Avant-propos
J’utilise par défaut le genre féminin mais il va de soi que, sauf mention contraire, ce que j’écris s’applique tout autant aux femmes trans qu’aux hommes trans et aux personnes non-binaires.
Je préfère utiliser le mot sexe là où la plupart des gens utiliseraient genre, afin de lutter contre la réification du sexe comme un invariant biologique détaché de tout aspect social, souvent naïvement associée à la dichotomie sexe/genre (nature/culture). L’anatomie est aussi affectée par la société et il n’existe pas de corps naturel.
Par conséquent je parle indifféremment de transition ou de changement de sexe, changement de sexe ne désignant pas pour moi ni spécifiquement ni nécessairement des modifications anatomiques mais le processus d’altération volontaire de son appartenance (ou non-appartenance) à l’une ou l’autre des catégories de sexe, et toutes les méthodes qui peuvent y être associées (changement de prénom, de pronoms, d’habillement, travail vocal, prise d’hormones, opérations, changement de prénom et de sexe à l’état civil, etc).
Introduction
Une dangereuse idéologie transgenre menace la société : il serait possible d’être un homme ou une femme sans avoir été reconnue (« assignée ») comme telle à la naissance ! De plus en plus de jeunes, filles et garçons affirment être nées dans le mauvais corps. De dangereuses militantes queers affirment que les organes génitaux ne déterminent pas si leurs propriétaires sont des hommes ou des femmes. Que se passe-t-il ? Quel est ce phénomène nouveau ? Pourquoi les médias cherchent à normaliser le fait d’être trans ?
À cela je réponds : et pourquoi pas ? Pourquoi changer de sexe ne serait-il pas aussi anodin que changer de prénom ou changer de métier ? Pourquoi ne devrait-on pas apprendre aux enfants qu’il est normal de changer de sexe comme il est normal de ressentir de l’affection et de l’attirance pour des personnes du même sexe que soi ? Les cathos, les réacs, les transphobes nomment une telle éducation la « théorie du genre », « l’idéologie du genre » ou bien « l’idéologie transgenre ». Et si l’idéologie transgenre ce n’était pas précisément le contraire, c’est-à-dire faire de la transition une exception, une anomalie voire une maladie ?
A partir d’un bref résumé des origines médicales et juridiques de la transsexualité contemporaine, je montrerai dans ce texte comment s’est construite une conception du changement de sexe fondée sur la souffrance et la pathologisation, qui permet de concilier la réalité de la transition avec l’idéologie patriarcale de la différence des sexes. La transition est donnée pour rare et exceptionnelle ce qui la rend d’autant plus intrigante et pousse à interroger les trans sur l’origine de leur désir de transition. En essayant de rendre la transition intelligible pour les personnes cis (les personnes qui ne sont pas trans), et en insistant en particulier sur la souffrance qui serait associée à la transition et au désir de transition, on construit des récits qui peuvent être aliénants pour les personnes trans elles-mêmes ainsi que les personnes qui réfléchissent à la transition. Il est donc nécessaire de rejeter l’exigence de justification pour que la transition soit acceptée comme une expérience normale et positive de la vie humaine.
Genèse de la transsexualité moderne
Avec la révolution industrielle, la colonisation, la croissance des centres urbains, l’exode rural et des migrations importantes entre régions distantes, il semble que le XIXème siècle ait vu de nombreux hommes et femmes défier l’assignation de sexe. On trouve parmi elles des médecins, des soldats, des révolutionnaires (Amelio Robles Ávila), des sage-femmes (Mrs Nash), des institutrices (Alice Baker), etc. Le podcast One From The Vault de Morgan M. Page consacre de nombreux épisodes à l’histoire méconnue de ces personnes.
Les récits indirects de l’époque, comme les articles de presse, les désignent généralement comme des « hommes déguisés en femmes » ou des « femmes déguisées en hommes » mais les témoignages directs des celles et ceux qui les ont connues les décrivent bien souvent conformément à leur sexe revendiqué. Prenons en exemple le témoignage d’un marin, à propos d’un de ses collègues, mort pendant le naufrage du paquebot anglais Atlantic en 1873 et dont la découverte du corps trahit un détail caché de son identité : « Je ne savais pas que Bill était une femme. Il prenait son grog avec autant d’entrain que chacun d’entre nous, et il passait son temps à mendier ou voler du tabac. C’était un bon gars cependant, et je suis désolé d’apprendre qu’il était une femme. » [1] La correspondance autour de la mort du médecin James Barry, inventeur de la césarienne moderne, est tout aussi éloquente.James Barry, article de Wikipedia en Français. Il était donc possible de changer de sexe bien avant qu’aucune technique médicale d’altération de l’anatomie ne soit disponible. [2]
Au début du XXème siècle les transitions se médicalisent. Les premières opérations génitales surviennent dans les années 1920 puis les administrations d’hormones dans les années 40/50. [3] Les progrès de la chirurgie et de l’endocrinologie permettent à un petit nombre de personnes de changer de sexe plus facilement. La radicalité des modifications physiques et anatomiques rend obsolète le paradigme du travestissement. On ne parle plus d’hommes déguisés en femmes mais d’hommes devenus femmes, comme le montre la couverture médiatique mondiale dont a bénéficié la transition de Christine Jorgensen à partir de 1952.
La réalité du changement de sexe s’impose, et dérange : malgré les nombreux obstacles tendus par la société, des femmes deviennent des hommes, des hommes deviennent des femmes, d’autres encore refusent obstinément d’être confinéEs par la société à l’une ou l’autre des catégories de sexe qu’on tente d’imposer sur elleux. La « métamorphose impensable » [4] se réalise. Cette expérience irréfutable de la transition vient contrarier l’idéologie patriarcale dont l’un des piliers est le caractère supposément naturel, immuable et inaltérable des catégories de sexe et de la hiérarchie qui y est associée. C’est ainsi qu’émerge la nécessité d’un discours permettant de rendre intelligible cette expérience sans remettre en cause l’idéologie patriarcale.
Le désir de transition comme souffrance
C’est la sexologie qui fournit les clés d’une telle explication en développant le paradigme du transsexualisme, créé par Harry Benjamin, à la suite des travaux de Magnus Hirschfeld. Ils décrivent leurs patientes comme exprimant la conviction d’être « du sexe opposé » ou « dans le mauvais corps ». Le diagnostic de transsexualisme peut se résumer ainsi : le désir ou la conviction profonde, prolongée et inflexible d’appartenir au « sexe opposé », générant une souffrance invalidante et impossible à soulager autrement que par la transition médicale et sociale. [5]
Il nous faut bien comprendre que la création de cette classification découle pour ces médecins de la nécessité de justifier que les soins de transition qu’ils délivrent s’inscrivent dans une démarche scientifique. À ces époques lointaines, comme encore aujourd’hui, les personnes trans sont sommées d’expliquer leur désir de transition car exprimer le désir de changer de sexe n’est pas entendu comme une explication satisfaisante. En fait, aucune explication ne saurait être vraiment satisfaisante pour les médecins comme pour la société, il faut donc qu’elle soit ineffable, hors de portée de l’entendement. C’est pourquoi le désir de transition est ramené au domaine de l’intime : le fait de sentir intimement femme, le fait de se sentir ou de se croire prisonnière d’un corps qui n’est pas le sien. En somme des justifications impossibles à rationaliser, presque mystiques. [6]
La justification médicale de la transition s’accompagne aussi d’un aspect normatif : il est par exemple attendu que les candidates à la transition soient hétérosexuelles dans le sexe « d’arrivée », les personnes ayant déjà des enfants sont automatiques exclues, etc.
Ce gatekeeping (filtrage) par le corps médical s’assouplit les décennies passant, de même que les protocoles et les critères de diagnostic. Les raisons sont notamment que les médecins se rendent compte que le désir de transition ne se soigne ni avec la psychothérapie ni avec des médicaments psychoactifs ni avec des électrochocs, et que les patientes exclues sont nombreuses à accéder aux hormones par des moyens détournés avec parfois des risques pour leur santé. [7] Pourtant la transition est le plus souvent bénéfique au bien-être des demandeuses. On peut dire que depuis près d’un siècle, et malgré des changements de nomenclature, cette représentation du désir de transition comme semblable à la psychose et cause d’une immense souffrance reste aujourd’hui dominante. Parmi les médecins les moins transphobes la transition reste majoritairement perçue comme une nécessité médicale plutôt qu’un désir légitime.
On retrouve dans la transphobie des éléments identiques à l’homophobie. Par exemple l’Église catholique estime que l’homosexualité est d’abord un état psychologique, source de souffrance (« intrinsèquement désordonnée »), et que le désir pour autrui peut et doit être réprimé par la prière, la bienveillance de l’entourage et si nécessaire des soins médicaux. Si cette vision de l’homosexualité est de moins en moins populaire dans le reste de la société, largement séculaire, il n’en est pas de même pour la transsexualité qui reste associée à la dysphorie de genre et donc à une souffrance psychologique. Il en découle la croyance dans la possibilité de soigner/atténuer la dysphorie sans passer par la transition, ainsi que l’idée que la dysphorie n’est pas atténuée par la transition. Cette croyance est démentie depuis des décennies par l’expérience infructueuse des médecins mais elle perdure néanmoins.
Dans le cas des transphobes militantes l’hostilité à la transition se traduit par de nombreux fantasmes alimentés par l’échange de récits de renoncement à la transition, de détransition ou de guérison du désir de transition, [8] et des récits beaucoup plus révulsants de complication post-opératoires et de maltraitances médicales censés représenter à leur yeux la norme en matière de transition. Elles propagent également des discours faux et alarmistes sur les hormones causes d’accidents cardiaques ou vasculaires, de cancer. De même les bloqueurs de puberté sont dépeints comme des substances extrêmement dangereuses. [9] Ces militantes anti-trans rejettent généralement l’idée que l’incapacité à changer de sexe peut être source de souffrance : c’est la transition et l’envie de transition qui seraient en elles-mêmes source de souffrance et causées par d’autres déséquilibres psychiques tels que la dépression, la schizophrénie, ou favorisées par l’autisme. On rencontre ainsi l’idée qu’il faudrait d’abord soigner dépression, anxiété ou autres maladies psychiatriques avant d’entamer la transition : il faudrait écarter toute autre forme de mal-être pour mettre à jour la présence (ou l’absence) d’une dysphorie de genre pure, distincte et indépendante du reste du psychisme. Les militantes anti-trans affirment souvent qu’il n’existe pas de personnes trans mais seulement des personnes dysphoriques, c’est-à-dire souffrantes, que la transition ne résout pas la dysphorie et elles prétendent donc proposer des moyens alternatifs de lutte contre la dysphorie. [10]
Dans les médias d’information et info-divertissement la représentation des trans et de la transition est systématiquement vernie de sensationnalisme et de pathos : l’incroyable transformation est par définition rare et exceptionnelle, les trans sont extraordinairement courageuses. Alexandre Baril montre ainsi que l’intimité des personnes trans est volontiers disséquée par les médias. [11] Je crois que cette intrusion dans l’intimité aboutit à représenter la transition comme un dernier recours, une expérience aux limites de ce que peut vivre l’être humain. La parole d’expert est souvent confiée à médecins, psychologues ou psychanalystes cis. Lorsque les journalistes demandent l’opinion des personnes trans, il est très rare qu’elles les interrogent sans chercher, directement ou de manière détournée, à leur demander un témoignage personnel plutôt que leur expertise, même lorsqu’elles parlent en tant que représentantes d’une association, chercheuses ou spécialistes d’un aspect particulier de la transitude. En somme, suivant les conclusions de Karine Espiñeira et Maud-Yeuse Thomas, les trans sont presque toujours objets et pas sujets de leur représentation médiatique. [12]
La fiction, comme les films ou séries, s’appuie également sur des archétypes propres, toujours basés sur l’idée de souffrance. Julia Serano identifie par exemple dans la représentation des femmes trans les archétypes de la femme trans pathétique et de la femme trans usurpatrice. [13] Les personnes trans sont représentées comme autrices ou victimes de graves violences. La violence des femmes trans meurtrières est expliquée par leur transitude et les souffrances associées : le personnage de Buffalo Bill dans Le Silence des Agneaux tue des femmes car la transition lui a été refusée, le personnage trans de Pretty Little Liars est meurtrier à cause du harcèlement qu’il a subi. Ce dernier exemple, récent, me semble d’autant plus intéressant que la productrice Marlene King se défend de toute transphobie, elle dénonce les mauvais traitements sociaux et familiaux subis par les personnes trans : « si vous traitez quelqu’un comme s’il n’était rien, il y a des chances qu’il traite tout autant les autres comme s’ils n’étaient rien. » [14] Cette représentation négative n’est bien sûr pas sans conséquences : pour Pauline Clochec elle constitue une façon de dissuader les transitions. [15]
Les organisations et militantEs défendant les droits des trans ne sont pas en reste. La défense des droits des trans met le plus souvent en avant leur fragilité, parfois jusqu’au ridicule. Ce que j’appelle l’effet bébé phoque : il faut protéger les trans car elles sont si fragiles et se suicident comme des lemmings. [16] Les revendications pour les droits des trans sont très souvent portées comme nécessaires pour résoudre les souffrances des trans, l’angle de l’égalité des droits ou de la légitimité à faire ce qu’il nous plait passent derrière (et c’est normal) la lutte contre les discriminations. Je dis cela en étant pleinement consciente que nous sommes bien trop nombreuses à porter le deuil de camarades, d’amies, parfois d’amantes. C’est n’est pas une réalité que je souhaite minimiser, c’est le sentiment de pitié et tout ce qu’il implique que je dénonce ici.
On note en particulier dans les discours trans une emphase fréquente sur les meurtres dont sont victimes les femmes trans. S’il est vrai certaines femmes trans, en particulier immigrées et/ou vivant de la prostitution sont particulièrement exposées, d’autres personnes trans à l’abri d’un tel risque en développent une peur irrationnelle et semblent parfois sincèrement convaincues qu’elles risquent de se faire assassiner au détour d’une rue. On peut ici faire un parallèle avec la peur des femmes à qui on apprend très tôt qu’il ne faut pas rentrer seule le soir, alors que cela correspond peu aux risques qu’elles encourent réellement : il s’agit de réglementer par la peur leurs comportements et restreindre leurs libertés. Cela cause un climat parfois peu accueillant pour les personnes en questionnement ou en début de transition qui reçoivent très tôt en pleine gueule les chiffres alarmants des suicides et des discriminations. Difficile alors de ne pas craindre ou croire que changer de sexe condamne à une vie difficile.
La cohérence de ces discours négatifs m’amène à les considérer comme découlant d’un principe commun : la transition est exceptionnelle, difficile, causée par la souffrance, et la transition est elle-même douloureuse, portant des résultats incertains. Par bienveillance, on loue le courage des personnes trans. Par malveillance, on dénonce un défi à la nature. Dans tous les cas ressort la conscience qu’on ne peut pas altérer sa propre sexuation ou alors il faut payer le prix de cette transgression : la souffrance serait inévitable et intrinsèque à la transitude. J’appelle idéologie transgenre l’ensemble de ces discours négatifs centrés sur la souffrance des trans. Il en découle apitoiement, infantilisation et délégitimation des désirs, des expériences et des idées exprimées par les personnes trans. Comme plus généralement le cissexisme [17] dont elle est déclinée, elle renforce l’idéologie patriarcale.
La transition heureuse ?
Face à cette avalanche de pessimisme, on rencontre aussi des célébrations de la transitude dans les mouvements queer, dans des milieux comme la mode ou plus rarement des médias. La transitude est alors exaltée comme rébellion contre les normes de genre, dotée d’un incroyable potentiel révolutionnaire, porteuse d’une esthétique singulière. Mais il s’agit alors de fétichisation, la transitude demeurant dans ce cadre la cible du cissexisme : exceptionnelle, fascinante car précisément hors-norme.
Les trans ont comme une obligation de radicalité, de remettre en cause le genre. Cette charge pèse davantage sur les trans que sur les cis. En témoigne notamment par l’obsession des féministes, ouvertement transphobes ou non, pour la conformité ou non-conformité des trans aux normes de genre. Les femmes trans sont particulièrement scrutées, toujours jugées trop masculines ou féminines, [18] bien que les autres personnes trans ne soient pas en reste. Récemment il m’a été raconté le cas d’une femme cis énervée en apprenant qu’un homme trans souhaitait devenir père un jour mais n’avait pas l’intention de porter lui-même son enfant, elle argumentait qu’il contredisait ainsi sa volonté d’abolir le genre.
Plus généralement les vies trans se devraient d’échapper à la norme. Pourtant comme beaucoup de personnes trans peuvent en faire le constat : être trans n’a généralement rien de glamour ni de tragique ni d’exceptionnel. Les vies trans le plus souvent sont des vies assez banales, normales et même, croyez-le ou non, parfaitement ennuyeuses.
Impossible de le nier nous vivons dans une société obsédée par la différence des sexes, en témoigne l’usage presque systématique des mots femmes, hommes et leurs synonymes pour désigner les individus inconnus. Le sexe est l’un des premiers traits qui nous identifient. Cela implique-t-il pour autant que ce caractère soit nécessairement fixe ? Car lorsqu’on se rencontre les premières questions qu’il est de coutume de demander sont « Comment t’appelles-tu ? » et « Que fais-tu dans la vie ? » : les réponses sont des traits importants voire essentiels de tout individu. Pourtant on peut changer de prénom comme on peut changer de métier ou d’occupation et on dit rarement son ancien prénom ou son ancien métier si on en a changé. Cela vient parfois dans la conversation, plus ou moins tôt, parfois des mois ou des années après la première rencontre.
Le changement de prénom est donc un élément anodin de l’histoire d’une personne qu’on ne demande pas avec insistance de justifier par d’autres raisons que le seul inconfort. Par exemple Ségolène Royal et Marine Le Pen, toutes deux d’anciennes candidates aux élections présidentielles, portent un autre prénom que celui qui leur a été attribué à la naissance sans que cette information ne soit considérée comme importante, la plupart des gens ignorant même ce détail. Quand on présente à autrui une tierce personne, on ne ressent pas le besoin d’indiquer son ancien prénom ou son ancien métier. A l’inverse changer de sexe est perçu comme exceptionnel. Il est remarquable que les cis disent souvent spontanément qu’une personne est trans en la présentant pour la première fois. J’ai souvent appris que telle ou telle personne, que je n’avais souvent jamais rencontrée, était trans à cause des indiscrétions des cis qui sont leurs amies (ou leurs médecins !), parfois sans être moi-même out comme trans auprès des amies en question.
L’incroyable charge de justification de soi qui pèse sur les trans dans leur entourage, dans leurs relations à l’État et aux médecins, contraste avec le peu de justification demandées lorsqu’il s’agit de changer de prénom ou changer de profession. Pourtant ne pourrait-on pas comparer l’inconfort du sexe assigné à inconfort du prénom non-choisi et malaimé ? Pourquoi ne serait-il donc pas aussi simple d’en changer ? Pourquoi ne voit-on pas pareillement la transition comme une source de joie ? Comme un nouveau prénom pour se détacher de l’ancien qui ne nous plaisait pas ou nous évoquait trop de mauvaises choses. Pourquoi ne pourrait-on pas aussi célébrer la deuxième puberté et les effets parfois lents mais toujours remarquables des hormones ?
On rencontre cependant ici le risque d’une nouvelle injonction, ici positive, à vivre positivement sa transition. De fait les trans dissimulent leurs difficultés psychiques de peur que leur transition soit ralentie ou empêchée par leur famille ou le corps médical, parfois aussi de peur du jugement de leurs pairs qui affichent une transition heureuse. Si le désir de changer de sexe est causé par la souffrance, la dysphorie de genre, alors par opposition la transition est censée être une expérience positive, la résolution de la dysphorie, marquée par l’euphorie de genre. L’euphorie de genre est présentée comme libératrice mais, construite en opposition à la dysphorie, elle ne permet pas d’échapper à cette emprise du corps médical sur nos transitions. Si la transition peut indubitablement être source de joie, en exaltant la révélation d’une identité profonde (authentic self en anglais) on nous refuse de vivre simplement cette joie. Il s’agirait à la place de reconnaître la transition comme un évènement assez anodin de la vie d’un individu. Détransition et retransition peuvent également être ainsi dédramatisés : on choisit de transitionner dans un contexte particulier et la vie suivant son cours on peut parfois choisir d’arrêter les hormones, éventuellement de revenir à son sexe antérieur.
Lors d’une discussion organisée par le Cercle freudien, le pédopsychiatre Jean Chambry remarque avec regrets que ses jeunes patientes trans n’aiment pas qu’on leur demande pourquoi elles désirent changer de sexe : « Il est clair que la psychothérapie va plutôt être centrée sur qu’est-ce que ça fait de vivre tout ça, comment tu vis tout ça, etc. Mais on s’interdit de trop interroger les fondements de la construction identitaire, très clairement, parce que là ça clash à chaque fois. […] Cette question du pourquoi elle est insupportable alors on est plutôt positionnés sur comment t’aider à vivre le mieux possible. » [19] Pour ma part je les comprends, l’obsession du « pourquoi ? » n’appelle qu’une réponse : « pourquoi pas ? »
Conclusion
Une de mes amies, lesbienne, a changé de prénom. Lorsqu’elle a dit à sa famille qu’elle aimait les femmes, celle-ci a très mal réagi et après avoir beaucoup pleuré de devoir renoncer à ses liens elle a changé de prénom pour ne plus penser à ses parents qui lui ont si souvent dit « je t’aime » et qui n’ont pas su être à la hauteur des promesses que portaient ces mots. Elle utilise désormais son deuxième prénom comme prénom d’usage. Ses amies et ses amantes l’appellent ainsi, c’est comme ça qu’elle se présente à son entourage affectif. Elle n’a pas changé son prénom officiellement et c’est son ancien prénom qui figure sur les listes d’appel à l’université. Elle ne ressent pas le besoin de le changer car les relations qu’elle entretient avec ses enseignantes sont distantes. Néanmoins, à force d’entendre ses camarades de classe l’appeler par son nouveau prénom, les enseignantes l’ont aussi spontanément adopté sans qu’elle ne le leur ait jamais demandé. On lui demande parfois pourquoi elle a changé de prénom. Elle répond qu’elle n’aimait pas l’ancien et on ne lui pose pas plus de questions. J’aimerais qu’il soit aussi simple et libérateur de changer de sexe qu’il a été simple et libérateur pour elle de changer de prénom.