« L’œuf [1] de Bolsonaro »
Par Alejandro Modarelli
Et un beau matin, puis le suivant, nous, habitant.es de l’univers LGBTI, les folles, les gouines, les bissexuel.les, les trans et les intersexes, nous qui prenions pour acquis l’obtention de notre citoyenneté mais aussi des clés de la cité démocratique (en tout cas dans une grande partie de l’Occident, clés qui, parfois, n’ouvrent que les portes de service) nous sommes réveillé.es avec le pistolet de Bolsonaro, du mâle, sur la tempe. Le pistolet de Bolsonaro, président opportuniste acheté sur les ruines encore fumantes, pressé contre le corps de nos droits. Certaines promesses sont faciles à tenir quand des boucs émissaires en sont la cible : le type s’empresse d’annoncer que les personnes LGBTI ne seront plus protégées par les politiques publiques en matière de droits humains. Nous serons encore humain.es, mais en état sacrificiel. Comme les communautés natives qui défendent leurs terres. Et pour cell.eux-là, toute justice est hors de question. Un autre décret promulgué aujourd’hui révoquera le nom choisi indiqué sur les documents d’identité des personnes trans. Relents légaux des vestiges baptismaux d’une histoire étrangère à leur identité de genre, de ce nom que l’État Patriarcal a marqué au fer rouge sur leur corps originel et dans ses registres. C’est le retour du nom du père. Littéral, prostatique, ignorant, sadique et obscène.
Si impatient de montrer que l’époque s’est rangée du côté des anti « théorie du genre », il semble que l’ancien officier de l’armée brésilienne se soit transformé en « œuf » local, épicentre d’une explosion médiatique plus digne d’un alien apocalyptique que d’un messie, d’une farce que d’un mythe ; ainsi emballé sous le cellophane d’une horreur politique très tendance, il menace de se reproduire. Sous la terreur d’une société hantée par le spectre de l’insécurité, qui lui laisse le goût sucré de la poudre sur la langue. L’arôme rance qui en émane n’est pourtant pas le produit de l’anachronisme mais bien d’une actualité qui empeste. Le retour du père obscène ne renvoie pas aux expériences passées, il convient plutôt de le voir comme le fruit d’une alliance sans précédent au sein des pays occidentaux entre hyper-libéralisme économique et fondamentalisme chrétien. Les tensions anciennes entre libéraux et chrétiens se résolvent au sein d’un ordre naturel remanié. Si le peuple ne doit sa pauvreté qu’à son manque d’efforts, au moins « les hommes s’habillent en bleu, et les femmes en rose » (déclaration de la surprenante nouvelle ministre de la Femme, de la Famille et des Droits Humains contre la « théorie du genre »). Et les économistes et les pasteurs se partagent le butin des subjectivités. Ni nazisme, ni fascisme, ni même pinochetisme : Église Universelle du Royaume de Dieu et École de Chicago.
Le Brésil croit retourner vers un passé idyllique, vers des traditions de fiction, qui furent en réalité inventées il n’y a pas si longtemps lors de l’avènement, au sein et à l’encontre de la démocratie, de cette nouvelle alliance braillarde et tape-à-l’œil qui, équipée du barda des nouvelles technologies de communication, promeut un paternalisme violent et mensonger version 4.0. Si imaginer un Brésil anti-sexuel a l’allure d’une mauvaise blague, il est certain qu’un nouveau désir brûlant se répand dans nos rues, marchant main dans la main avec le désir d’abolition. Un individualisme de masse, qui aspire à dresser un ordre nouveau sur les ruines de l’État, où chacun.e, à la sueur de son front, pourra être érigé.e en modèle à suivre au sein de la meute. S’en remettant au destin, ils adhèrent avec ferveur à l’orthodoxie biblique, sans interprétations possibles. Aussi littéraux que le langage du psychotique, ils cherchent à devenir la garde religieuse du nouveau régime : de toute foi avec Bolsonaro, de toute foi avec ce qu’on me dit être le désir de Dieu.
Des gens transformés en zombies, ventriloques, pour la plupart sans comprendre, du manifeste religieux-plutocratique (les pauvres le sont car ils se sont écarté.es du droit chemin, et les riches par bénédiction divine) ; des homosexuels en plein selfie, où s’entremêlent fièrement les drapeaux arc-en-ciel et pro-Bolsonaro. Malgré toutes ces manifestations, nous, gays, gouines, trans, restons-nous des ennemis publics ? Même cell.ui qui, comme le gay aux drapeaux, se fond dans la masse des fanatiques et en ressent la chaleur ?
Les cibles de la prédication sont certainement les indociles, cell.eux qui parlent trop. Malgré l’augmentation des incidents de haine dans la rue, le projet Bolsonaro veut par-dessus tout anéantir toute capacité transformatrice des mouvements sociaux, tout croisement productif entre classe, race, orientation sexuelle et identité de genre, à même de remettre le vieil adage au goût du jour : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Ainsi s’explique l’obsession contre « les idéologies », ou ce qu’ils appellent le néo-marxisme. Il faut tuer dans l’œuf toute coalition libérationniste potentielle entre les multitudes vulnérabilisées : paysans, peuples natifs, personnes racisées, féministes, dissidents sexuel.les qui sentent que leur lutte prend sa source dans le désir de jouir de toutes les libertés. Chaque fois qu’une trans est assassinée, qu’une femme est contrainte à un avortement clandestin, que les terres de peuples natifs sont incendiées, qu’on interdit d’éduquer à accepter la différence, que les personnes noires sont absentes de l’horizon du pouvoir, on balaie un devenir de justice sociale, de mondes communs et d’autodétermination.
Nous ne l’avons pas vu venir, car nous n’avons su analyser sérieusement l’expérimentation sociale et politique à l’œuvre depuis plusieurs décennies dans une partie de l’Afrique, recolonisée par le néolibéralisme et les églises chrétiennes fondamentalistes yankees. En Ouganda, exemple tout trouvé, on a voulu punir de mort l’homosexualité. C’est l’affaire d’un certain tiers monde, qui se traduit soudain dans le paysage politique sud-américain. À l’époque des dictatures, les premières vagues pentecôtistes ont touché le sud du continent, dans l’espoir de disputer son territoire à la Théologie de la Libération. Depuis, la masse des fidèles n’a cessé de croître pour devenir de véritables empires économiques. Dans les années soixante-dix, "l’œuf" a été pondu : à l’apogée de la politique économique de Ronald Reagan, les néoconservateurs ont su caresser la poule aux œufs d’or des nouveaux évangélismes dans le sens des plumes, et c’est bien là l’origine du phénomène Bolsonaro au XIXème siècle.
Texte original : https://www.pagina12.com.ar/166247-el-huevo-de-bolsonaro
Traduction de l’espagnol argentin : Leeo Lebel-Canto, Dystopia Traductions.