Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, pas mal de débats, voire de disputes, ont éclaté entre individus et composantes idéologiques de ce que les médias désignent généralement comme l’ « ultra-gauche » [1]. Suite à l’acte VIII et la polémique nationale autour de la cagnotte en soutien au « boxeur de CRS », plusieurs textes parus ces derniers jours sur PLI et le texte de l’AFA NP2C (et partagé tel quel par l’AFA Paris-Banlieue) en réponse aux critiques qui lui sont adressées ont relancé les accrochages. Notons qu’en l’absence d’assemblées générales régulières (qu’on considère cela comme positif ou négatif), les échanges se font surtout sur les réseaux sociaux.
Ce qui a gêné, d’emblée, c’est la glorification de l’acte en lui-même, sans chercher à comprendre quelles étaient les motivations de l’auteur. Cela a largement continué dans l’imaginaire des tags posés hier (acte IX), qui reprenaient allègrement le mythe du « héros » casseur de poulets, parfois jusqu’à la dérision memique. Soyons honnêtes, la plupart d’entre nous baignons plus ou moins dans le culture dite « riot porn ». La police est chargée de protéger l’ordre présent du monde, et nous voulons le défaire. Nos forces sont réduites, alors que l’exploitation salariale, les dominations sexiste, raciste, spéciste, validiste, hétéro (etc.) sont banales, parce qu’institutionnalisées et surtout profondément ancrées dans les moeurs. Le fascisme gagne du terrain chaque jour, alors que la planète commence à cramer sérieusement. Le désespoir est de mise pour toute personne un peu lucide devant la situation. Alors voir des flics qui prennent cher, il est certain que ça apaise au premier abord.
Mais la fascination qu’exerce la violence spectaculaire sur les militant.e.s pose ici problème. Ce n’est pas la violence d’une action qui détermine sa radicalité. Ca a été répété pas mal de fois, « tout ce qui bouge n’est pas rouge », qu’on aime cette couleur, qu’on lui préfère le noir ou qu’on mélange les deux. Dès le début du mouvement, des groupes de « l’ultra-droite » sont justement venus faire le coup de poing dans les manifs. A Paris, on a pu voir les Zouaves, les royalistes, d’autres nationalistes et ex-gudards dans la mélée, à exécuter les gestes qu’on réservait, à tord, à « l’ultragauche ». Le sens que les personnes donnent à leurs actes prime, avant le degré de violence employée. La preuve, c’est que les Zouaves ce sont aussi fendu d’un soutien au boxeur, avec un « patate de forrain » (chanson du rappeur Seth Gueko) qu’on retrouvera aussi sur une banderole d’un cortège de tête hier.
C’est un problème de fond, qui fait débat depuis le début du mouvement. La radicalité des actes posés, semaine après semaine, suscite a minima la curiosité, et pour certain.e.s l’admiration. Pourtant, le répertoire d’action de la « révolte » constitue un ensemble de moyens et pas une fin en soi. Ainsi, le « Black Block » n’est pas une identité militante mais une tactique, plus ou moins pertinente selon le contexte. Elle peut même être adoptée par des salauds. Il y a un paquet d’émeutes nationalistes tous les jours sur cette planète, de sabotages anti-gouvernementaux visant in fine à prédation accrue du vivant, et de l’action armée pratiquée par des ordures. Ce n’est pas parce que des émeutes visent les gouvernements en place qu’elles portent en germe « l’Anarchie » ou la fin d’une domination.
La glorification sans distance critique de ces quelques patates, c’est aussi l’invisibilisation de tout un tas de gestes posés le même jour, mais par d’autres personnes qu’un grand mec blanc, jeune et ancien professionnel de boxe. En exaltant ce geste particulier plutôt que n’importe quel autre (on pourrait penser aux street médics, aux cantines, à l’anti-répression), on participe à la réhabilitation du geste viril, du héros, si ce n’est du super héros (par exemple voir l’article « Hommage à Christophe Dettinger » sur Lundi Matin, ou l’article « Soyons tou.te.s des boxeurs chariot élévateur ! » sur Paris Luttes Infos. Il ne s’agit pas de condamner la violence émeutière en soi, qui est saine, mais la focalisation sur un type de geste, sur un mode de confrontation.
Pour ce qui est des motivations de l’auteur, plusieurs personnes ont sorti des éléments parlants venus de son compte facebook. On y trouve du Mario-Maréchal Le Pen, des lardons du couscous, le drapeau national, mais aussi Le Média et les Insoumis. Bien que certain.e.s ait relevé les seconds pour amoindrir les premiers, à mon sens cela ne laisse justement aucun doute sur sa structure idéologique. Ca fait maintenant pas mal de temps que les Insoumis.e.s et leurs affidé.e.s glorifient le « peuple » et la « France », à grands renforts de drapeaux bleus-blancs-rouges et de Marseillaises.
Sauf que le « peuple » et la « France » sont des mythes, ils n’existent que par les récits auxquels chacun.e veut, ou ne veut pas, adhérer. La « France » s’est construite par victoires militaires et a produit du consentement par embrigadements successifs, s’appuyant l’éducation nationale, les mythes nationaux (dont la Révolution de 1789), les équipes nationales sportives, etc. Elle a écrasé pour cela un certain nombre de cultures locales et régionales (le propos n’est pas ici de défendre celles-ci) et de résistances individuelles et collectives. Elle est une projection mentale, qui diffère d’individu à individu. La France selon Zemmour n’est pas la France de l’AFA NP2C, pourtant tous deux utilisent le même référent linguistique. Et c’est bien ça qui est porteur de confusion, et donc dangereux.
Le « peuple » est aussi une projection (et non pas une entité matériellement définie), qui diffèrent selon les opinions politiques, et qui sert surtout à inclure idéologiquement et matériellement les personnes qui répondent à la définition qu’on donne de la « France ». Il n’existe pas de « peuple » pour la bonne raison qu’il n’existe pas d’intérêt commun à toutes les personnes qu’on pense inclure dedans. Les bourgeois n’ont pas les mêmes désirs politiques que les prolétaires. Les femmes que les hommes. Les personnes racisées et les personnes perçues comme blanche, etc. Il y a des antagonismes que la civilisation nous lègue et qu’aucune idéologie ne peut gommer d’un coup de crayon (elle n’ont même pas réussi au 20è siècle malgré de nombreuses mises à mort de masse pour construire des sociétés « parfaites »).
Si l’objectif est d’en finir avec l’autorité, alors il faut admettre qu’il n’y aura pas UN conflit décisif mais une conflictualité permanente à entretenir pour permettre l’auto-émancipation de chacun.e en fonction des dominations qu’iels subit. L’hypothèse, encore si lointaine, d’une fin de la domination salariale et des injustices économiques ne suffirait pas à résoudre l’ensemble des problèmes liés à l’autorité. C’est pour cela que les mythes de la « France », du « peuple » et du « Grand Soir » (aujourd’hui remplacé par un messianisme révolutionnaire régénéré) sonnent à l’oreille comme des rappels à l’ordre. N’oublions pas que seules l’auto-organisation des concerné.e.s, les pratiques de non-mixité et la conflictualité permanente permettront, à terme, d’endiguer les multiples facettes de l’autorité.
Que disent celleux qui soutiennent mordicus la cagnotte du boxeur ? Que certes il est « confus », mais qu’au fond il représente ce bon vieux « peuple » qui se soulève. On a de sérieux doutes sur ce qu’il pense de l’immigration, mais bon. On voit bien qu’il est pas vraiment fan de l’islam, mais bon. On constate que sa vision du « peuple » et de la « France » est sujette à caution, mais bon. Cela a déjà été dit, ce n’est pas parce qu’une personne n’a pas les « codes » des militants de gauche ou du cortège de tête qu’elle n’est pas politisée. Le boxeur n’est pas confus. Du moins pas autant que celleux qui le défendent avec force tout en se disant antifascistes. Celleux qui soutiennent sans réserve le boxeur et sa cagnotte assument de fait une hiérarchisation des luttes qui est assez classique. Les gestes virils comptent plus en eux-mêmes que l’auto-émancipation des personnes qui subissent des dominations.
On a beau dire que les Gilets Jaunes c’est du jamais-vu, ou un bégaiement de l’histoire glorieuse de la Révolution, on peut tout autant pérorer sur le conformisme des demandes émanant globalement du mouvement. On demande de la justice sociale mais pas la fin du salariat. On demande la baisse des prix mais pas la fin des marchandises. On demande la revitalisation de la démocratie représentative mais pas la fin de la délégation. On demande l’arrêt des violences policières mais pas l’abolition de la police. On demande sans cesse, en remettant rarement en cause l’autorité elle-même, qu’elle viennent des institutions, de la « politique » et/ou des forces de l’ordre. Il ne s’agit pas d’être méprisant ou défaitiste. Actons simplement que celleux qui veulent détruire l’économie et l’Etat sont largement minoritaires, comme depuis toujours.
« Si on attend que tout le monde lise l’intégrale des théoriciens critiques ou devienne un militant parfaitement safe et woke rien ne se passera jamais ». « Quel petit bourgeois a écrit cette merde ? Les révolutions sont impures par définition ». En fait on s’en fout que les gens soient parfaitement « safe » et « woke ». Il y aura toujours des crevures et le monde ne sera jamais parfait. Simplement ça fait longtemps que y’a des « Révolutions » ou des révoltes conséquentes : 1789, 1792-93, 1830, 1848, 1870-1, 1936, 1968. Pour autant le triomphe de la civilisation est toujours plus pesant sur le reste du vivant. Et ces épisodes révolutionnaires ont conduit à des nouveaux rapports de force salariaux entre « bourgeoisie » et « prolétariat », sans jamais changer radicalement la situation des personnes racisées, des LGBT, des femmes, des handi, etc.
L’accusation de « mépris social »(celle qui veut que les militant.e.s critiques d’une participation sans réserve soient des bourgeois.e.s et celleux en faveur de celle-ci des prolos) a été explicitée dans le texte de l’AFA NP2C (dans le style de la maison, après les « pas besoin d’avoir un uniforme pour enculer ta dinde fils de pute » et autres « ta grand mère toi » en réponse aux critique sur Twitter) ou dans des positions venues d’autres chapelles. S’agit-il vraiment de ça ? Des dominants qui s’arriment à leurs acquis contre des dominé.e.s ? Vous y croyez vraiment vous-mêmes ? Encore récemment des rapprochements ont été faits par des militant.e.s « déters » sur la proximité entre les Gilets Jaunes et le conflit à Maidan en Ukraine. C’est intéressant puisque Lundi Matin avait justement publié au début du mouvement un article narrant le déroulé de la révolte, et la victoire de l’extrême-droite malgré la participation plus qu’active des anarchistes. Alors voir des personnes qui relayaient cette histoire défendre un boxeur à tout le moins nationaliste et islamophobe, ça prêt à sourire… jaune.
Ce sont les personnes qui s’en prennent déjà plein la gueule qui ont le plus à perdre avec l’arrivée d’une puissance authentiquement fasciste au pouvoir. Les mêmes que les groupes qui se définissent avant tout par l’antifascisme et qui défendent le boxeur disent vouloir aider. Par exemple, l’AFA Paris-Banlieue a construit des ponts solides avec le comité Justice et Vérité Pour Adama, qui a participé à plusieurs « actes ». Je pense que quand on choisit cette étiquette il est important de garder une distance critique permanente vis-à-vis de ce qu’il se passe dans un mouvement, compte-tenu des risques. La Horde a fourni un gros travail de recensement de la présence d’extrême et d’ultra droite, des groupes antifas locaux ont essayé de virer les groupes présents dans leur ville. On ne peut qu’applaudir des deux mains.
Mais on ne peut pas dire que les antifas aient convaincu largement sur des pratiques à même de faire progresser les idées antifascistes dans le mouvement (qui est toujours très souverainiste, utilise massivement les symboles nationaux), ou même pour virer les groupes d’extrême et d’ultra-droite qui y sont souvent à l’aise (sauf à Bordeaux récemment et dans d’autres villes, bravo aux copain.e.s). Hier encore, personne n’a pu arrêter les quenelles et faire chuter les drapeaux royalistes à Paris. « Des Marseillaises, des quenelles, des « Macron on t’encule » » concède même le texte enthousiaste « Acte IX : du piège à l’explosion » paru sur PLI, même si on ne peut résumer la mobilisation d’hier à ça.
Ainsi, le texte « Pourquoi sommes-nous si seul.es aux manifs de Gilets Jaunes ? » paru sur PLI cette semaine constatait l’absence de la gauche radicale dans toute sa diversité. Et quelques lignes plus bas, « Nous avons pu entendre des remarques racistes qui n’étaient pas contestées par les manifestants. Nous nous sommes là encore senti.es seul.es car nous n’avons pas vu de groupes progressistes qui s’organisaient, qui revendiquaient sur des bases de classes, qui ne réclamaient pas le RIC comme une fin en soi ». Bizarrement la corrélation entre les deux n’étaient pas relevée. Par contre, juste après voilà l’appel à des actions déterminées. « Quand sur la passerelle les gens peu organisés se faisaient démonter le crâne là ou une simple banderole renforcée ou un extincteur de peinture auraient fait l’affaire nous nous sommes encore senti.es seul.es. Bref tout ce qu’on a pu apporter au mouvement notamment durant la loi travail. Pourquoi ne pas l’apporter ici ? ». Je crois que la réponse saute aux yeux.
Comme la radicaté des actes ne se suffisent pas à elle-même, la participation ou la non-participation au mouvement ne se suffisent pas à elles-mêmes. La question serait plutôt : y participer pour y faire quoi ? ou ne pas y participer pour faire quoi à la place ? D’ailleurs on constate que les différentes « chapelles » de la gauche plus ou moins extra-parlementaire (appelisme, marxisme autonome, anarcho-syndicalisme, antifascistes, etc.) sont largement divisées sur cette question, entre elles et à l’intérieur, pour celleux qui se retrouvent dans une de ces identités politiques.
Une chose est en tous cas partagée par tou.te.s, les Gilets Jaunes forment un mouvement confus, bien que ses participant.e.s ne le soient pas nécessairement (quelque soit le bord). Cela veut dire que la situation reste ouverte, mais aussi qu’elle est risquée. Bien sûr le rapport à la violence change mais est-ce que nos idées gagnent vraiment du terrain ? Et maintenant que le mouvement dure depuis deux mois, quelles sont nos priorités ?
Parce que c’est aussi la question que posait le soutien à la cagnotte. Le mouvement est soumis à une répression très dure (pour une « démocratie libérale » j’entends), pourtant on entend bien plus d’appels à foutre le « zbeul » qu’à créer des structures de défense collective ou de soutien médical. Quand certain.e.s partagent sans relâche la cagnotte du boxeur déjà forte de dizaines de milliers d’euros, moquant les craintes des autres militant.e.s déters, les caisses antirep restent pour la plupart toujours à sec. Je trouve ça malsain d’appeler en permanence à l’émeute sans mettre autant d’effort dans l’entraide avec celleux qui nous y rejoignent. C’est ce qui était reproché en 2016 à certains courants, on y est encore. On pourrait aussi parler des caisses de grèves peu remplies, par exemple de celles qui concernent des femmes racisées comme encore tout récemment, et qui ont eu bien moins de succès que celle de ce boxeur blanc aux opinions plus que douteuses.
L’époque est à la confusion, et celle-ci gagne apparemment du terrain. C’est d’autant plus malheureux qu’elle semble toucher des groupes « antifas » (AFA NP2C, AFÀ Paris-Banlieue, GALE), même si on peut espérer qu’il y a des débats en leur sein. L’enthousiasme béat pour des actes héroiques ou devant un mouvement pour le moins complexe est une position dangereuse, bien qu’elle soit le lot des avant-gardes révolutionnaires depuis fort longtemps. Les sensations que procurent l’affrontement ne méritent pas qu’on mette son esprit critique en veille ou qu’on cède aux sirènes de la my(s)thification républicaine.
Pour rappel, quelques jours après la toute première manif du mouvement un groupe « antifa » s’était auto-dissolu, constatant l’ « incompréhension du fascisme comme mouvement populaire » et appelant à agir sous les radars au cas où l’extrême-droite gagnerait du terrain avec le mouvement et parviendrait au pouvoir. Certains pensent qu’elle y est déjà. Personnellement je pense qu’on en est plus très loin et j’ai pas spécialement envie de pouvoir faire la comparaison d’ici quelques mois/années.
Alors soutien total aux copain.e.s qui se mettent en jeu pour faire reculer les dominations et l’autorité en participant au mouvement. Il est aussi possible que la « révolte » change les rapports sociaux et fasse évoluer la situation présente vers nos horizons. Mais que personne n’oublie que si la période appelle à l’engagement, elle appelle tout autant à la prudence dans qui on choisit de soutenir et dans quelles sont nos priorités.