C’était dans l’air
Le festival d’Aurillac n’est pas tout à fait un festival comme les autres. C’est un moment au cours duquel se retrouvent de nombreuses troupes, compagnies pour pratiquer l’art de rue. Le public, multiple, assiste aux représentations qui prennent place tantôt sur une gigantesque feuille de papier à musique, tantôt spontanément, entre les lignes de portée. Spectateur-ices et artistes qui se rassemblent aux coins des rues forment un joyeux bordel propre à l’identité de ce festival.
Pourtant cette année, vigiles, grilles et militaires lourdement armés quadrillaient la ville et nous accueillaient par des fouilles et des palpations choisies. Les raisons invoquées pour ce dispositif ? Nous protéger du terrorisme.
Ainsi, entrer dans le festival avec alcool, verres ou objets coupant était interdit. Mesures hypocrites, quand il était tout à fait possible de se procurer ces choses légalement, mais à un prix plus élevé, dans l’enceinte de la ville.
Par ailleurs, du fait des allées et venues inhérentes à un festival d’art de rue, les contrôles pouvaient se produire une dizaine de fois dans la même journée. Ceux-ci ont fait régner sur le festival une ambiance oppressante et réduisaient de fait la possibilité des rencontres et représentations spontanées.
Par ces dispositifs militaires visibles, les politiques prétendent prendre des mesures anti-terroristes, alors qu’il est évident qu’ils n’ont pu / ne peuvent déjouer une attaque terroriste organisée. Ces mesures visent donc plus à créer une illusion de sécurité pour la population qu’une protection réelle. Elles dissimulent derrière une pseudo nécessité sécuritaire un virage politique inquiétant : récupération économique d’un festival culturel au profit des commerces du centre ; exclusion silencieuse des festivalières-ers gênés par la présence policière et accaparement du festival par les personnes les plus soumises à l’autorité ; abandon de la mixité sociale et de la diversité culturelle au profit d’une normalisation du public.
Ce virage ouvre la porte à une banalisation du contrôle policier de l’espace public. A quelles pratiques répressives serons-nous confronté.e.s demain ?
Mettre en place un tel dispositif a un coût (240 000 euros pour Aurillac) – inaccessible pour certains évènements – et empiète sur des dépenses plus bénéfiques culturellement parlant.
Le frein, voire l’impossibilité pour de tels espaces de convivialité d’émerger, constitue tout autant d’occasions en moins de se rencontrer dans l’espace public et de l’investir. Les moments de vie partagés ont tendance à se borner au domicile et lieu de travail, relativement sécurisés et/ou surveillés, étendant le repli sur soi pour une grande partie de la population. L’espace public de son côté, perd de son vivant. La méfiance et la xénophobie se renforcent par la militarisation des espaces communs.
Ça s’organise...
Le festival cette année est donc sous le choc d’un dispositif sécuritaire jamais vu. Tout le monde en parle, c’est dans l’air, jusque dans nos tripes : il faut faire quelque chose. Chaque fouille, chaque barrière mentale et métallique individualise le malaise et renforce le sentiment d’impuissance. Il faut enrayer la machine à isoler par une action collective, redevenir fort.e.s et faire tomber ces grilles, d’une façon ou d’une autre.
Une proposition est lancée, comme la simple nécessité de formuler un refus. D’abord à quelques un.e.s, puis le bouche à oreille prend le relais. Elle se propage en différents points du festival : « Réunion demain (jeudi), 16h, pour s’organiser contre la mise en cage du festival ». Pour comprendre la facilité avec laquelle le mot a circulé d’un bout à l’autre d’Aurillac, il faut imaginer les milliers de personnes partageant la même colère, les mêmes angoisses et la même paranoïa causé par l’état d’urgence. Tou.te.s celleux qui ne peuvent pas faire la fête sous surveillance ; tou.te.s celleux qui pestent aux checkpoints, qui lancent des regards assassins aux seules personnes armées, celles costumés d’uniformes ; tou.te.s celleux exaspéré.e.s par les barrières et les agents de sécurité. Ce sont autant de personnes qui se reconnaissent dans l’idée qu’on ne les dresse pas, qui se souviennent des luttes passées. Comme celle de 2014, quand la mairie d’Aurillac fut occupée et où fut déclarée la Commune Libre d’Aurillac, si courte fut-elle. Mais il y a encore, plus récemment, les liens tissés par le mouvement contre la loi travail et son monde. Des visages que l’on retrouve, aux côtés desquels on s’est battu pour défendre certaines idées de la liberté, contre la banalisation de l’état d’urgence, outil indispensable à la répression de masse.
Ce sont beaucoup de ces visages qui se retrouvent à la réunion de préparation ce jeudi et beaucoup d’autres, galvanisés par l’idée d’une action collective. Des propositions émergent et rapidement, tout le monde s’accorde sur la volonté que l’action soit inclusive, qu’elle rassemble le plus grand nombre de personnes afin de permettre une composition des différents modes d’action et d’obédiences politiques. Ce sera un refus collectif de fouille, le lendemain 18h, au checkpoint principal, rue des Carmes. Le but est de cristalliser le raz-le-bol général, interroger celleux qui acceptent l’encagement du festival, piquer les résigné.e.s, redonner le goût de la lutte, diffuser une énergie libératrice dans les rues du festival.
Dès la fin de ce premier rencard, l’appel à se retrouver le lendemain est lancé. Un certain nombre de compagnies se prête au jeu et annonce le rendez-vous à la fin de leurs spectacles. Les festivaliers-ères sont de plus en plus au courant, mais le nombre de promesses de participation reste en-dessous de nos espérances : un T-shirt avec comme inscription « Révolution » dans un A de « Anarchie » se dit être en vacances, et puis « les fouilles ça n’est pas si grave », une foule criant « tous ensemble, tous ensemble, mutinerie » lors d’un spectacle reste extérieure à la mobilisation en cours… Le décalage entre le discours, l’image de nombreuses-x festivaliers-ères et leurs actes pose question. Heureusement, à la posture « je m’en balance, c’est les vacances », certaines personnes opposent une posture responsable et festive. Certaines se lancent dans des rallyes compagnies, multipliant tout à la fois les relais à l’appel et les rencontres d’artistes engagé.e.s. D’autres s’essayent à du théâtre de l’invisible, faisait de la mobilisation un spectacle. Peinture, blagues, rencontres, toute proportion gardée, l’énergie investie dans cet appel, nourri le festival de couleur et de bonne humeur. L’heure de l’action approche. Un tract est rédigé afin d’en expliquer le démarche. Il sera au rendez-vous à 18h.
L’action.
17h45 : Zone libre, Place des Carmes, accès ouest, devant le checkpoint
Assez rapidement, un attroupement de festivalières-ers se forment, des tracts circulent, l’atmosphère se charge d’un parfum nouveau. Des deux côtés des barrières, en zone libre et à l’intérieur des grilles, les slogans fusent. Les festivalières-ers commencent alors à refuser massivement les contrôles. Avec de plus en plus d’assurance, les slogans rebondissent d’un côté à l’autre des barrières. « Aurillac ne tient pas en cage ! » Bientôt les vigiles sont dépassés et doivent quitter les lieux. Les manifestant-e-s parviennent à force d’acharnement à écarter les barrières mobiles et la foule finit par se rejoindre, plus de zone libre et de zone « protégée », plus d’intérieur et d’extérieur. Les autres grilles fixées sont secouées et cèdent pour certaines. C’est au beau milieu de cette liesse populaire que les forces de l’ordre surgissent. Les gendarmes se déploient alors sur la place. Ils repoussent les manifestant-e-s afin de protéger les restes fumant du checkpoint. Ils mettent ainsi en œuvre la technique dite de la « cage vide ». Les festivalières-ers leur font rapidement et joyeusement savoir que leur présence (et même leur existence) n’est pas souhaitée, ils sont invités à se retirer dans les plus brefs délais. L’insistance des manifestant-e-s fait reculer les gendarmes. Les quelques dizaines de casques brillants sous le soleil cantalien sont autant de cibles mobiles de tirs de projectiles en tout genre. Les uniformes s’amassent tous à l’entrée de la rue Jules Ferry, au nord de la place. Des dizaines de palets de gaz lacrymogène sont tirés. L’épaisse fumée blanche inonde bientôt la place. Pendant ce temps, les manifestant.e.s recyclent les grilles pour ériger une barricade devant la rue Jules Ferry, pour prévenir une éventuelle charge policière. Au milieu de la fumée blanche, une timide fumée noire s’élève d’une poubelle. Simultanément, en haut de la place, à l’entrée de la rue des Carmes, une pratique ingénieuse se répand comme une traînée de poudre : la ventilation. Toujours dans la réutilisation du mobilier disponible, les festivalières-ers agitent les nombreux cartons des affiches des spectacles du festival pour évacuer le gaz lacrymogène. Fleurissent alors des tags comme « Une seule solution : la ventilation » ou encore « Le plus bel art de rue c’est l’émeute. Pastille [1] 1312 ». En amont dans la rue de Carmes, des débats s’engagent entre riverain.e.s, les festivalières-ers, les commerçant-e-s. Rue Jules Ferry, le retrait des troupes sonne la fin des contrôles et la libération du festival, au moins pour cette nuit.
Conséquences
Le soir même, Aurillac est libérée ! L’atmosphère dans les rues est sensiblement changée. La libre circulation des corps ouvre la voie à plus de simplicité dans les échanges, l’atmosphère est plus joyeuse, les énergies apaisées. Les vigiles, tout autour de la ville, tiennent les poteaux. On entre enfin de nouveau dans le festival comme dans un vrai festival, avec notre sac à dos sur le dos.
Les grilles de l’entrée des Carmes ont été entièrement retirées, les discussion et les débats prennent le relais dans toute la ville.
Mais combien de personnes censurent encore ce qu’elles ressentent soit parce qu’elles craignent d’assumer les conséquences directes de l’action, soit parce qu’elles sont isolées, soit encore qu’elles ignorent leur propre capacité à s’organiser collectivement ? Combien de personnes refusent de telles réponses parce qu’elles sont l’expression trop direct de ce que tout le monde ressent ? Assumer ses idées et d’abord ses sentiments est un préalable à la possibilité de faire, à l’esquisse d’une fin d’impuissance sur toute chose. C’est là que se dissipent les préjugés et la réaction.
Concrètement, Aurillac s’est repolitisée. Ce n’est plus uniquement un espace de consommation d’arts de rue au visage bigarré, ou de rébellion folklorique comme le signifie très directement l’affiche officielle du festival sur laquelle ironiquement il est écrit « festival de lutte ». Et dont le directeur, quand les grilles tombent, déclare dans la Montagne, « je suis triste et en colère… » Un acte, donc, n’est pas souhaitable ; seules les déclarations d’intentions sont recevables. Celles qui n’engagent pas, qui n’ont pas d’impact sur la tranquillité des affects : « On est en vacances, on va pas faire une manif. De toute façon, on n’y peut rien. »
C’est aussi là que se joue la guerre des mots. Le tract distribué lors du rassemblement propose une lecture de l’opposition au système sécuritaire imposé. Ce tract est l’unique relais avec les personnes qui n’ont pas eu écho de l’invitation ou n’ayant pas prit part à des débats qui pouvaient se dérouler partout. Et c’est aussi le seul appuie possible pour les journalistes. On peut d’ailleurs voir que toutes les interventions en citent un extrait. L’aspect politique est compliqué à évincer, on pèse de façon beaucoup plus significative avec des mots, on humanise, on politise l’acte, on rend justice à son intelligibilité, ce n’est pas une justification, c’est une explication, un partage.
Tout le restant du festival, artistes, publics, commerçants, vigiles, tout le monde parle de cette action. Beaucoup regrettent l’usage de la force, reconnaissent néanmoins le bienfait de l’action. Celleux qui en critiquent les moyens sont pourtant toujours dans l’incapacité de concevoir et proposer une alternative à ce mode d’action pour arriver au même point. La fédération nationale des arts de la rue propose des discussions le soir même et le lendemain matin.
Vendredi, après 19h, libre circulation pour toutes, mais sans bus. Comme une punition, les lignes qui conduisent aux différents sites sont annulés alors que rien ne les empêche de rouler.
Depuis la veille, une rumeur annonce le retour des vigiles à 9h le lendemain matin. La réorganisation du dispositif de sécurité armée/police/milice prend plus de temps à se mettre en place puisque ce n’est pas avant 12h que des grilles sont réinstallées pour conduire à des fouilles qui cette fois s’effectueront au corps de façon systématique. L’entrée d’alcool n’est plus saisie mais les couteaux ne passent plus les barrages. Il est pourtant possible d’en acheter à l’armurerie en plein centre ville.
Les effectifs des vigiles seront augmentés, les tours de voitures intensifiés.
Sans originalité, la répression judiciaire a pris la suite de la répression policière. Les 3 interpellations du jour même n’ayant pas contenté les autorités, lundi 22 août au matin, deux mineurs ont été placés en garde à vue. Ils seront relâchés le soir, l’un d’eux assorti d’un contrôle judiciaire. Au-delà de la simple répression visant à décourager ce genre d’initiative émancipatrice, le maire d’Aurillac a clairement exprimé une volonté de chercher des coupables à condamner sur la place médiatique en décidant de « porter plainte contre toutes les personnes qui seront interpellées dans le cadre des violences faites au cours du festival » (d’après france 3 Auvergne). La focale comme toujours porte sur ces « vilains garnements » qui ne connaissent que la violence et la destruction, dépolitisant complètement les événements et éloignant l’attention des élus et autre préfet responsables de la transformation du festival en carcan sécuritaire.
Cependant, au milieu de ce dispositif inédit, les murs de la villes arborent encore les couleurs de la veille. Aurillac repeinte interpelle le quidam le long des rues : « À force de rentrer dans le moule, tu ressembles à une tarte. »