On écrit cela depuis une position à laquelle on tient depuis différentes expériences, celle de l’autonomie comme garde-fou contre la délégation et la représentativité. Comme une possibilité de ne pas déléguer ce pour quoi on lutte et comment on le fait, à un parti, un syndicat ou une organisation. Une position qui permet de tenir à des luttes qui ne cherchent pas une légitimité de la part de l’état ou de la classe dominante. Qui se laisse la possibilité de rencontrer différents groupes et tendances et d’échanger, de ne pas ériger un mur devant ce qui nous est différent politiquement au premier contact. Dont l’intention n’est pas de proposer un programme mais une expression politique qui se traduise tant dans les pratiques que dans les rapports humains. Qui cherche à diffuser une position réappropriable ou chacun.e est son propre sujet politique plutôt qu’à massifier derrière des mots d’ordre désignant le bon sujet révolutionnaire.
Cela n’est pas un mantra auquel nous aurions tenu tout au long de nos vécus, mais une position qui se porte d’autant plus lorsqu’elle est invisibilisée. Si nous nous retrouvons sur un dégoût commun face à l’hégémonie des soulèvements de la terre et de leur récit, on espère se retrouver plus encore sur des positions communes qui nous donneront envie de les affiner et de les affirmer.
Depuis cette position, on explicite pourquoi il y a pour nous un désaccord profond avec les soulèvements de la terre, moins pour ouvrir une discussion avec ces derniers qu’avec les personnes dont on se sent proches et qui répondent présentes à leurs événements.
Nous n’y avons pas participé, notre critique se base donc sur les récits, autant enthousiastes que déçus ou traumatisés, au retour des évènements des SdT, et sur ce qu’eux-mêmes disent de leur organisation. On part aussi d’un sentiment d’étrangeté quant au fait de ne pouvoir partager une critique avec certains camarades qui y retournent encore car "il n’y a rien d’autre".
Par précision politique on s’est plongé.es dans leur livre "Première secousse", qui explicite leurs positions, notamment pour y voir plus clair dans ce qu’ils défendent et la critique qu’on y porte.
Ce qui est défendu dans le livre est assez franc : "[...] Le temps des compromis, des médiations et du dialogue social" est regretté, nommant sa fin comme une perte, comme si "la gauche de gouvernement et les syndicats de cogestion" n’étaient pas critiquables avant leur déchéance située dans la fin des années 70. Et que leur rôle principal n’était alors pas celui de pacificateurs sociaux. En assumant vouloir s’installer comme interlocuteur légitime entre le pouvoir et un sentiment de colère, à la place ou à côté des syndicats représentatifs, les soulèvements de la terre ont au moins le mérite de prendre clairement position. Celle de ne faire finalement exister que les espaces de discussion politique qu’ils organisent, engloutissant ainsi les groupes locaux et initiatives autres dans leur organisation et leur calendrier, et imposant une composition mensongère où les différentes positions ne peuvent pas se nommer. Car la composition à laquelle nous croyons n’est rien d’autre que celle qui a toujours existé dans les luttes, c’est-à-dire des groupes de différents horizons politiques qui coexistent avec leurs propres expression, ce que les SdT se réapproprient comme un concept novateur en la mettant au service de leur programme et de son bon déroulé. Pour eux, le conflit ne doit pas exister entre les personnes en lutte car le calendrier des SdT prévaut et doit avancer.
Cette tendance à la pacification se joue dans l’objet même de ce qui est porté par les SdT. Comme leur nom l’indique et comme c’est davantage précisé dans leur livre, leur intérêt principal est la défense de la terre et du vivant. Comme accès au foncier, au fait d’avoir accès à des terres cultivables, et sur un enjeu écologiste, de défense de la biodiversité ou contre la bétonisation. Mais plusieurs choses nous dérangent là-dedans. Cela reste d’abord souvent la défense du privé. Là où une autoroute, une voie ferrée ou une bassine est construite, ils souhaiteraient que l’agriculteur en garde la propriété, ou que la mairie, l’agglomération, la communauté de commune, fasse autre chose de ce terrain. Il n’est pas question de déprivatiser ces terres, seulement d’influencer ce qui en sera fait par le nouveau propriétaire ou celui déjà là. Cela se place simplement sur un terrain de défense. Et il est clairement plus simple de composer avec des syndicats ou partis quand l’objectif est de défendre la terre, le vivant et le foncier, que lorsqu’il s’agit d’attaquer l’Etat et le système capitaliste. Pourtant, ce n’est pas comme si d’autres enjeux et d’autres voix n’avaient existé précédemment dans les luttes désormais noyautées par les SdT. A l’été 2021, l’Empaillé, journal régional occitan, consacrait un article au projet de l’A69, et ce qui ressortait était une critique du récit de modernisation et de civilisation des campagnes par la vitesse de circulation des flux, le coût que le péage allait représenter pour les personnes bossant à Toulouse et vivant à Castres (ou inversement) et le lobbying industriel qui motivait le projet. Même si la question écologiste était présente, elle n’était pas centrale, comme elle l’est pourtant devenue depuis l’arrivée des SdT dans cette lutte. Et c’est quelque chose d’assez récurrent quand ils débarquent, gommant la réalité sociale, les gens précarisés ou lassés d’être pris pour des cons pour plutôt faire parler divers écureuils, hérons ou loutres saboteuse. C’est là qu’on voit le public cible des SdT aussi, la classe moyenne cherchant à défendre son confort, l’idée qu’elle se fait du vivant et de la nature. Car la protection de la biodiversité et la lutte écologiste ne peut, dans ce cadre, qu’appeler à une nostalgie d’une image que l’on a connu ou que l’on se fait de la forêt, de la campagne, des banquises etc (comme le rappelle le concept de solastalgie), doublé d’un discours scientiste servant à justifier ce qui n’est finalement que notre propre conservation. Parce que si on est réaliste, le vivant s’en fout de ce qu’il se passe, il survivra et surtout nous survivra, sous d’autres formes. Le moteur même de leur organisation intègre donc la possibilité d’un arrangement, d’une compromission et d’un agglomérat de pléthore de position pour défiler derrière cette bannière abstraite de défense de la terre. Mais de notre côté, notre envie n’est pas de s’arroger une marge confortable ou d’exercer une pression vis à vis des états sur la base de la crise climatique en cours. L’écologie ne pourra pas être un levier révolutionnaire ni se substituer au social, car notre souffrance n’est pas, à contrario de ce qui est porté par les SdT, la conséquence de la terre que l’on meurtri, mais bien celle de systèmes d’exploitation et de domination qui nous minent.
Et si les SdT se nomment comme un mouvement d’écologie radicale, on peut se demander où est la radicalité quand une émeute est tellement prévisible qu’elle ne produit pas de bouleversement à part celui d’être traumatisé. Certes ce ne sera pas la première ni la dernière fois qu’on dira cela, ayant été traversées par ce sentiment en vivant des manifs, et là en voyant de loin celles des SdT. Mais on peut continuer de se demander sans pour autant l’abandonner, où est la conflictualité lorsqu’on reprend tous les gestes d’une émeute pour un évènement qui n’attend que cela pour renforcer l’organisation qui est derrière. Là où certains s’enthousiasment de la radicalisation d’une partie de la gauche extra-parlementaire, nous voyons plutôt un effacement du sens de la radicalité politique.
Le black bloc n’est pas radical en lui-même mais dans l’endroit et le moment où il s’inscrit. Son irruption vient souvent marquer la volonté de polariser, d’éviter qu’une expression politique soit capturée dans un dialogue avec le pouvoir, signifier une rupture. Aujourd’hui ce ne sont pas des artistes contemporains qui ont figé un black bloc dans une vitrine de musée d’art contemporain, ce sont des personnes issues de ces luttes elles-mêmes. Ce que nous voulons dire c’est qu’il y a de quoi être dubitatif lorsqu’une position, un acte, à la base subversif devient une chose comme une autre qu’on peut piocher dans la grande boîte à outil de la lutte.
Alerte, les années 80 ont contaminées les orgas ! Après les fameux Livres dont vous êtes le héros, les SdT nous servent une merveilleuse Manif dont vous êtes le héros ! L’apogée est leur événement "Freinage d’urgence" contre la LGV, paraphrasée en Grand Jeu où chacun.e pouvait trouver ce qui lae faisait vibrer en choisissant parmi différents mini-jeux, symbolisant différents cortèges et/ou modes d’action et reprenant différents jeux classiques à travers des jeux de mots (mille bornes contre les LGV, giga kapla, dixit naturaliste etc). On va pas cracher sur le fait de vouloir mettre du fun dans un quotidien militant souvent dur et triste, mais cette tendance à réduire des pratiques à des outils, et à ce que chacune soit réduite à une envie individuelle, comme si ça ne dépendait pas de positions politiques à porter collectivement, nous laisse un goût amer dans la bouche.
Petite interlude histoire du marketing. Y’a un moment, la pub ça s’adressait à des catégories de la population précises, en mettant en scène des personnages stéréotypés représentant des modes de vies et des habitudes de consommation, la ménagère à qui on essaie de vendre un aspi ou une machine à laver étant l’exemple le plus emblématique. Puis avec internet et les algorithmes, ça a été possible de créer un profil publicitaire individuel, basé sur des habitudes de consommation (d’achats, de contenus numériques, de données etc) s’auto-alimentant. Il s’agissait alors de montrer à chaque personne qu’elle est un individu à part entière, avec ses propres goûts et dont on valorise l’individualité glorifiée en lui proposant des produits et contenus spécifiquement pour lui. Cette stratégie de com’, elle nourrit les SdT qui vendent à chacun.e un morceau de manif qui leur plaira spécifiquement. Franchement, imaginez une voix de vieux publicitaire : "toi aussi trouve le cortège fait pour TOI !", c’est ridicule et pourtant affreusement proche de la réalité. On se fait vendre une manif déjà toute mâchée, où il s’agit juste de rejoindre le bon rang quand on nous dit où nous placer. On est bien obligé.es de remarquer là l’abandon de l’idée d’aller dans une manif en portant une position, comme quelque chose à quoi on tient et qu’on trouve important. Peut-être cela est dû au fait qu’on nous dise que tout le monde est le bienvenu, tant qu’elle veut bien être un petit soldat, tant qu’il respecte les cadres donnés.
Les pratiques sont ramenées à de simples envies perso : c’est les dépolitiser, les arracher d’un contexte initial et les marchandiser. Parce que c’est clairement dans l’air du temps, on voit des camarades tripper de plus en plus sur le mythe individuel, se checkant entre personnes qui ont été là où il fallait être, cette fameuse émeute où t’as fait tel et tel truc et où il s’agit d’en être fière, où la surproduction d’images est source de visionnages interminables pour isoler la moindre seconde où on se voit apparaître à l’écran en action et où l’addiction à l’adrénaline vient entacher toute volonté de tenir à une position politique. Le problème n’est pas de ressentir de l’adrénaline, d’être spontanément attiré.e par des actions ou une émeute, mais de ne pas conscientiser ou bien d’accepter qu’une organisation politicienne soit en train de jouer avec cette libidinosité pour leur compte, de maîtriser les débordements.
En fait, ce genre de proposition est le produit d’un contexte individualiste dans la lutte, et c’est pour cela que ça fonctionne, que leurs évènements arrivent à rameuter autant de gens même parmi des camarades, que chaque défaite* terni à peine l’envie de se rendre au prochain.
*on parle là de défaite en réponse à leur rhétorique de la victoire et face à la quantité de blessés, de fichées, et d’énergie déployé dans leurs événements, mais on revient davantage sur cette question dans quelques paragraphes
Les black blocs, les actions directes, les sabotages sont des pratiques qui s’inscrivent dans des histoires de luttes. Si elles n’appartiennent pas à des groupes ou à un mouvement, elles existent en situation, elles sont le fruit d’idées portées collectivement. Dans leur livre, les Sdt citent nombre de références : ils s’ancrent dans l’histoire du sabotage, des luttes écologistes et des mouvements de masse, mais sans jamais tisser un lien politique. Tout est conçu comme un outil, auquel la finalité est une organisation solide devant paraître légitime.
Pour l’histoire du sabotage, ce qui en est retenu c’est qu’il est utile et, en citant Hobsbawn, "probablement plus efficace que n’importe quel autre moyen disponible AVANT l’ère des syndicats nationaux". Belle manipulation de l’histoire. On vire alors la notion de sabotage, désormais trop désuète puisqu’il s’agit d’apparaître comme interlocuteur légitime, et on la remplace par la notion de désarmement, néologisme très prisé des SdT, qui "relégitime l’action directe". Cette dernière était visiblement trop radicale auparavant, une fois débarrassée de la position qui l’accompagne, de la lecture d’un rapport de production ou de reproduction qui vient exploiter et meurtrir directement les corps, elle devient plus facile à assimiler. Mais la réappropriation et la transformation de références comme ça n’est pas anodine dans le contexte : cela recentre sur la notion d’individu d’une part au détriment d’une réalité de pratiques collectives, et d’autre part ça efface celle du conflit des classes sociales, de sexe, de race.
Une des questions qui sont à se poser lorsque l’on s’inscrit dans une histoire des luttes aussi large que les SdT le font, c’est la manière dont ce savoir et cet héritage sont transmis. Il est certain que restituer un contexte historique, une généalogie des pratiques et une position soit lourd lorsque l’on parle des luttes anti-nucléaire, du luddisme, de l’anarchisme de Pouget et autre. Mais lorsque ces récits sont transformés en fatras informe visant à justifier la pratique du désarmement auprès des classes moyennes qui pourraient y être frileuses, il ne s’agit pas d’héritage mais d’excuses, d’appel à un affect ou de pommade. La position de fond des SdT est la défense de la terre et l’écologie, mais sur cela bien peu de choses sont placées en héritage. Les traces sont pourtant bien là, nombre de pratiques ou références étant empruntées à Earth First, mouvement d’écologie radicale dont la branche anglaise s’est beaucoup basée sur la question de l’anti-colonialisme, la lutte contre l’industrialisation et la protection des terres à travers une diversité d’action. Cet héritage a fondé Extinction Rébellion, né en Angleterre et émanant de militants gravitant autour d’Earth First, qui eux se sont centrés sur la recherche de légitimité des actions, en basant leur stratégie sur le fait d’être poursuivis en justice et de plaider une défense contre l’écocide. C’est cette filiation qu’on retrouvera donc dans la constitution des SdT, ayant été largement nourris de militant.es de XR. Mais tout ça est peu, voire pas du tout mentionné, les SdT préférant se revendiquer comme inventeurs de l’action directe écologiste. Par là aussi on voit donc une façon de capter un héritage sans en prendre pleinement acte, sans en créer une continuité, et c’est cette captation des luttes et pratiques présentes comme passées que nous rejetons.
Dans leur proposition, les soulèvements de la terre catalysent pas mal de choses dans la façon dont les luttes se reconstruisent aujourd’hui et comment on s’y rapporte. Une organisation à la forme finement tissée et marketée, qui témoigne des tendances récentes parmi les autonomes à rechercher une forme de verticalité dans des orgas, ou au moins à déléguer l’organisation des évènements et luttes jusqu’à la défense juridique, à penser que tout n’est qu’une opinion individuelle et une forme de libidinosité ou de consommation des luttes, où chacun vient chercher à être là où il faut être sans réfléchir à ce qui le met en lutte.
Et au fond, leur arrivée dans une lutte préexistante en centralisant leur force dans le spectacle qu’ils offrent, souvent au détriment d’une position autonome, montre bien qu’il n’y a que peu de conséquences tangibles à des désaccords politiques profonds. Et ce n’est bien sûr pas aux SdT d’intégrer nos critiques et de les réinjecter à leur sauce mais bien à nous de donner des conséquences à ces critiques. Car la lutte n’est pas un bain d’opinions, où chacune a le droit de dire ce qu’il lui déplaît sans que cela n’amène pas à en tirer des conséquences, c’est bien la différence entre une opinion et une position. Et c’est aussi pourquoi ce qui nous rapproche souvent dans une position autonome, c’est le refus du jeu démocratique de la gauche dans sa capacité à intégrer la critique pour la rendre inaudible.
Bien sûr des textes sortent depuis plusieurs années et plein de collectifs continuent de lutter pour ce qu’ils veulent sans se soucier de ces évènements. Aussi, nombre d’entre eux ont choisi de continuer leur route plutôt que d’accepter la proposition d’une composition avec les SdT qui signifierait leur concéder le récit. Mais pourquoi les soulèvements de la terre continuent d’attirer comme des aimants des groupes qui à priori défendent autre chose qu’une délégation dans la lutte ? L’ambiguïté entretenue dans une pseudo composition entre la gauche et le mouvement autonome semble effriter le temps passant une sensibilité anarchisante, qui est pourtant souvent un point de départ de confrontation avec ce genre d’organisation. Peut-être avons-nous besoin alors d’affirmer une position, là où une sensibilité se fait engloutir si facilement.
Ce qui est ainsi surprenant, c’est de voir nombre de camarades, qui étaient enthousiasmés par le mouvement des gilets jaunes et par une position d’autodétermination pendant les précédents mouvements sociaux, se fondre dans les évènements des SdT sans y voir de contradictions avec les pratiques jusqu’alors défendues. L’héritage de la révolte des gilets jaunes se retrouve jeté dans les chiottes. Car si les GJ ont créé une brèche, la répression n’a pas été la seule à la refermer. Sitôt affaiblie, la pacification petite-bourgeoise des marches pour le climat et le jeu des syndicats a finit d’en balayer la dynamique. Si cette capacité d’échapper à toute récupération ne perdure donc pas, c’est aussi car des organisations comme les SdT ont sciemment choisi de tracer un modèle vertical auquel on peut sereinement déléguer, né autour de l’enjeu de rendre plus sexy et esthétique un engagement politique.
Le mouvement des gilets jaunes avait lutté pour tout autre chose. Pas de représentativité, pas de délégation. Beaucoup de chemins différents ont été pris depuis, et tenir à une position autonome ne reflète pas l’entièreté de l’héritage gilet jaune mais il en reste tout de même un. De cet héritage il reste une culture d’assemblées, où l’ouverture passe par le fait de se situer et se confronter, où l’horizontalité n’est bien sûr pas absolue mais reste une visée. Il reste aussi la capacité de se penser en tant que collectif sans attendre celui qui le légitimera, pouvoir penser une stratégie sans s’oublier dans la notion de victoire, et porter sa propre défense même des années après la répression du mouvement. Rien n’est parfait, mais ce qui a pu exister ou perdurer dans une culture de lutte vaut le coup d’être nommé.
Et si la référence s’arrête simplement à s’adresser au souvenir du sentiment de joie, de colère et de possibilité émancipatrice des GJ sans respecter ce qui l’a permis, cela n’est rien de mieux qu’un appât tendu à nos névroses. Mais peut-être s’agit-il pour nous de les travailler et de dépasser l’objet obsessionnel de l’émeute auto-suffisante pour tracer les contours d’un imaginaire révolutionnaire. Si les SdT se sont réappropriés un héritage qui nous est cher, il est nécessaire de continuer à faire exister des espaces et une temporalité autres, propres à nos positions.
Actuellement, il faut se l’avouer, on ressent comme une période de creux. Et cette période est donc propice à nous remémorer la façon dont nous avons vécu le mouvement retraite en 2023 et le mettre en parallèle avec les évènements des soulèvements de la terre. Car on peut se questionner sur ce qui nous pousse à nous investir dans des manifestations syndicales lorsque nous sommes absent.es des manifestations des SdT. Les directions syndicales, elles, savent susciter une méfiance quant à leur capacité d’écraser ce qui pourrait leur échapper. Souvent le fait de provoquer des débordements dans les manifs qu’elles organisent, marque une position d’autodétermination qui peut polariser même si bien sûr elle est parfois attendue. Au moins jusqu’au dernier mouvement retraites, les centrales syndicales ne cherchaient pas à avoir des images spectaculaires d’émeutes, au contraire des soulèvements de la terre qui basent leur réussite politique sur l’image d’une "radicalité" qui compose avec des positions qui le seraient moins. Si le mouvement retraite était porté par des syndicats, il faut aussi se dire que c’est parce qu’il y a une dépendance légale envers eux, pour déposer une grève par exemple. Mais il faut là aussi faire une distinction entre un syndicat de base et un syndicat central. Le syndicat de base Sud se positionne souvent simplement en outil permettant de faire grève avec un minimum de protection légale. Par exemple, en 2023 avant le mouvement retraite, il y a eu énormément de grèves auto-organisées par les salariées. SUD posait juste les préavis qui permettaient une protection légale aux différents collectifs se mettant en grève. Bien sûr, on pourrait se dire que des grèves sauvages comme celles des années 70/80 auraient un potentiel plus fort. Mais il ne faut pas oublier qu’entre temps il y a eu une restructuration capitaliste très conséquente à travers la globalisation, et la délocalisation qui va avec, l’automatisation, et aujourd’hui avec la digitalisation, qui précarisent et mettent les travailleur.es dans un rapport de concurrence plus accru qu’il y a 50 ans.
On parlait de défaites un peu plus haut, de celles que l’on voit chez les soulèvements, et peut-être pourrait-on en dire autant du mouvement retraite. Mais il nous semble que sur ce point, la différence est que la rhétorique de victoire des SdT vise à la conservation de leur organisation, à la préservation d’une image médiatique et d’une idée de crédibilité, et qu’il ne peut exister d’autres rhétoriques au sein de ces manifestations. Et si ce terme n’est pas à bannir de nos réflexions, il faut alors se demander ce qu’on nomme victoire, qu’est-ce qui nous fait bouger, et qu’est-ce qui perdure une fois la répression et les nuages de poussières, de débris et de lacrymogènes lentement retombés. Pour nous, ce que l’on garde du mouvement retraite et qui a motivé notre présence dans les manifs, c’est la possibilité d’un dépassement du cadre syndical dans un contexte de plans d’austérités où la retraite s’est caractérisée comme une dignité matérielle à remettre dans le champs de bataille de la rue. Certes dans sa globalité, le mouvement social n’a pas dépassé la revendication d’une retraite à 62 ans, parfois follement à 60 ans. La possibilité d’un bouleversement social ne s’est pas réellement élaborée comme horizon. Peut-être que l’époque déteint sur ce que l’on ose ou pas imaginer : ces dernières décennies on peut dire qu’une perspective révolutionnaire est dure à palper dans des mouvements qui n’imaginent pas vraiment une autre situation sociale.
Mais si l’horizon a peu débordé le cadre d’une revendication énoncée par les centrales syndicales pendant le dernier mouvement retraites, les tentatives et recherches d’autres voix autonomes ont été multiples et pas que caractérisées par l’émeute. On a vu apparaître des occupations de facs dans plusieurs villes permettant d’avoir des lieux d’organisations, de partage de pratiques et de savoirs, de sociabilité, en somme de vraies caisses de résonances à des revendications plus larges autour de la question du travail, de nos conditions d’existence, nos précarités et nos galères, mais aussi autour de ce qui était recherché comme finalité plus lointaine que le simple slogan de retraite à 60 ans, et comment y arriver. On a aussi vu, à Lyon par exemple, des assemblées proposer ses propres manifs, et perdurer au delà du mouvement. Il faut reconnaître que ces initiatives sont restées minoritaires au sein du mouvement, se concentrant sur le retrait de la réforme, voire pour ce qui est des centrales syndicales, à une simple conquête de l’opinion public en vue de l’augmentation de leurs adhérents. Mais dans ce qui était minoritaire, des solidarités ont émergé et sont restées. Et des discussions et des pratiques, il en a parfois émané des positions. Il est resté des choses qui nous tiennent à cœur, et peut-être que c’est justement parce qu’elles nous importent et qu’on savait qu’on faisait ça pas simplement pour répondre à un mouvement mais parce qu’il y avait une possibilité à un moment donné de faire davantage corps collectivement qu’on y a trouvé de la force et de la joie et qu’on ne l’a pas pleinement vécu comme une défaite. Car pour parler de victoire ou de défaite, on ne peut pas se référer à un absolu, une façon dont se passent les choses qui seraient fondamentalement une réussite ou non, il faut, à plusieurs, se poser la question de ce que l’on cherche et ce que l’on veut atteindre.
Une autre voix a donc pu exister, comme nous en a donné l’exemple du mouvement des GJ tel qu’on a pu le vivre, mais cette voix s’est perdue dans la répression et la recomposition des mouvements suivants par les organisations de gauche, sabordant l’héritage récent. Aujourd’hui, on constate une omniprésence des soulèvements de la terre comme organisation centralisant nivelant les luttes locales et imposant, à grand coup de spectacle marketing, un discours écologique se départant de l’analyse de conditions matérielles. Mais cette dépendance n’est pas nouvelle, et elle peut donc être réfléchie. Par des assemblées qui partent de ce qui nous touche politiquement, en écrivant nos propres textes ou au moins en essayant de créer d’autres moments pour se départir d’une stratégie politique hégémonique, et en ne déléguant pas l’antirep et le récit de ce dans quoi on s’engage. L’enjeu est donc de faire exister une position autonome lorsque celle-ci est récupérée pour son esthétique et ses pratiques. De créer du lien dans nos propres espaces là où la centralité des SdT s’impose même dans le besoin de sociabilité. De s’essayer à un imaginaire et prendre acte de ses conséquences lorsque la radicalité n’est utilisée que comme composante d’une pression en vue d’un dialogue avec l’état.