Traduction d’un texte publié le 2 mars 2020 sur le site infoaut
Nous souhaitons mettre en évidence le lien étroit qui unit les variables de genre et de classe dans le cas spécifique de la relation qui s’établit entre les professionnel·le·s qui fournissent les différents services et les usagèr·e·s. Pour mener ces réflexions, nous partons d’une part de la lecture du livre de Françoise Verges [1], Un féminisme décolonial, et d’autre part de l’expérience et de l’ampleur des luttes pour la construction d’une vie digne dans les quartiers populaires de nos villes et pour l’accès aux services, au logement, à la santé. Il est intéressant de partir du cadre interprétatif du livre car il nous permet de contextualiser comment, historiquement, les conditions ont été créées pour que certains emplois soient principalement exercés par des femmes, en se référant au travail de soins, de reproduction sociale, de formation et, plus généralement, au macro domaine des services où tant l’offre que la demande présentent une spécificité de genre considérable.
Le féminisme défini par Vergès comme "civilisationnel", c’est-à-dire un féminisme qui se donne une mission civilisatrice, donc blanc, bourgeois et fondamentalement imprégné d’eurocentrisme et de néolibéralisme, est selon elle ce qui a produit des revendications dans le domaine des droits. Cela particulièrement dans la quête de l’égalité des chances en matière d’emploi pour les femmes, qui se sont avérées discriminatoires en fonction de la race et de la classe et qui ont limité les possibilités de rupture dans la lutte des femmes dans le monde. Ce type de revendication a conduit à une inclusion progressive des femmes dans la sphère de la production de valeur en faisant une sélection claire de celles qui pouvaient avoir accès à certaines sphères de pouvoir et de reconnaissance sociale et de celles qui ne le pouvaient pas parce qu’elles étaient pauvres ou racisées. Cela impliquait que les femmes assument parallèlement des emplois typiquement féminins, non pas en raison d’une prédisposition naturelle, mais parce qu’il n’y avait pas de véritable rupture dans les rôles imposés et les catégories de genre essentialisantes. Le résultat a été une intégration progressive des femmes dans le monde des soins et de la reproduction sociale et, en général, dans les services à la personne.
Une facade complète
Dans ce texte, nous souhaitons étudier ce que cela implique, quelles dynamiques relationnelles sont établies, quelles catégories sont mises en place et donc quelles conséquences matérielles l’intersection du genre et de la classe détermine. Dans le cas des travailleurs sociaux, les préjugés de genre et de classe sont particulièrement évidents. Nous ne souhaitons en aucun cas que ce type d’analyse puisse être compris comme une attaque contre ces figures professionnelles, mais nous pensons que c’est une réflexion utile pour nous donner des outils dans les luttes que nous menons.
Il est intéressant de s’attarder sur ce point précisément parce que même celles qui exercent d’une manière ou d’une autre une sorte de pouvoir et de privilège que leur confère la position de classe sont en même temps des femmes, probablement des mères, des travailleuses et bien d’autres choses encore. Cette contradiction de genre est évidente dans ce métier comme dans le domaine de la formation scolaire, par exemple dans la manière dont s’établissent souvent les relations entre les enseignant·e·s, les mères et les services territoriaux pour les enfants en difficulté. Ce qui serait souhaitable, dans un horizon de lutte commune, serait la construction d’une solidarité possible qui identifierait le problème dans le fonctionnement systématiquement biaisé de ce type de services, dans le manque de fonds, dans la limitation de la marge d’action des figures professionnelles. Pour l’instant, nous espérons que l’analyse de la mise en œuvre de ce type de relation nous fournira des outils utiles pour comprendre ses contradictions.
Les modèles et représentations de genre que les professionnel·le·s promeuvent auprès des usagèr·e·s sont socialement situés, influencent leur regard et impliquent évidemment une action conséquente. Dans ce type de services, la règle de l’autonomie est quelque chose de proclamé et de revendiqué comme le cheval de bataille de tout projet : la construction de l’autonomie du sujet considéré comme vulnérable est la priorité, elle est indissociable du regard imprégné de positions d’une certaine classe qui détermine exactement les chemins possible de l’émancipation. S’émanciper signifie trouver un emploi, être capable de s’occuper des enfants et de se séparer d’un mari potentiellement violent.
Ce type d’attentes en matière de genre est étroitement lié à la position de classe de ceux et celles qui intègrent le rôle de montrer la voie de l’autonomie aux femmes qui se tournent vers les services ; ce type de modèle de genre de la femme indépendante, en carrière si possible, déterminée dans ses choix concernant sa santé sexuelle, se situe typiquement dans l’ethos des classes moyennes supérieures. Cet idéal d’émancipation repose et n’est possible que lorsqu’il renvoie à un concept d’autonomie inévitablement lié à des conditions et à un mode de vie spécifiques. C’est ce qui est offert aux femmes en quête d’un soutien économique et psychologique, mais cela implique que pour pouvoir le pratiquer, il y a la possibilité d’accéder à des ressources économiques et culturelles qui ne sont pas nécessairement disponibles. Ce passage présuppose que la solidarité de genre qui peut s’établir entre l’assistante sociale et la mère qui s’adresse à elles crée un fossé de classe difficile à combler, d’autant plus que ce fossé a des implications matérielles dans le choix des interventions à préparer. Les décisions qui sont prises par les services à l’égard des familles ou des femmes seules qui s’adressent à eux ont des effets réels, depuis la décision de faire ou non un rapport dans les cas de maltraitance d’enfants, jusqu’à la décision de savoir s’il existe ou non des conditions pour y faire face, ou de décider où doit vivre une femme qui souhaite s’éloigner d’un cohabitant violent mais qui n’a pas les possibilités matérielles de le faire.
La conséquence de cette relation entre le ou la professionnel·le et l’usagèr·e prend la forme d’un chantage car la femme en quête d’aide doit montrer qu’elle est engagée selon les canaux et les moyens décidés par les travailleurs sociaux en fonction de leurs représentations de classe. Dans ce sens, les femmes qui choisissent de suivre les voies d’inclusion, d’intégration et d’émancipation de genre doivent montrer de la gratitude car on lui a donné la possibilité de se sauver. En réalité, ce type de relation se traduit par une dynamique d’encadrement, de discipline et de contrôle qui affecte la vie des gens avec des conséquences juridiques spécifiques. Enfin et surtout, il existe une tendance, si les usagers ne sont pas capables d’agir selon les attentes et les canons établis, à inclure ces femmes dans des catégories psychologisantes, les qualifiant de dépressives, d’indisponibles et sans moyens. Par conséquent, un véritable jugement de genre se construit, car ce type de catégories psychologiques assume sa légitimité sur la base de préjugés de genre, c’est-à-dire comme si la prédisposition à être passif ou utilisable était des caractéristiques intrinsèquement féminines. Cette attitude de jugement facilite d’ailleurs le travail car les difficultés et le poids de leurs conditions de vie matérielles sont totalement omis mais d’autres moyens sont utilisés, probablement inadaptés à la situation spécifique. Le risque est que l’autonomie attendue des femmes de la classe populaire ne concerne que la capacité à protéger leurs enfants et la décision de se séparer en cas de violence, la norme de l’autonomie féminine devient une contrainte et sa conséquence est la compassion, l’attente de reproduire un modèle familial et moral bourgeois, la domination de classe et une forme de relation qui produit la dépendance et le contrôle.
L’élaboration théorique de ces concepts a été possible grâce aux réflexions de Delphine Serre, sociologue, chercheuse dans le domaine du travail social et enseignante à l’Université Paris I.