Fais croquer, aussi ta tristesse

C’est dans la communauté trans, à la fin du 1er confinement, que j’ai rencontré le deuil. Je n’avais jamais vraiment fait de deuil avant, j’avais perdu une de mes grand-mères, peut-être un professeur de lycée. Des personnes que je ne connaissais pas réellement. Cette fois-ci je les connaissais. Texte paru sur le blog transgrrrls.

Je ne leur avais jamais parlé, à Laura et Mathilde, mais je les savais au fond. Je ne me suis pas sentie légitime à l’exprimer, ou à ressentir cette peine, peut-être parce que je n’avais qu’un an de transition derrière moi. ​Je ne me sens pas légitime aujourd’hui non plus. Pourtant, il y avait quelque chose de profondément intime dans ce deuil. Ce n’était pas la même tristesse vague que pour ma grand-mère ou mon prof de lycée. Laura et Mathilde n’allaient pas manquer à mon quotidien, elles ne l’avaient jamais traversé auparavant. Mais c’était pire que de perdre un membre de ma famille. Je n’ai pas arrêté de penser, pendant la marche de commémoration, que ça pourrait être moi dont on crierait le nom, si facilement ça pourrait être moi, demain ça pourrait être moi ou la semaine prochaine. J’ai vu ce qui se passerait si je me suicidais. J’ai ressenti ce que mes sœurs ressentiraient probablement si je me butais. L’impression de se voir mourir. Ça m’a frappée, violemment. Ces deux suicides étaient violents, c’étaient des crimes. Des crimes d’État.

La transphobie les as tuées. Ça ne coûte rien de le répéter encore. À part cette colère, ce qui m’est resté c’est ce sentiment évident. Ç’aurait pu être moi, ça sera moi un jour. Le suicide de Doona, quelques mois plus tard, m’a fait comprendre que ce sentiment ne me quitterait plus. Que je suis sur un fil très fin, en équilibre, que j’y serai pour longtemps encore, que c’était une épreuve d’endurance. Tenir sur ce fil sans tomber, au risque de faire trembler la corde pour les autres. Et pourtant, je sais qu’elles ne m’en voudraient pas si je tombais. Comment est-ce que je pourrais en vouloir à Laura, Mathilde, Doona et les autres ?

Depuis j’ai beaucoup trébuché. Depuis trois mois, je manque de tomber, régulièrement, presque toutes les semaines, et je sais que je ne suis pas la seule.

J’ai pris conscience de ça, j’ai peur pour mes sœurs quand elles sont tristes, une peur énorme qui me défonce le ventre d’autant plus violemment qu’elle n’est pas irrationnelle. La tristesse de mes sœurs me bouleverse profondément. C’est presque impossible que je passe une journée agréable si je sais que cette amie proche de moi est triste, si je sais que cette autre amie est seule dans la misère d’une existence rythmée par la violence de notre société capitaliste, raciste, transphobe, psychophobe. J’ai peur à chaque instant d’entendre sur les réseaux une nouvelle existence se terminer brutalement, de voir le nom d’une de mes sœurs bafoué, ridiculisé. Je panique dès que je vois mes amies se renfermer dans le mutisme, refuser de communiquer sur leurs douleurs. Quand j’ai des comportements semblables, ça signifie que je me prépare à peut-être tomber.

Je crois en l’amour qu’on peut se donner entre meufs trans, je crois au t4t, profondément je crois qu’on peut se sauver, je crois qu’on peut se tirer de là et survivre ensemble. Je crois aussi qu’en plus de l’amour il faut qu’on se donne de notre tristesse, qu’on se l’avoue, qu’on ne la cache pas si on le peut, qu’on se l’offre comme une marque d’amour, comme une marque de confiance, qu’on se montre qu’on a foi en nous, puisque de toute manière notre tristesse est contagieuse, et qu’on se la transmet, dans le silence ou pas. Autant l’offrir, la présenter aux yeux amoureux de nos sœurs. C’est dur de se faire confiance pour ça. On souffre souvent de choses semblables, de choses parfois sans solutions. Qu’on se donne nos doutes et nos peurs, qu’on se dise nos syndromes nos traumas, qu’on se sache, encore mieux que ce n’est déjà le cas. Je n’y arrive pas encore totalement, moi, parce que j’ai peur du rejet. Le silence aussi est un rejet. Et c’est celui de mes sœurs qui me fait le plus souffrir. Pourtant quand je me prépare, quand je sens que presque je pourrais tomber, je me tais moi aussi. Je prétends. Je ne veux pas qu’on me sauve à ce moment précis, je veux vraiment mourir.

Je sais que je ne m’y résoudrai pas si la voix douce et aimante d’une sœur vient troubler ma décision, si la vue de ma copine me rappelle que je vais lui faire souffrir le martyre. Je reste en vie, mais si peu pour moi. Je reste en vie pour mes sœurs, pour ma copine, mais c’est suffisant pour l’instant. Alors quand je vois que tu es triste, et que tu es silencieuse, c’est peut-être moi mais je ne peux m’empêcher de penser que tu te prépares. Je veux être cette voix douce, aimante, qui troublera ta résolution. Je voudrais que quand je te demande si ça va tu ne me répondes pas oui en mentant, je voudrais que tu me dises, non, parlons-en, ou non, mais j’en parle avec une sœur. J’ai peur que tu ne croies pas en cette promesse. Je ne t’en veux pas, je te comprends. Si tu n’y crois pas, je ne vais plus y croire aussi. Je suis désolée de faire sur toi peser cette responsabilité qui pèse sur moi.

Au final on tangue sur le fil, alourdie. On essaye de résister aux secousses. On espère rester nombreuses sur ce fil. On espère un jour en descendre, mais alors toutes ensemble, toujours ensemble. On s’active, on crée des réseaux, on resserre nos rangs. Ça fonctionne moins si on reste silencieuses. Faut donner toujours donner et c’est si dur de donner, si effrayant. Encore un prix à payer, toujours un prix à payer. On n’est pas sorties de la tristesse, alors autant la dire, puisqu’on la verra toujours, en filigrane, dans nos yeux, nos messages, notre humour noir, notre froideur soudaine. Quand je te donne ma tristesse, en phase suicidaire, à deux doigts de me faire du mal, ma sœur, je te dis en fait que je t’aime et que je ne veux pas encore te quitter.

Par Paolée. Relecture de Nausicaa et Sœur Charlie.

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