourquoi les gens descendent en masse dans la rue pour soutenir une personne victime de répression judiciaire, pourquoi ils écrivent des communiqués et créent des campagnes nationales mais choisissent de se taire et de laisser tomber dans l’oubli les formes de répression extrêmement graves contre ceux-celles qui mènent des luttes auto-organisées depuis des années ?
"Tu es un héros", peut-on lire sur certaines des banderoles de ceux qui sont sortis dans la rue ces derniers jours en soutien à Mimmo Lucano. Mais la société dans laquelle nous voulons vivre n’a pas besoin de héros, bien au contraire. Avoir un héros auquel faire appel est une forme de délégation, une façon de nettoyer sa conscience de manière peu exigeante, sans que ses privilèges soient remis en question, sans que le statu quo soit réellement affecté. Celle construite par les médias ces dernières années, et renforcée encore avec l’arrivée de la sentence, c’est une représentation paternaliste, toute centrée sur la figure individuelle d’un homme blanc à qui on délègue l’antiracisme, en le présentant comme le sauveur. Le risque que nous courons est que le cas Lucano et la narration qui en est faite déforment la réalité, en occultant ce pour quoi les personnes immigrées et les solidaires se battent réellement (l’abolition du régime des frontières et non son maquillage) et en écrasant leurs revendications pour les réduire à celle d’obtenir un "accueil de qualité", "digne" et "respectueux des droits". "Le modèle Riace" présenté comme une alternative, une utopie réalisée.
Mais c’est une vision myope et dangereuse. Myope, car si l’on veut vraiment remettre en question le système des frontières, on ne peut faire abstraction du système complexe de gestion de la circulation des personnes au niveau transnational, en partant des lieux d’origine de ceux-celles qui émigrent, des lieux qui sont depuis des siècles une terre de conquête et de dévastation par le capital mondialisé. Un système qui, d’une part, militarise les frontières et empêche la liberté de circulation au moyen de lois racistes et, d’autre part, utilise sans honte une main-d’œuvre bon marché sur laquelle on peut exercer un chantage pour maximiser les profits. C’est un cercle vicieux auquel sont condamnés un grand nombre de citoyen.nes non européen.nes (les pauvres, bien sûr) une fois arrivés en Italie après mil vicissitudes et d’immenses souffrances : ils-elles entrent et sortent du système dit d’accueil (les centres d’hébergement pour demandeurs-ses d’asile) souvent sans avoir reçu de protection internationale, iels perdent leurs papiers, finissent par vivre dans la rue, à la périphérie des villes ou dans un bidonville, quand ce n’est pas dans une prison ou dans un CPR.
C’est donc aussi une vision dangereuse car elle fixe dans l’imaginaire collectif l’accueil "digne" (c’est-à-dire un accueil auquel on est de toute façon contraint.e comme seul moyen d’espérer avoir un titre de séjour, et dans lequel on est infantilisé.e, mais au moins on ne mange pas de la nourriture pourrie et les toilettes fonctionnent, et on fait un travail pour quelques sous, peut-être moins dévastateur physiquement que le travail à la campagne... Toute la différence est là) comme la plus haute frontière de l’antiracisme. Ceux-celles qui ont vécu à Riace nous disent que ce modèle n’était pas fondamentalement différent du reste du système d’accueil. Même contrôle sur les vies, mêmes règles qui, si elles n’étaient pas respectées, conduisaient à perdre sa place. On pense à Becky Moses, morte dans un incendie à l’hiver 2018 au bidonville de San Ferdinando, où elle était arrivée après avoir été éloignée de Riace pour avoir vu sa demande d’asile rejetée. Nous nous souvenons encore du podium avec lequel Lucano, accompagné d’autres VIP de la politique antiraciste, a visité ce bidonville quelques jours après la mort d’un autre jeune homme dans un autre incendie dans le bidonville. Pas un mot sur les luttes auto-organisées pour obtenir des vraies maisons et des titres de séjour que les habitant.es des bidonvilles menaient depuis des années, mais plutôt des proclamations qui occultaient leurs revendications et des promesses à un engagement durable et assidu qui ne s’est jamais concrétisé.
Une critique vraiment radicale du système de contrôle des frontières est ainsi complètement effacée du registre du possible, en faisant ainsi le jeu du pouvoir. D’un côté, il y a ceux-celles qui agissent dans le cadre du système et des règles autorisées, qu’iels peuvent au pire essayer de manipuler pour favoriser quelques personnes "chanceuses", dans une sorte de syndrome de Schindler - et cela suffit à faire d’eux des héros intrépides ou des criminels dangereux, selon le côté de la pièce que vous regardez.
D’autre part, il y a ceux-celles qui sont obligé.e.s de remettre réellement en question ce système, et ceux-celles qui soutiennent ce combat, sans s’appuyer sur le protagonisme ou la délégation.
Dans ce cas, on n’est pas seulement visé.e par la répression, mais aussi ignoré.e.
Quiconque mène des luttes radicales qui mettent en jeu ses privilèges (si on en a) et sa liberté, et qui tente de repousser les limites de ce qui est permis et autorisé, ne mérite pas le soutien et la solidarité, et ne trouve pas d’écho dans les discours qui occupent les médias sociaux, malgré le travail fait depuis des années par des camarades solidaires qui donnent voix à ces luttes. Tout est permis et accepté, tant que cela reste dans les limites de la barrière de l’autorisé. Et c’est là que se trouve l’effet Lucano : en catalysant l’attention sur ce qui est présenté comme une lutte antiraciste radicale, alors qu’il ne s’agit en réalité que de tentatives de réforme d’un système concentrationnaire, dans lequel la vie du-de la migrant.e vaut moins que zéro, du moins jusqu’à ce qu’il-elle arrive dans l’oasis de la "municipalité heureuse" (telle que Riace), toute autre possibilité disparaît également de l’imagination. Dans le registre du possible, la plus haute aspiration de l’antiracisme est de mettre une rustine.
De système d’accueil on meurt, et même si existent des systèmes plus vertueux que d’autres, tant qu’il existe une entité à laquelle l’État délègue la gestion de la vie des gens, on ne peut s’affranchir de l’enfermement, du contrôle et du paternalisme. Ce n’est pas de l’intérieur des règles imposées que l’on peut vraiment renverser cette relation de pouvoir, et c’est peut-être là l’illusion de Mimmo Lucano. La seule façon de renverser ce système est la solidarité pour le détruire, pour s’en débarrasser, comme le démontrent les dizaines et dizaines de luttes qui ont traversé les centres d’accueil et les CPR du pays, même pendant la période de pandémie. Dans un climat où le discours sur la régularisation semble avoir disparu de l’agenda politique du pays, alors que le flot quotidien de décès sur le lieu de travail se poursuit, que les fonds alloués à l’agence de sécurité des frontières sont augmentés et que les inégalités se creusent de plus en plus, il est plus que jamais nécessaire de se regarder dans les yeux, de se reconnaître et de ne pas laisser seul.e.s ceux-celles qui luttent pour la liberté. Alors que toute l’attention est portée sur la condamnation de Mimmo Lucano, il y a des travailleurs-ses qui sont en grève depuis plusieurs jours à Campobello di Mazara pour demander des vraies maisons et non des tentes ou des centres d’hébergement ; des solidaires qui, malgré la répression qui les frappe, réoccupent les endroits vides à la frontière pour soutenir ceux.celles qui veulent la traverser ; des travailleurs-ses qui se sont rassemblés pendant des mois devant les portes d’entreprises parce qu’iels n’acceptaient pas d’être traité.es comme des marchandises ; des personnes qui ont bloqué les rues devant les centres d’hébergement, protesté à l’intérieur des bateaux quarantaine (https://abaslescra.noblogs.org/les-bateaux-quarantaine-ou-comment-litalie-enferme-en-haute-mer/) ou qui ont mis le feu dans les CPR et les prisons, pour s’assurer que non seulement elles, mais aussi personne d’autre ne puisse y être enfermé. Et bien plus encore.
Nous espérons donc que cela puisse être l’occasion d’ouvrir des réflexions plus larges non seulement entre ceux-celles qui vivent dans les mêmes conditions. En ce qui nous concerne, nous savons que les luttes auto-organisées contre les frontières, pour les titres de séjour, pour le logement, contre l’exploitation au travail et la dévastation des territoires, sont un phare dans la nuit, elles sont ce qui nous permet de respirer. Nous n’avons pas besoin de héros mais de la lucidité, de la détermination, de la rage et de l’amour de chacun pour faire basculer la barrière de l’autorisé