An 01 après GJ
Les rues se remplissent, les ronds-points fleurissent de cabanes. Nous sommes sur la fin de l’année 2018. Les relents nauséabonds de la victoire des bleus se transforment en colère diffuse portant un gilet jaune. Les gens ont envie de se rapporter à la politique. Ça discute, ça s’organise. Pour toute révoltée qui se bat pour un monde juste, pour la fin des oppressions, qui se bat contre cette vie de merde, l’impression de vivre quelque chose de spécial. Quoi exactement ? Nous ne savions pas trop. Alors à ne plus tenir derrière nos écrans, on y est allé. Pour voir au début, gaiement. Et très vite, c’est le couteau entre les dents que l’on partait le samedi matin et c’est le baume au cœur et fatiguée que l’on rentrait à la maison le soir, toujours une pensée pour les arrêtées du jour. La semaine passait à s’organiser sur les ronds-points, dans les commissions, chez soi au fond de la cave ou derrière l’imprimante. Le mouvement social lui, se renforce chaque week-end, s’affine. Les leaders autoproclamés se font écarter et c’est sur une base horizontale que les gilets jaunes veulent se retrouver, évitant ainsi l’écueil de la représentation et de la récupération. Le pouvoir, le capitalisme est attaqué sans ménagement, loin de toutes formulations théorico-politiques. La préfecture du Puy en Velay part en fumée le 1 décembre, 4 mois plus tard c’est au tour du Fouquet’s. Entre les deux, des tas de rues dépavées.
Ce qui effraie tant la macronie en marche et sa bourgeoisie c’est la vitesse avec laquelle les pratiques insurrectionnelles se diffusent dans le tissu social. De plus en plus de monde ne considère plus la violence des forces de L’État comme légitime. Alors ils contestent son monopole et se la réapproprient en gueulant haut et fort à Manu « on vient te chercher chez toi ».
Pour ce dernier, il s’agit de contre attaquer.
Tout d’abord matraquer les corps. Faire mal. L’omniprésence policière dans nos manifs se fait milice. Ça tape, ça gaze, ça matraque. On marque les corps au tonfa noir du BACeux. On fait pleurer les yeux à grands coups de lacrymos qui viennent vomir leur composition chimique irritante dans toutes les rues du centre-ville. Et à cette violence physique vient s’en ajouter une autre plus insidieuse. Il s’agit de marquer les esprits cette fois. Faire peur. Les comparutions dans les tribunaux s’enchaînent. Les peines s’alourdissent et les prisons se remplissent. L’arsenal judiciaire se complexifie pour faire face à cette nouvelle contestation et ses formes comme en témoigne la loi anti-casseurs édictée sur le tard.
Les conflits politiques et sociaux ont toujours ce mérite : dévoiler la tendance agressive, écrasante des institutions. Briser l’illusion de leur impartialité. De fait, la police, les tribunaux, la prison, sont des armes de guerre. Assumer le monopole de la violence légitime, c’est toujours assurer la domination d’un camp sur un autre : l’économie et l’État contre ceux qui les remettent en cause. En temps de crise de légitimité du pouvoir, la police et la justice sont les derniers remparts qui l’empêchent de tomber.
Dans ce texte c’est de répression dont on va parler. L’instruction de R., mis en examen et incarcéré pour association de malfaiteurs le 4 février vient éclairer l’acharnement dont font preuve les forces oppressives pour faire taire la révolte. Prêts à tout, ils enferment préventivement, ne s’embêtant pas d’une éventuelle condamnation au moment du procès. L’enjeu étant pour eux ailleurs. Devant l’intensité de la révolte, ils n’hésitent pas à mettre en examen une seule personne pour association de malfaiteurs sans associées et sans faits reprochés. La possession de clefs PTT et la prétendue expertise policière disant que celles-ci seraient « caractéristiques du fonctionnement des activistes d’ultra gauche pilotant le mouvement des Gilets Jaunes et leurs manifestations » étant suffisante pour entamer une procédure judiciaire. Pour la police et la justice il faut trouver des coupables. Et peu importe qu’il faille construire la culpabilité a posteriori. Il s’agit pour eux d’attribuer à des individus les gestes de révolte exprimés pendant le mouvement. D’individualiser les peines. Pour nous révoltées, il s’agit de faire le parcours inverse. Il nous semble important pour ne pas laisser les accusées dans l’isolement où le système judiciaire les place, de populariser leurs actes en les revendiquant comme une pratique du mouvement. Par exemple nous n’associerons pas la main qui incendiera le Capitole à un nom, un sigle, une association. Cette main-là, elle sera celle de l’ensemble du corps fluo, se solidarisant de chaque attaque contre la domination. Si posséder des clefs fait de nous des malfaitrices et bien nous en sommes. Mais toutes les affaires visant à criminaliser les luttes ne sont pas aussi ubuesques. Il est donc nécessaire de ne pas tomber dans le piège qui amènerait à considérer cette instruction comme ridicule par rapport à d’autres enquêtes qui ne le seraient pas. En effet, pour nous, toute procédure judiciaire est absurde et il s’agit d’insérer l’affaire qui nous concerne dans une stratégie contre-insurrectionnelle dont il faut prendre la mesure.
L’affaire PTT Tails
Le 2 février alors qu’un bouillonnant samedi de mobilisation s’annonçait encore en ville, la flicaille commence son sale boulot dès 9 heures du matin en mettant en place des postes de contrôles fixes et mobiles. Il s’agit pour eux de patrouiller dans le centre, de contrôler tout le monde et d’arrêter tout gauchiste plus ou moins connu. C’est dans le cadre de cet arrêté préfectoral que R. est contrôlé à 13h30. Il déclare s’appeler Mr. Schmidt et être né à Zurich, mais cette information doit mal coller avec leurs fichiers de renseignement car il est emmené directement au commissariat pour vérification d’identité. Sur lui des clefs PTT, un jeu d’outils à vélo et une clef croisée. Une fois sur place les flics croient bon de l’envoyer en garde-à-vue pour refus de signalétique et refus d’ADN. 48 heures plus tard et seulement une fois arrivé au tribunal, on lui notifie sa mise en examen pour - attention prenez une grande inspiration - « avoir à Toulouse et sur le territoire national, entre le 12 novembre 2018 et le 2 février 2019, en tout cas sur le territoire national et depuis non couvert par la prescription, participé à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation d’un ou plusieurs délits punis de dix ans d’emprisonnement, en l’espèce des actes de destruction à moyen dangereux par moyen explosif ou incendie, caractérisés par un ou plusieurs faits matériels ».
Voici la terrifiante association de malfaiteurs.
Au palais R. effectue un rapide passage devant la juge Billot qui se chargera de diriger l’enquête. Celle-ci rentre en matière sur la mise en examen et demande le placement en détention. Un détour encore plus rapide devant la Juge des Libertés et de la Détention –qui porte très mal son nom– et hop dans le fourgon cellulaire. Départ pour Seysses. Bim, un peu moins de 5 mois de détention. En effet, le 21 juin sa juge le libère suite à une Demande de Mise en Liberté. Il a pu sortir sous contrôle judiciaire avec interdiction de Toulouse – où il vivait pourtant – et de quitter le territoire français. En plus de devoir pointer une fois par semaine.
Au mois d’avril déjà, les avocates de R. ont obtenu les nullités de la garde-à-vue et ont ainsi obtenu l’abandon des chefs d’accusations liés à la signalétique. Les flics n’avaient en effet pas l’autorisation explicite du procureur pour pouvoir envoyer une personne en garde-à-vue pour des délits signalétiques depuis le statut de la vérification d’identité. La cour d’appel (instance judiciaire chargée de statuer sur les nullités de procédure) n’a pas jugé opportun toutefois de faire tomber l’ensemble des chefs d’accusations comme elle aurait dû le faire, permettant grâce à un petit tour de passe-passe stylistico-juridique de sauver l’instruction et le fumeux PV87.
Le PV87
L’association de malfaiteurs dont R. serait l’unique représentant est ici instruite par les seuls éléments d’interprétation du PV 87. Celui-ci a été rédigé par Vincent Escorsac, capitaine de police, faisant partie du groupe d’enquêteur Gilet Jaune sur la ville de Toulouse. Voici le déroulé des 4 paragraphes que contient ce papier.
Tout d’abord des bouteilles de peinture « voire des cocktails Molotov » ont été retrouvés cachés en ville dans des endroits uniquement accessibles à l’aide du type de clefs dont R. était porteur. Ensuite ces clefs PTT sont caractéristiques du fonctionnement de l’ultra-gauche. D’ailleurs c’est l’ultra-gauche qui pilote le mouvement des Gilets Jaunes. La preuve en est, on a arrêté une personne fichée S, anarchiste, le 8 décembre. Et afin d’étayer ces propos on rajoute au dossier l’ensemble des Procès-Verbaux de physionomie et de contexte [1].
On pourrait tout d’abord s’arrêter sur les troubles visuels dont semble être affecté le capitaine, n’arrivant pas à formellement distinguer une bouteille de peinture d’un engin incendiaire. En effet, que signifie « des bouteilles de peintures voire des cocktails Molotov », déclaration on ne peut plus confuse pour un PV sensé venir offrir la mise en examen. Afin de vérifier ce propos, les notes de physionomie des manifs ont été épluchées. À une seule reprise il y est fait mention de matériel qui a été « caché » en amont des cortèges. Il s’agit de 22 bouteilles de peinture jaune, trouvées dans les toilettes publiques de l’église Saint Étienne [2]. Pour Escorsac il s’agit de grossir les traits et d’impressionner le juge. Après tout, si la police trouve des bouteilles de peinture, elle aurait très bien pu trouver des cocktails Molotov vu que ceux-ci sont utilisés en manifestation. Oui, sauf que contrairement à ce que vous prétendez vous n’en avez pas trouvés.
Et les chiottes de l’église Saint Étienne alors ? Escorsac déclare qu’elles sont uniquement accessibles avec le type de clefs dont R. s’est trouvé être porteur. En réalité s’agissant de toilettes publiques elles sont tout le temps ouvertes.
Sur les 135 pages de compte-rendu de manifs il n’y est fait mention ni de R., ni de l’usage de ce type de clefs dans les cortèges, ni de personnes arrêtées avec ça en leur possession. Nous devrons donc nous contenter de conclusions sans fondement, les informations citées par le capitaine de police n’étant pas étayées par des éléments venant se rajouter au dossier.
En août une demande de démise en examen a été formulée à Elodie Billot par les avocates de R. Cette procédure utilisée très rarement peut pourtant s’effectuer tous les 6 mois de l’instruction. Elle permet de passer du statut de mis en examen au statut de témoin assisté. Elle est utilisée lorsque les éléments initiaux ont perdu de leur superbe et qu’aucun élément nouveau à charge n’est venu se rajouter au dossier. La juge a cru bon de rejeter cette demande en osant affirmer que les preuves ont été « confortées » par les trouvailles de la perquisition [3]. Mais revenons donc un peu en arrière jusqu’au 6 février où deux lieux de vie sont retournés simultanément à Toulouse. Un dans la rue où R. a été arrêté et un à son domicile. Les perquisitions vont être infructueuses, ou presque. Dans le salon de l’accusé d’autres clefs sont retrouvées. Cette-fois ci il s’agit de clefs USB Tails, permettant de naviguer anonymement sur internet. Encore plus grave ! De la documentation anarchiste a été découverte dans le salon et ce dernier serait en plus « une salle de réunion » où « tracts et journaux artisanaux de propagande » seraient imprimés sur place. Merci Vincent mais vous accordez beaucoup trop d’importance à vos fantasmes. Si vous découvrez dans un salon les journaux « Jaune » et « Briquet Tempête », des livrets « Avis de tempête », « La Brochourre » ou encore des tracts « Iaata.info », ça veut juste dire que les occupantes ont beaucoup de goût en matière littéraire.
Lors de la perquisition une grande quantité de matériel informatique a été saisie. L’attente des résultats de leurs analyses a notamment justifié à plusieurs reprises le maintien en détention de R. Qu’ont-ils donné ? La réponse tient en une seule phrase qui tourne en boucle sur les 11 pages de ce rapport ; « mentionnons n’avoir découvert aucun élément susceptible d’être constitutif des faits de la présente enquête ». Mais de quels faits parlent-ils pourrait-on se demander ? Passée la boutade il est plutôt agréable de voir que si les flics n’arrivent pas à retrouver d’éléments dans les ordinateurs c’est surtout car ils n’arrivent pas à y pénétrer. Que des outils informatiques relativement simples d’utilisation et trouvables facilement en open source sur internet permettent de gêner le travail d’enquête de la flicaille [4].
About Schmidt ?
A l’heure où nous écrivons ces lignes, 9 mois qu’il prend son temps le Vincent. Le dossier ne s’est pas beaucoup épaissi. Une commission rogatoire internationale a été menée en Suisse où R. a grandi. L’inquisitrice Elodie Billot a déposé cette demande auprès d’un tribunal en Suisse. Celui-ci une fois rentré en matière a mandaté les flics vaudois pour retracer le parcours de vie de l’accusé et retrouver Mr. Schmidt ?! la personne dont il semble pourtant évident que R. a inventé l’identité. On épie, on scrute, on fouille. Pour la juge, il s’agit d’établir le profil social. En effet, la justice a de plus en plus recours au profilage des accusées afin d’établir leur parcours de vie. Ceci devant leur donner accès aux informations quant à la bonne participation à la vie sociale et démocratique, au travail, aux associations, etc, des personnes qu’il doit juger. Finalement, il tranchera plus ou moins sévèrement en fonction des éléments qu’il aura décidé de retenir ou pas. Entendez par là que le juge aura tendance à être plus lourd pénalement avec des individus marginalisés, précarisés ou étrangers…
Finalement dans le cadre de cette coopération policière, les flics n’ont pas réussi à mettre la main sur Mr. Schmidt. Nous souhaitons ici longue vie à sa cavale !
Un malfaiteur donc, fonctionnant au sein d’une association dont il est l’unique associé, à qui on reproche d’avoir usurpé l’identité d’un Schmidt et d’avoir dans ses poches un jeu de clefs PTT au moment de son arrestation. Chez lui, on retrouve des clefs Tails et des journaux anarchistes. Pour venir grossir le dossier on le bourre de PV de contextes des manifestations gilets jaunes.
Il est convenu pour tous qu’avec de telles accusations aucune condamnation lors d’un procès ne pourrait être prononcée. Ni les flics, ni le parquet et encore moins la juge Billot ne sont dupes. Une mise en examen aussi kafkaïenne ne pourra être soutenue d’aucune sanction pénale. Les anarchistes, dans l’histoire, ont pu être arrêtés aussi bien pour des faits réels que pour le danger que représentaient leurs idées pour les tenants du pouvoir. Et ceci est d’autant plus vrai quand ces idées se diffusent au sein du corps social et se mêlent à la pratique révolutionnaire. La détention de la personne dont on parle dans ce texte en est un exemple flagrant. Mais en principe, sûrement pour se donner un peu de contenance les méchants s’échinent tout de même à trouver quelque chose à reprocher. Ainsi la procédure judiciaire de R. est à comprendre à l’aune de l’évolution des cadres judiciaires régis pour faire taire la contestation. Dès 2016 et après les manifestations de la loi travail une circulaire à l’attention de la flicaille stipulait que pour optimiser la répression il pourrait s’avérer « utile » de généraliser le délit d’association de malfaiteurs. Un épisode fluo plus tard, on ne compte plus à travers la France le nombre d’instructions pour ce motif.
Ce dernier en effet leur est très utile. Il permet dans un premier temps d’arrêter préventivement via la formulation judiciaire d’« intention en vue de ». Ici, pas besoin de faits pour venir étayer l’accusation, l’intention suffit. Deuxièmement ce délit permet de larges instructions et moyens d’enquêtes permettant ainsi de récolter des informations rapidement sur les personnes visées.
Comme une girafe avec le vertige. S fiche ça sent la perquis’
Nous pensons que si R. est arrêté ce 2 février 2019 puis incarcéré le 4, ce n’est pas pour une histoire de clefs. Le fait de savoir qu’il s’organise politiquement et a été actif durant les manifestations des Gilets Jaunes ne doit pas nécessiter un travail d’orfèvrerie policière. Les flics tiennent à jour de nombreux fichiers de renseignements. Ceux-ci sont conçus sur la base d’interpellations antérieures, du travail de la DGSI, d’une indic ou encore en fonction des fréquentations du fiché. Avoir été contrôlé, avoir été arrêté. Consulter des sites internet militants, être une pote de personne arrêtée ou son amoureux. Distribuer des tracts. Toutes ces raisons-là et bien d’autres encore justifient pour la police le fichage. Manifester alors que l’événement est sur une zone interdite est amendable de 135 euros. Rester dans un cortège alors que des affrontements ont lieu avec la police devient un délit de solidarité. La présomption de culpabilité étant devenue la norme, pour Macron et ses flics il est nécessaire de recenser toute personne venant en manif’. Il s’agit pour eux d’opérer une criminalisation des pratiques militantes. Dixit la généralisation de l’utilisation du « participation à un attroupement en vue de commettre des dégradations et des violences ». La simple présence se transforme en complicité par capillarité comme l’a si bien annoncé Christophe Castaner le 16 mars au soir ; « ceux qui viennent manifester là où de la casse est annoncée seront complices ».
Ce qui conduit R. au commissariat, en GAV puis à Seysses c’est bien la fiche que la police lui a collée sur le dos. Bas les masques, les robes de pies et la balance de Thémis, ce faisant la justice révèle sa nature véritable. Celle d’être l’instrument aux mains des puissants, utilisé pour faire taire la contestation, le glaive potentiel sur la nuque de toutes celles qui ont décidé de ne plus se taire. Madame Billot et les juges de la cour d’appel peuvent feindre l’évidence dans le théâtre du palais, il n’empêche que c’est le fichage qui justifie cette mise en examen. Et il n’est pas surprenant que les juges inféodés à L’État oublient leur rôle présumé d’équité en envoyant en prison un anarchiste sur cette seule base.
Pour les tenants de la domination, le fichage vient servir une rhétorique déjà bien connue. Il s’agit tout d’abord de trier le bon grain de l’ivraie. Le bon manifestant contre le méchant casseur anarchiste-black block-extrême-ultra-jaune-gaucheblablabla. Ceci leur permet de décrédibiliser la portée révolutionnaire d’un mouvement large, multiple, divers et solidaire. Décrédibiliser en insinuant que les gilets jaunes sont manipulés, trop idiots pour savoir quand, pourquoi et comment lutter. En utilisant des mots-valises, le pouvoir tente de nommer quelque chose qui lui échappe afin de diviser les gens qui ne se reconnaissent pas dans ces catégories vides de sens. En effet, cette dynamique émeutière au cours des manifestations ne peut exister pour le pouvoir que comme une pratique ultra, comme une manipulation politique. Il ne peut admettre qu’une part grandissante de la population souhaite sa chute, rêve de révolution, bien déterminée à la faire advenir. Les foules présentes le 8 décembre 2018 à Toulouse ou sur les Champs Élysées le samedi 16 mars en sont un exemple éloquent. Il n’y a pas de casseurs ou d’ultragauche, il y a une foule déterminée à faire tomber le régime. Cette rhétorique démontre aussi une incapacité notable à penser une pratique horizontale de la lutte, une reprise en main individuelle et collective de la vie telle qu’elle s’est retrouvée portée par les GJs. Nul n’ignore le peu de crédit porté à la représentativité dans ce mouvement où aucun délégué, porte-parole ou interlocuteur avec l’État n’a jamais été reconnu par les Gilets jaunes.
L’intention de l’association
Mais le fichage vient aussi servir d’instrument pour une autre manœuvre contre-insurrectionnelle. Elle permet de mettre en place des arrestations préventives. Dès décembre on a vu l’apparition de trombinoscopes utilisés par la police en amont des manifestations, visant à interpeller les troublions connus [5]. En avril 8 personnes sont mises en examen à Toulouse pour association de malfaiteurs et arrêtées préventivement. Un indic aurait balancé qu’elles étaient en train de préparer des cocktails incendiaires. En réalité lors de la perquisition à leur local les méchants mettent la main sur des fumigènes artisanaux. Un joli panache de fumée donc pour un récit policier qui se dégonfle. Après leurs gardes-à-vue, les accusées ont pu sortir avec obligation de respecter un contrôle judiciaire. Récemment, à Toulouse toujours, un homme et une femme qui étaient sur écoute par la police se font soulever et le parquet demande une mise en examen pour association de malfaiteurs. Celle-ci ne sera tout de même pas suivie par les juges et les deux personnes se retrouvent sous le statut de témoin assisté. On leur reproche un échange de SMS contenant une photo de la maison de Moudenc, le maire de la ville.
A Paris autour du premier mai, les flics effectuent 17 700 contrôles préventifs. Parmi ceux-ci, la veille au soir, les méchants tombent sur un.e espagnole et deux allemands. Après une perquisition de leur véhicule les flics jubilent et publient directement une photo du contenu du coffre sensé présenter un arsenal de guerre. Voici en quels mots les complices des personnes incarcérées commentent cette affaire ; « Le fait d’avoir dans son véhicule de la littérature anarchiste, un bout de papier où sont inscrit des lieux de RDV pour rejoindre des départs en manifs, quelques outils pouvant être utile sur un chantier, au camping ou dans la rue et d’être dans les fichiers de la police allemande est pour les flics et le proc’ matière à voir le reste du contenu comme un arsenal. Les réchauds, les jerricanes de gasoil vides et l’huile d’olive deviennent des engins explosifs et les paillettes noires ainsi que le sucre blanc des substances dangereuses à analyser ». Les personnes ont été mises là aussi en examen pour association de malfaiteurs et 5 mois de leurs vies ont été volées en détention.
A Nantes aussi pour la police, un spectre hante le mouvement. C’est l’ultra-gauche qu’il va s’agir ici d’intimider. Après une enquête préliminaire de trois semaines avec écoutes et filatures, des militantes fichées se font arrêter le matin d’une manifestation alors qu’elles sortaient de la maison du peuple. Une opération digne de l’antiterrorisme pour mettre la main sur une arme aussi dangereuse qu’un homard en papier mâché. Peut-être déçu des moyens employés pour si peu de résultat, le parquet reste téméraire et demande une mise en examen pour association de malfaiteurs. Celle-ci ne sera pas suivie et les militantes sont placées sous le statut de témoin assisté. Le homard lui, a été placé sous scellé et doit à présent encombrer les bureaux du commissariat.
Ces montages policiers pourraient prêter à sourire s’il ne s’agissait pas d’une offensive visant à généraliser le délit d’association de malfaiteurs contre l’ensemble des luttes sociales. Le fait que les tentatives du parquet n’aboutissent pas systématiquement à des mises en examen n’est pas important. Le dossier est ouvert et même sans accusée l’enquête peut suivre son cours.
Le champ d’application contemporain de l’association de malfaiteurs élargit la notion « d’association ». Ainsi des choses insignifiantes peuvent venir étayer le montage policier comme l’envoi d’un message, le fait d’avoir prêté sa voiture ou d’avoir un marteau dedans, avoir participé à l’achat de bouteilles d’acétone, ou encore d’avoir accueilli du monde lors d’un week-end de mobilisation. La police va à partir du scénario qu’elle s’est fixé juxtaposer des situations et des individus qui viendront ensuite servir leur récit. Ce délit est tellement grossier qu’il n’est pas palpable, il peut venir se greffer à des situations aussi diverses que variées. L’utilisation judiciaire très ample en fait un outil de choix au service de la police pour intimider celles et ceux qui sont ciblées.
Car c’est de ça dont il s’agit aussi. Faire peur. En prendre un ou quelques-unes pour taper sur 100. Et il y a la surveillance. En termes de moyens, l’association de malfaiteurs est idéale pour la police afin de venir fouiller dans la vie des personnes visées par l’enquête. Filatures, écoutes téléphoniques, géolocalisation, convocations, perquisitions, utilisation d’Imsi catcher… Une fois le dossier ouvert, les flics n’ont plus les mains liées et tout ce qui est recueilli peut être judiciarisé. Ouvrir des associations de malfaiteurs octroie des moyens d’enquêtes énormes à la police, ce qui explique les tentatives quasi-systématiques du parquet de recourir à ces instructions. Et donc pour eux, la possibilité de chopper des infos, ceci non seulement sur les seuls mis en examen mais sur l’ensemble des solidarités et amitiés qui s’expriment à ce moment-là.
On s’est comparé les plaies mais doit-on parler paix ?
On a voulu ici aborder rapidement la criminalisation du mouvement des Gilets Jaunes qu’entraîne l’évolution des dispositifs juridiques. Notamment par le biais de la généralisation des délits d’intentions que sont l’association de malfaiteurs ou sa version plus soft pénalement de « participation à un attroupement en vue de ». La répression est aussi effrayante que l’habitude qu’on prend à ne plus en être choqué. Parfois on reste béat, tant les convocations, les mutilés, les mises en examen défilent sous nos yeux et que nous sommes pris dans l’urgence du soutien aux inculpées. S’y attabler nécessite de prendre un peu de recul. Sortir de l’asphyxie judiciaire afin de prendre conscience de l’offensive qui est portée contre celles qui ne veulent plus vivre à genoux.
La seule base de l’appartenance anarchiste devient un mobile d’incarcération. Dans tous les cas celle-ci vient justifier la mise en place de surveillance envers ceux que la police a dans le viseur. Chaque ville ou presque détient son affaire de malfrat permettant à la police de venir pêcher des informations sur les personnes qu’elle tente d’intimider. Ce qui est attaqué ce ne sont pas seulement des idées ou des intentions mais bien la solidarité qui s’affiche partout où les murs de la domination tremblent. Il nous paraît nécessaire dans la phase répressive que nous vivons de populariser les actes que la justice tente d’individualiser en cherchant à chaque fois des coupables. Comme le précisaient les compagnons de la lutte anti-nucléaire à Bure [6], il faudra bien admettre que nous en sommes ; « il faut bien l’avouer, si rêver d’une vie libérée des contraintes du capitalisme et de l’État fait de nous des malfaiteurs, des criminels ou des bandits, alors nous en sommes ; si ce qu’on nous reproche ce sont des ententes, des complicités ou des associations alors nous les revendiquons fièrement.
Nous vivons ensemble, tissons des liens et des amitiés, nous organisons pour, à la hauteur de nos moyens, contrer le désastre vers lequel court le monde actuel. Nous lisons, écrivons et distribuons, des livres, des journaux, des tracts et des brochures, nous participons aux luttes sociales, réfléchissons ensemble à l’état du monde qui nous entoure et à la manière de hâter sa chute. Nous rencontrons d’autres révolté·e·s, construisons nos propres outils de communication et d’organisation, bâtissons des solidarités loin des quotidiens aliénés auxquels nous assignent les démocraties libérales ».
Nous nous joignons ici à leur proposition d’« échafauder des campagnes d’information et un réseau d’actions décentralisées pour faire corps avec toutes celles et ceux que la répression tente de museler ». Nous relayons et invitons également toutes les personnes que ça intéresse à organiser partout, toujours des bals de malfaiteurs et malfaitrices afin d’avoir le pas assuré le jour où nous danserons sur les murs écroulés du vieux monde.
Les braises allumées au début du mouvement sont encore chaudes et la colère même si moins perceptible doit bien être encore là, un peu refoulée. Des milliers de personnes battent toujours le pavé chaque week-end afin d’apporter le souffle qui fait repartir la flamme. Noyé toutefois à grands coups de canon à eau. Mais nous ne voulons pas oublier les étincelles qui brillaient dans nos yeux en ces jolis mois en gilet jaune et l’on se rappelle ainsi que le combat c’est dans les rues et que la meilleure réponse à la répression c’est l’intensification de la lutte.
Le pouvoir est à attaquer partout où il se trouve. Et vu que les mailles de son filet s’étiolent tous les jours un peu plus. A nous d’être malins et ingénieuses.
Tous malfaiteurs, toutes malfaitrices, avec ou sans gilet, avec ou sans clefs, avec ou sans engin incendiaire, avec ou sans violence, seule ou à plusieurs, toujours avec le sourire.