A bientôt dans les luttes !
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Retours sur Sainte Soline
Depuis les événements de Sainte-Soline, des retours critiques ont été diffusés sur plusieurs sites du réseau Mutu. MIA a pris la décision de publier simultanément cinq textes sur ce thème. Ils expriment la (...)
[Phagocyter v. tr. : absorber et détruire]
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Les chefs des Soulèvements de la Terre (« Benoît Feuillu » ou « Basile Dutertre » par exemple) sont donc ceux-là même qui, à la ZAD, sont parvenus à transformer et à contrôler la lutte à leur profit, avec des méthodes souvent brutales voire violentes. À la tête d’un groupe nommé CMDO, ils se sont peu à peu présentés comme les représentants du mouvement d’occupation dans son ensemble, tout en refusant de participer aux réunions et assemblées de lutte. Ils ont promu l’ « unité » avec les organisations réformistes au nom d’un pragmatisme politique qu’ils appelaient « stratégie ». Après l’annulation officielle du projet d’aéroport, en janvier 2018 – le succès d’une lutte de plusieurs décennies – ils ont proclamé la « victoire » et, en fin de compte, organisé la liquidation de la ZAD comme mouvement. Ils ont accepté de négocier avec l’État, non pas en leur nom propre mais au nom de tous, ce qui leur a permis d’obtenir pour eux-mêmes des maisons et des terres légalement, avec même une clause où ils s’engageaient à dénoncer aux services de l’État toute occupation illégale et à ne pas s’opposer à leur expulsion. Les récalcitrants ont été intimidés, menacés et violentés. Sur toute cette séquence, et la lutte qui l’a précédée, nous vous conseillons la lecture de l’excellent texte Réflexions à propos de la ZAD, une autre histoire (référence en fin de texte).
Depuis deux ans, les Soulèvements de la Terre font beaucoup parler d’eux, a fortiori depuis la manifestation de Sainte-Soline du mois de mars 2023, où quelques 30 000 personnes ont subi un épouvantable déchaînement de violences policières. Désormais, les SDT ne mènent pas – pour le moment du moins – une lutte d’occupation, mais organisent au contraire des événements un peu partout, plus ou moins en accord avec des groupes préexistants. Le rôle des SDT semble dès lors se résumer en grande partie à diriger et coordonner des luttes, en adoubant des groupes locaux, en définissant des stratégies, en maîtrisant la communication.
La transition entre le CMDO et les SDT (via l’organisation « NDDL – poursuivre ensemble ») peut être illustrée par la tentative de prise de contrôle de la lutte contre un parc industriel au Carnet, à quelques dizaines de kilomètres de Notre-Dame-des-Landes, en 2020-2021. Les chefs du CMDO, forts de l’assise de leur « victoire », ont cherché par tous les moyens à faire passer cette lutte pour une « extension » de celle de la ZAD, en en revendiquant les actions, en tentant d’en décider seuls les modalités, systématiquement spectaculaires, et en imposant leurs objectifs. Comme les personnes en lutte au Carnet refusaient cette confiscation, ils ont bientôt décidé, sans les consulter, de tenir des « réunions pour organiser la lutte du Carnet », à Notre-Dame-des-Landes : il ne s’agissait pas de soutenir leur lutte en respectant son autonomie, mais de l’organiser à leur place, c’est à dire d’en prendre le contrôle.
Lors des événements ou manifestations des SDT, qu’on ne s’attende pas à des assemblées pour construire une lutte ensemble : tout est décidé d’avance, et on doit se contenter de participer. Des discussions mettraient-elle en péril le contrôle des SDT ? Quoi qu’il en soit, ce contrôle est à peu près intégral, et les témoignages sont unanimes : les SDT n’organisent pas de réunions ouvertes (à part des « briefs » sur internet), ni pendant les événements, ni entre ces événements. Ils se caractérisent donc par une totale verticalité. Il nous semble que, si l’on doit participer à une lutte, il est fondamental de pouvoir en discuter tant le fond politique que les modalités, les stratégies, les conséquences.
En outre, les SDT se signalent par une totale opacité : au nom, sans doute, de la sécurité nécessaire à l’organisation d’actions « dynamiques », on ne peut être au courant de rien à l’avance, et même pendant le déroulement des actions. Mais cette « sécurité », admissible, ne peut pas être un blanc-seing pour se « servir » des gens. À Sainte-Soline, des « sous-chefs » munis de mégaphones se contentaient globalement de transmettre les ordres aux « troupes » : « en avant », « il faut tenir », « en arrière »…
Au fond, les SDT ne sont pas un « mouvement » : c’est une organisation. Certes, ils prétendent le contraire (en affirmant sans rire leur caractère « imaginaire »), mais, qu’ils le veuillent ou non, ils en ont les caractéristiques. À ce sujet, il faut bien reconnaître que nous allons aux manifestations appelées par des organisations « classiques » comme la CGT ou d’autres ; seulement, dans ce cas, on n’est pas trompé sur la marchandise : on sait d’avance qu’on ne pourra discuter ni les modes d’action, ni les objectifs, ni le soubassement politique.
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Pourtant, « ça » marche. Une des raisons évidentes du succès des SDT tient au désespoir profond face à la réorganisation permanente du capitalisme, qui se formalise dans cette période en particulier sur les questions des terres et des ressources : enfin, on nous propose une lutte pleine d’enthousiasme, sûre de son succès, face à la dépossession permanente et à la passivité. À ce désespoir s’ajoute la colère, dynamisée par le mouvement social : on pourrait ainsi saluer une volonté de faire converger des luttes et même d’élargir la colère à des motifs dépassant la question des retraites et celle du travail. Mais de cela, il n’est jamais question dans la communication des SDT : sur leur site internet n’apparaissent ainsi pas une seule fois les mots « retraites » ou même « capitalisme ». Quel est donc leur ligne politique, à quoi tant de milliers de personnes sont supposées adhérer (sans jamais, rappelons-le, avoir l’occasion d’en discuter) ?
En fait de pensée politique, c’est surtout une pensée stratégique que l’on nous sert : « bâtir de larges alliances », « établir des stratégies de résistance efficaces » ; les SDT vont jusqu’à citer fièrement la DGSI : « mouvement transcendant les appartenances d’origines et les divergences de stratégie », « fédérer le plus grand nombre possible de militants et groupes issus d’horizons idéologiques différents » (Appel à la saison 5 [1]). Ce qui compte, c’est ici le nombre, la masse, qui de toute évidence n’a pas à avoir d’autre point de vue qu’une naïve « défense de la terre ». Surtout, on se garde de définir une ligne politique qui risquerait de nuire aux « larges alliances » (voir l’ahurissante liste de signataires de l’appel Nous sommes les SDT, de Mélenchon à l’ancien ministre Yves Cochet, en passant par l’infâme Yannick Jadot). Pour en revenir à la ZAD, le CMDO s’était illustré en écrivant sur la route « Les principes en feu, les puristes au milieu » : les « puristes », c’étaient ceux qui s’entêtaient à proposer autre chose que l’unité à tout prix et avec n’importe qui. En faisant fi des « principes » au nom des alliances avec des partis bourgeois, les SDT s’affirment donc comme un groupe opportuniste. Or, l’unité à tout prix renforce les positions des franges les plus réformistes et bourgeoises, sert leurs intérêts, et entrave les possibilités de dépassement dans la lutte.
Le sensationnalisme est un élément central : les « saisons » se décomposent en « actes », c’est-à-dire des actions ponctuelles, coordonnées et décidées par les chefs des SDT. Qu’une lutte locale soit érigée en « acte » officiel d’une « saison » (c’est-à-dire que les SDT appellent à s’y rendre, selon leurs modalités et leurs plans) semble constituer l’ambition suprême : « Les comités locaux peuvent donner du soutien à ces luttes, même quand il n’est pas encore l’heure de les inscrire dans les actes nationaux des Soulèvements de la Terre. » (Des dizaines de comités locaux fleurissent dans toute la France) : patience, ça viendra, nous vous adouberons lorsque nous le jugerons nécessaire. À leur caractère vertical et autoritaire s’ajoute donc une nette tendance au paternalisme.
Mais, au fond, de quoi s’agit-il, politiquement ? On ne sait pas. L’accent est mis sur l’aspect « écologiste » des luttes, sans détail (afin, sans doute, de ratisser large) : « lutter contre le béton, contre les mégabassines, contre ceux qui empoisonnent le vivant » (Des dizaines de comités…) ; « la défense de la terre et de l’eau comme bien commun face à l’accaparement par le complexe agro-industriel et face au bétonage par la méga-machine métropolitaine » (Appel à la saison 5). Quand on a vu, hélas, à Notre-Dame-des-Landes, quel était le rapport des chefs des SDT aux « biens communs », il y a de quoi s’inquiéter.
Nulle part on ne trouve défini plus précisément le substrat politique de ces luttes ; la phraséologie creuse permet d’agglomérer des tendances diverses (de la Fédération anarchiste aux Verts). Pourquoi s’opposer aux mégabassines ? Pour « défendre l’eau » – mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est en vain que l’on cherche une analyse politique un tant soit peu approfondie sur la question, qui dépasserait « l’accaparement par le complexe agro-industriel » (quels enjeux ? pour quel profit ? au détriment de qui ?) en expliquant concrètement les processus à l’œuvre et la logique de s’y opposer. Quant au gloubi-boulga de la « méga-machine métropolitaine », chacun devra soi-même en établir une définition. En fait, on oppose des idées vagues à des concepts abstraits, quand ce qu’il faudrait faire, c’est, avec honnêteté, transparence, et une indispensable pointe d’humilité, produire une analyse matérielle des enjeux.
Mais pour faire cela, il faudrait se mouiller un peu [2], mettre en question les rapports capitalistes ou la propriété – ce que les SDT ne font jamais ; on comprend très bien que, s’ils le faisaient, les Verts ou autres organisations profondément bourgeoises seraient évidemment plus réticentes à apporter leur soutien. En outre, quand on sait le rapport pour le moins ambigu des chefs des SDT à la propriété foncière et à l’agriculture, on comprend qu’ils ne souhaitent pas trop préciser ce que serait, pour eux comme pour les masses qu’ils aspirent à commander, la « victoire ».
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La phraséologie des SDT est littéralement militaire. Sans cesse on nous appelle à la « bataille » ; sans cesse on nous promet la « victoire ». « La victoire est à portée de main » (Appel à la saison 5) ; c’est à tout prix qu’il faut l’obtenir. Ainsi, sur leur site internet, le week-end du 25 mars est-il sans honte décrit comme « joyeux » (La base arrière fait un récap) ; les masses sont félicitées pour leur « créativité » et leur « audace » face aux forces répressives (30 000 personnes manifestent à Sainte-Soline malgré la brutalité policière). Rappelons que ce week-end « joyeux » a fait au moins 200 blessé.e.s, dont au moins 40 graves ; l’un d’entre eux est toujours dans le coma, trois semaines plus tard.
De même, à la ZAD, la « victoire » s’était traduite par l’obtention de quelques lopins de terre, mais aussi par l’expulsion de dizaines d’habitant.e.s, et par la fin du mouvement de lutte en tant que tel : à présent, la ZAD est une zone d’agriculture et d’artisanat légal, conventionnel, et intégré au marché. Pourtant, cette fin de lutte a été célébrée comme une « victoire », et elle continue de l’être. À Sainte-Soline comme à Notre-Dame-des-Landes, la « victoire » fait peu de cas de ceux et celles qui doivent être sacrifié.e.s pour l’obtenir.
Si, affirme-t-on après le carnage de Sainte-Soline, « la priorité doit être à [la] prise en charge [des blessé.e.s] » (30 000 personnes manifestent à Sainte-Soline malgré la brutalité policière), ça n’empêche pas de tenir le soir-même une obscène « fête de la victoire », en dépit des centaines de blessé.e.s, avec « spectacles tous publics » et « concerts ». Cette « victoire » consiste-t-elle à être parvenus à « excav[er] et désarm[er] une pompe et une canalisation » ? On n’ose le croire : qui pourrait parler d’un succès même stratégique (sans parler de « victoire ») pour un tel bilan ? Non, de toute évidence, la « victoire » célébrée, c’est celle d’avoir réussi à fédérer des milliers de personnes, de sentir sa propre force, celle d’être capable de les faire venir et de les jeter dans la « bataille » (Appel à la saison 5), sans que les décisions des chefs ne soit interrogées ; mieux, la « victoire » va permettre d’élargir encore le « mouvement », par addition de milliers de « personnalités mondiales » (tant pis pour ceux et celles qui ne sont que des « personnalités » non-mondiales, ou pas des personnalités du tout). Les SDT se rêvent en généraux d’une guerre un peu obscène ; à ce titre, ils ne détaillent ni leurs objectifs, ni leurs stratégies, ni leur soubassement politique.
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En tant qu’anti-autoritaires, nous voulons poser des questions et discuter, mais pas nous soumettre à des décisions prises ailleurs et par d’autres. Nous voulons lutter, y compris contre la dépossession des terres, des ressources, contre l’emprise du capital sur les moindres secteurs de nos vies, contre la brutalité de l’État. Mais il s’agit de savoir avec qui lutter ; pourquoi lutter ; selon quelles modalités lutter. Pour nous, la fin ne justifie pas les moyens. Nous préférons ne pas avoir le « soutien » de Yannick Jadot si cela nous permet de tenir des assemblées de lutte horizontales où nous pouvons discuter de nos objectifs politiques et des moyens d’y parvenir. Nous jugeons plus fondamental de construire une lutte ensemble, y compris dans la difficulté, y compris en faisant des erreurs, plutôt que de contribuer passivement à la « victoire » d’une organisation. Et nous jugeons que les Soulèvements de la Terre sont une organisation, verticale, opaque et autoritaire.
L’enthousiasme, répétons-le, est très compréhensible : la proposition des SDT est séduisante, riche de promesses, pleine de force, elle laisse entrevoir des possibilités de débordement de l’existence capitaliste ; dans une période terrible où les mouvements sociaux sont combattus sans retenue et où nous assistons impuissants à la destruction de la planète par la bourgeoisie, une telle proposition paraît être une réponse au désespoir – surtout quand on nous garantit la « victoire ».
Ce texte n’a pas vocation à décourager à se rendre aux opérations des SDT, mais engage, si l’on s’y rend, à le faire au moins avec une certaine méfiance, en observant continuellement les mécanismes à l’œuvre, en cherchant à interroger les enjeux, voire à mettre en question le fonctionnement décidé par les SDT. Qu’on sache qu’on a affaire à des stratèges, autoritaires et opportunistes ; sachant cela, peut-être est-il possible de ne pas leur abandonner les luttes, et de forcer les Soulèvements de la Terre à l’horizontalité, à la discussion, à l’honnêteté politique, à la décence et à la solidarité.