Dimanche, derrière mon bar, soudain, des clameurs, des cris de joie ! Des embrassades. On entend « on a gagné ! ». Je tourne la tête vers l’écran. Hébété, je ne comprends pas. Trois blocs de tailles presque identiques. Une alliance de gauche presque inespérée, qui arrive à peine à plus d’un tiers des sièges, malgré les désistements contre nature des macronistes. Une majorité absolue qui s’annonce impossible à atteindre sans une alliance avec elleux.
On a gagné quoi ? Oui, c’est un soulagement, le RN ne gouvernera pas. Mais on le savait déjà, du moment que les désistements de la gauche et des macronistes d’Ensemble se sont faits massivement. L’inverse aurait été une grande surprise. C’est un soulagement, on l’a échappé belle suite à l’inconséquence d’un président fou, imbu de lui-même et de pouvoir.
Ne soyons pas dupes. Démocratiquement, électoralement parlant, le RN devrait gouverner. C’est la réalité de la France aujourd’hui. Oui, on peut le reprocher à la majorité actuelle et au PS hier, qui ont fascisé les débats, pris des positions, entrepris des politiques xénophobes et islamophobes, autocratiques et sécuritaristes, mis en place un État répressif, laissé la police et les médias dans les mains de l’extrême-droite. Oui, on peut expliquer ce vote RN par des situations socio-économiques précaires et le mépris de classe des dirigeants récents. Mais nous ne pouvons oublier que nous sommes souvent en décalage, depuis nos centre-villes, avec les réalités culturelles et socio-économiques des campagnes, des zones péri-urbaines et désindustrialisées. Nous y vivons peu, nous y sommes peu implantées, nous n’y construisons que peu de relais. Idéologiquement, politiquement, nous n’avons rien gagné. En 2012, le PS seul avait la majorité absolue au Parlement. L’ensemble de la gauche en a à peine un tiers aujourd’hui. La France vote plus à droite que jamais. Nous avons un répit, en aucun cas une victoire. Ce qui s’est passé dimanche dernier, c’est l’illustration de la victoire idéologique et culturelle de la droite et de l’extrême-droite.
Alors, morose, je subis ma soirée et la joie des camarades engagées dans cette campagne législative. Je comprends leur joie et leur soulagement, iels se sont données pour éviter le désastre. Merci et bravo à elleux. Mais je suis en décalage. Moi, je ne veux rien fêter. L’heure est grave, les risques plus grands que jamais. Dans l’immédiat comme dans le futur.
Dans l’immédiat.
La « victoire » de la gauche n’en est pas une. Certes, la coalition hétéroclite du NFP arrive première en nombre de sièges. C’est une victoire dans les circonstances actuelles, car c’est inespéré. On peut s’en réjouir, et cela donne une certaine position de force. Cependant, ce n’est pas une victoire sur les plans institutionnel et politique. Comme certaines ont voté Macron en 2022 et beaucoup ont voté Ensemble (voire LR) dimanche dernier en se pinçant le nez, beaucoup d’électeurices d’Ensemble ont voté NFP (y compris LFI) en faisant de même. L’arrivée en tête est permise par le barrage, non par l’adhésion. Si les profonds différends politiques et idéologiques entre macronistes et NFP avaient été respectés et que les triangulaires avaient eu lieu, le RN serait en position de gouverner.
Ainsi, nous devons être constants dans notre appréciation du fait démocratique. De la même manière que nous avons considéré que l’élection de Macron permise par le barrage ne lui donnait pas la légitimité nécessaire pour appliquer son programme aveuglément, de la même manière que nous avons critiqué l’absence de vote de confiance au lendemain des législatives de 2022 et la mise en place d’un gouvernement minoritaire qui gouverne en force, nous devons considérer que l’arrivée en tête du NFP n’est pas représentative et n’est pas un passe droit pour gouverner en force. Ce serait renoncer aux valeurs de la gauche et envoyer encore plus de discrédit sur les institutions. Nous devons nous tenir aux mêmes standards que ceux que nous exigeons – avec souvent une parole moralisatrice – au risque de discréditer la parole de la gauche elle-même et d’envoyer encore plus d’électeurs vers le RN. Ainsi, la position « tout le programme, rien que le programme » tenue par Mélenchon le soir du résultat est stupide et dangereuse. Il défend avec LFI la VIe République. Bien, nous sommes dans les circonstances actuelles dans un retour du parlementarisme suite à cette dissolution. Nous devons donc faire comme les belges et les allemands : parlementer pour gouverner le pays, en fonction des rapports de force. Autrement, aux chiottes les discours sur la VIe République, le parlementarisme et la proportionnelle – qui aurait vu le RN l’emporter largement, au passage. Deux positions sont tenables : la recherche de compromis pour trouver une majorité sur un programme ancré à gauche, ou le refus du compromis et l’acceptation de ne pas faire partie d’un gouvernement. L’exigence de mise en œuvre d’un programme sans majorité absolue et sans légitimité forte est très dangereuse. La gauche n’a pas gagné ces élections.
Par ailleurs, les électeurices LR, Ensemble, RN, notamment des classes populaires, ne sont pas prêtes à toutes les mesures sociétales que nous souhaitons. Soyons intransigeantes sur nos valeurs, mais sachons écouter les différences, et concentrer les efforts et les discours sur les parties les plus acceptables du programme, notamment sur les questions socio-économiques, car c’est d’abord là que nous pourrons faire progresser nos idées. Ainsi, l’insistance sur le retour sur la réforme de la retraite (il faudrait revenir sur celle du chômage également) est plus stratégique. Sachons ce qui parle aux électeurices du RN que nous pouvons récupérer, qui ont basculé en partie parce que le mot gauche a été vidé de son sens de lutte sociale – merci le PS, merci Hollande et cie.
Regardons le blocage institutionnel de plus près. Une majorité absolue semble introuvable :
- Le NFP peut-il gouverner ? Pas sans Ensemble.
- Le RN peut-il gouverner ? Pas sans LR et Ensemble.
- Ensemble peut-il gouverner ? Pas sans rassembler à la fois LR et le PS.
Aucune de ces coalitions ne semble probable. Un gouvernement incluant le RN est le moins probable, suite au barrage républicain qui s’est fait lors des élections. Le gouvernement de centre-droit autour d’Ensemble nécessiterait que LR s’allie avec les macronistes, ce qui n’a déjà pas été possible en 2022, mais aussi avec le PS. Malgré une certaine proximité dans les politiques historiquement appliquées par ces partis, ils tiennent à se différencier, et ces grandes coalitions comme en Allemagne ne sont pas dans la culture majoritaire française. L’option de coalition de centre-gauche entre Ensemble et le NFP semble également improbable puisque cela ferait peser le risque sur LFI et Ensemble de dédire leur détestation mutuelle.
Cependant, un gouvernement minoritaire comme ceux établis depuis 2022 aurait beaucoup de mal à faire passer ses lois au vu de cette composition. Cela veut dire glaner environ une centaine de voix hors de ses rangs… Un gouvernement minoritaire de centre-droit serait celui qui aurait le plus de chances de s’en sortir, et le plus de marge de manœuvre avec des votes libéraux et xénophobes de l’extrême droite et des votes de la gauche sur les quelques lois de progrès sociétal – comme depuis 2022 en sorte. C’est un grand risque, un tel scenario pourrait permettre au RN de gouverner de facto avec Ensemble. Un gouvernement minoritaire de gauche serait lui obligé d’avoir cent voix macronistes ou de passer en force (49-3, décrets) pour faire passer des lois.
Dans l’immédiat, le scénario le plus probable demeure celui d’un blocage institutionnel qui s’ancre dans le temps, avec un gouvernement qui ne gère que les affaires courantes. Cela donnerait à la fois beaucoup de marge de manœuvre à Macron sur le plan international, et ferait selon toute probabilité monter le RN encore plus, puisque celui-ci s’en donnerait à cœur joie pour critiquer les institutions et proclamer que si on ne lui avait pas volé sa victoire le pays avancerait. Mais cela pourrait aussi mener vers plus d’autoritarisme. Contre l’esprit constitutionnel dont il a prouvé ne faire que peu de cas, Macron pourrait continuer de gouverner par la force. De plus, l’absence de solution évidente pour gouverner le pays fait peser le risque que l’alliance de gauche ne vole en éclats, elle qui est bien précaire...
Dans le futur, proche et lointain
Ainsi, nous n’avons rien gagné électoralement. Simplement permis que le RN ne l’emporte pas. Dans le futur proche, aucune configuration n’est réjouissante. Un gouvernement de coalition avec les macronistes voudrait dire faire beaucoup de compromis sociaux. Ce serait une grande perte et remettrait en question la crédibilité des critiques adressées à ce bloc politique. Mais c’est peut-être la moins pire des options.
Un gouvernement minoritaire de gauche (s’il est accepté par Macron…) devrait passer en force sur beaucoup de sujets pour mettre en œuvre sa politique et serait contraire aux critiques sur le respect des processus démocratiques qui sont faites depuis sept et surtout deux ans. Sur le long terme, ce serait une perte de crédibilité encore plus grande pour les partis de gauche, notamment pour LFI. Ce gouvernement minoritaire serait également constamment mis en danger par un déferlement continu d’insultes et de critiques du reste de la classe politique et médiatique, et ne pourrait probablement pas tenir assez longtemps pour espérer obtenir une adhésion populaire massive. Le risque de perte totale de crédibilité est loin d’être négligeable et un tel scénario pourrait réduire en cendres les structures actuelles de la gauche et la mettre hors jeu électoralement pendant un bon moment. D’aucunes pourraient se dire que c’est un passage obligé tant les partis actuels semblent nous mener dans l’impasse, mais je ne suis pas de celleux là, parce que cela réduirait trop nos forces dans un moment critique, et parce que nous ne savons jamais ce qui vient derrière. En Allemagne actuellement, le parti le plus à gauche (Die Linke) est en voie de disparition au profit d’un parti autant socialiste que raciste…
Troisième scénario, celui du gouvernement de centre-droit, sous l’égide d’Ensemble, signifierait que l’alliance de la gauche vole en éclats et que le PS retourne dans des bottes libérales, suite à quelques maigres concessions. Cela aurait le mérite d’une clarification supplémentaire entre sociaux-libéraux (PS) et sociaux-démocrates (LFI), mais adieu le bloc de gauche comme premier à l’Assemblée. Cela pourrait peut-être renforcer quelque peu les Verts et LFI en faisant pencher plus à gauche certaines électeurices du PS, dégoûtées une fois encore de son libéralisme. Cependant, cette majorité aurait la voie libre pour poursuivre les politiques libérales (et xénophobes si le PS y consentit) menées depuis des années. En prolongeant la situation actuelle, nous ne pouvons attendre aucun progrès politique et social d’un tel scénario.
Ne parlons pas du scénario du pire, celui d’un gouvernement de droite incluant le RN. Il semble heureusement bien improbable dans la mesure où le barrage républicain a été mis en place. Il n’est cependant pas impensable. Le scénario le plus probable reste celui du blocage. Dans la mesure où l’assemblée ne peut pas être dissoute à nouveau avant un an, il fait craindre plusieurs risques. Pour Macron, cela peut être une aubaine. Prenant sa position présidentielle, il pourrait continuer à gouverner de facto, tout en travaillant une stature « au-dessus de la mêlée », se défaussant de ses responsabilités. Deux craintes si cette situation dure. D’abord, l’arène politique devrait se crisper encore plus, avec une accentuation des invectives. Soit de nouvelles élections sont convoquées, avec le risque que le RN l’emporte encore plus massivement, grâce à sa position de victime du système et d’un complot visant à l’empêcher de gouverner. Un blocage sur le long terme devrait favoriser son discours. Soit Macron pourrait utiliser une situation de chaos politique pour déclarer un État d’urgence lui permettant de prendre les pleins pouvoirs de manière autoritaire et se positionner en sauveur du pays. N’écartons pas la possibilité de ce scénario. Nous avons vu depuis une dizaine d’années beaucoup de gardes-fous, de conventions protectrices d’un équilibre des pouvoirs, franchies sans hésitations notamment par Macron. Plonger le pays dans l’instabilité politique peut être un froid calcul cynique, par un personnage aussi imbu de pouvoir et de lui-même que fin stratège. En Tunisie, Kaïs Saïed a su prendre le pouvoir de cette manière. Cette dernière possibilité ouvre un vaste champs des possibles politiques. Si un tel pas est franchi, alors la voie est ouverte pour toutes formes d’autoritarismes, de tous les pans politiques. Et particulièrement de l’extrême droite, bien évidemment. Ce sont de nouvelles digues qui sauteraient. Une nouvelle fois, avec Macron, n’excluons pas cette possibilité.
Ainsi, le futur lointain sonne comme une montée d’un degré encore supérieur de l’autoritarisme, qu’il soit d’abord néolibéral (Macron), ou d’abord raciste (Le Pen). Dans tous les cas, ce n’est pas une victoire de la gauche que nous pouvons voir dans ce résultat, c’est un répit. Il n’y a rien à fêter, il y a à être soulagées, et à se préparer.
Jusque là, j’ai parlé comme un réformiste. Parce que cette séquence de dissolution a été un moment réformiste et il est important de le comprendre dans le cadre des institutions actuelles. Mais pour nous autres, anticapitalistes, autonomistes, anarchistes, décroissantes, qu’est-ce que ce moment signifie ? Pour nous qui voyons le programme de LFI pour ce qu’il est, un programme social-démocrate (au vrai sens du terme), qui vise à réguler le capitalisme et non à en sortir, qui croit à un gouvernement progressiste dans les institutions actuelles de la démocratie libérale. Pour nous qui ne sommes pas dupes sur le fait que le PS et des franges des Verts et du PC sont plus proches des néolibéraux que de LFI ? Pour nous qui sommes convaincus qu’un programme social-démocrate n’est pas durable car la logique du capitalisme est celle de l’exploitation des êtres humaines et des autres espèces, que la démocratie libérale est la structure de domination de la bourgeoisie capitaliste ? Nous qui pensons qu’en restant dans ce système nous ne pouvons lutter durablement contre la logique d’accaparement et de destruction de sa classe dominante ?
Pour nous, ce résultat est encore moins une victoire. Puisque nous ne croyons même pas au potentiel transformationnel du programme défendu par LFI nous ne pouvons nous croire au potentiel de la simple arrivée en tête d’une coalition sociale-démocrate teintée d’écologie.
Parce que nous comprenons que la décrédibilisation des institutions ne se fait pas à notre profit, mais à celui de l’autoritarisme voire du totalitarisme, du racisme et de la xénophobie.
Parce que nous comprenons la faiblesse de la diffusion de nos idées.
Parce que ce moment politique a encore plus joué sur les peurs et que ce n’est pas l’émotion politique sur laquelle nous pouvons compter pour mobiliser, pour transformer.
Parce que nous mesurons notre déconnexion des territoires.
Nous sommes bien sûr soulagées de voir que le RN n’accède pas au pouvoir et cette séquence offre des enseignements et des perspectives. En termes d’enseignements, le premier est que dans certains moments nous pouvons, voire nous devons soutenir les réformistes, et faire le jeu des institutions actuelles. Nombreuses sont celleux qui se sont engagées le temps de cette campagne éclair, car l’heure est grave et nous reconnaissons nos alliées, même s’iels sont de circonstance et si nous avons des différences de visions politiques. Ainsi nous pouvons mettre une valeur refuge dans ce système politique. Deuxièmement, nous voyons aussi toute l’importance de continuer à nous préparer à une montée de l’autoritarisme, à reprendre des réflexes de discrétion, car ce qui est présent est déjà choquant et que nous voyons ce qui vient. Troisièmement, la bataille culturelle fait rage, et nous ne sommes pas en position de force.
Pourtant, cela offre des perspectives. Ce résultat peut être vu comme un appel. Les institutions actuelles sont plus décrédibilisées que jamais. Il existe un espace que nous pouvons continuer à investir. Développons nos idées, nos alternatives, nos modèles de société, nos coopérations. Prenons des autonomies. Allons dialoguer avec toute l’intelligence des personnes qui peuvent voter RN par dépit. Allons dialoguer avec celleux qui ont produit le plus grand mouvement social et révolutionnaire de ces 50 dernières années. Échappons au mépris de classe individualiste que nous a imposé le néolibéralisme. Malgré la répression, continuons à nous investir dans les deux faces de nos combats : la lutte contre la destruction capitaliste et la création d’espaces qui échappent à sa logique. Et parlons-en avec un langage qui résonne dans le quotidien du grand nombre.