La promesse centrale de tous ces mouvements est dérivée du fascisme classique : faire de la masculinité blanche l’élément dominant au sein d’une société ethniquement homogène. Ils ne sont pas seulement racistes, ethno-nationalistes et suprémacistes, ils sont aussi virulemment misogynes, queerphobes et transphobes dans leur focalisation sur la famille nucléaire et sur la position des femmes dans la société.
Une société dans laquelle les femmes sont confinées à leur foyer et entièrement sous contrôle des hommes est un objectif partagé par différentes composantes de l’extrême droite. Il ne s’agit pas seulement de projets sexistes mais aussi ethno-nationalistes : ils pensent les femmes comme des êtres soumis, des ventres pour l’État et des servantes pour leurs pères et de leurs maris. Dans cette utopie patriarcale et raciste, les femmes répondant à des critères stricts - blanches, hétérosexuelles, cis et favorables au projet fasciste - obtiennent le privilège douteux de la proximité du pouvoir au sein d’un système qui ne leur accorde aucun droit, alors que toutes les autres femmes subissent l’exclusion la plus brutale et la plus violente de la société.
Il devient de plus en plus évident que l’extrême droite ne peut être vaincue, ni efficacement combattue, avec les tactiques antifascistes classiques que sont le no-platforming [1] et les mobilisations de rue. L’extrême droite dans sa formation actuelle est une menace internationale croissante, avec la capacité de créer des liens avec des mouvements politiques et sociaux très différents. La vision qu’ils offrent est séduisante pour beaucoup et le mouvement antifasciste doit être capable de s’y opposer non seulement physiquement dans les rues mais également politiquement au sein de nos communautés.
Cela implique nécessairement le type d’organisation antiraciste, antifasciste et féministe qui gagne en importance dans le monde entier - et qui a toujours existé au niveau communautaire partout où les fascistes se manifestent. Si nous examinons les récentes mobilisations féministes en Europe - en Italie, en Pologne et au Royaume-Uni - les mouvements féministes de rue se sont concentrés non seulement sur la résistance aux éléments sexistes des politiques d’extrême droite, mais aussi sur la formation et la participation à des actions antifascistes de rue et sur la construction de réseaux de solidarité avec les migrants, par exemple. Ce type de mouvements sont capables de répondre à la politique toxique qui s’infiltre de l’extrême droite dans le discours politique dominant.
La menace croissante de la droite
L’extrême droite établit des liens entre les différentes composantes du spectre politique en minimisant certains aspects de sa politique et en en soulignant d’autres. Ces mouvements peuvent être capables de passer inaperçus en désignant des figures de proue spécifiques comme preuve de leur "progressisme". Milo Yiannopoulos, ancien rédacteur en chef de "Breitbart", et Alice Weidel, du parti d’extrême droite allemand "AfD", tentent de façon symbolique de tromper les médias centristes en disant ouvertement qu’ils sont homosexuels, tout en exaltant la famille nucléaire et en s’opposant au féminisme et aux droits des personnes LGBT.
De même, l’extrême droite a fait de la sécurité des femmes un point essentiel de son programme. Dans toute l’Europe, les groupes d’extrême droite se positionnent comme les protecteurs des femmes et des enfants face à la menace de violences sexuelles soi-disant perpétrées principalement par des hommes migrants, particulièrement d’origine musulmane. La panique morale qui entoure la violence sexuelle est utilisée pour tenter de présenter l’extrême droite comme un mouvement de "défense" des femmes.
Jusqu’à présent, cette tactique a connu un certain succès. L’extrême droite est naturellement associée à de nombreux courants de conservatisme de centre-droit, qui se concentrent sur la famille nucléaire et sapent l’autonomie des femmes. Evidemment, ils font également partie intégrante des mouvements populistes racistes en Occident.
Cependant, l’extrême droite établit simultanément des liens dans trois directions qui semblent plus improbables, à première vue. Leur rhétorique sur la violence sexuelle leur a permis de former une alliance peu maniable avec certains éléments conservateurs des mouvements de femmes, qui ont avalé leurs mensonges concernant la sécurité des femmes. Deuxièmement, la croisade "féministe" anti-trans, récemment enhardie, s’est alliée à de nombreux membres de la droite, qui plaident pour une définition de la féminité basée sur le sexe biologique et font preuve d’un alarmisme absurde quant aux risques supposés que les femmes transgenres feraient courir aux femmes cisgenre. Enfin, les positions anticapitalistes et antimondialistes de nombreux groupes d’extrême droite - qui ne sont souvent rien d’autre que de l’antisémitisme mal déguisé - sont parfois bizarrement compatibles avec certains éléments de la gauche, comme le montrent les diverses positions politiques exprimées lors des manifestations françaises des gilets jaunes.
Il ne s’agit pas d’alliances fortuites, mais d’un élément central du projet d’extrême droite. La popularisation des idées fascistes dans la politique générale est l’un des objectifs centraux de l’extrême droite depuis un certain temps déjà. Il est essentiel de comprendre que l’extrême droite en Europe et en Amérique du Nord a, au cours de la dernière décennie, poussé le racisme manifeste à s’imposer fermement dans le discours public et politique hégémonique. Au Royaume-Uni, on peut le constater par la montée de commentateurs comme Katie Hopkins, qui se sentent depuis des années légitimés et encouragés à lancer des attaques constantes contre les personnes non-blanches dans les médias mainstream, notamment par l’augmentation des attaques à motivation raciale et par le racisme et l’islamophobie persistants et institutionnels du programme Prevent [2]. Le discours raciste a été normalisé par l’extrême droite - et il devient évident qu’elle tente également de plus en plus de populariser la misogynie et le sexisme.
Du phénomène des "incel" au mépris systématique de la droite pour les organisations féministes, la misogynie manifeste a refait surface dans le discours public. Le droit à l’avortement est déjà menacé aux États-Unis et en Europe, malgré la récente victoire en Irlande. Dans l’Ohio, l’avortement pourrait devenir un crime passible de la peine de mort, tandis que le droit à l’avortement en Pologne continue de faire l’objet d’attaques soutenues de la part des législateurs de droite en collaboration avec l’extrême droite. Il ne serait pas surprenant que les attaques contre les droits à la contraception et le droit au divorce soient les prochaines à être sorties des poubelles de l’histoire et à ressusciter en tant que questions politiques contemporaines : les premiers grondements à ce sujet peuvent être observés partout où les anciennes souches de conservatisme ont été ravivée par l’émergence de l’extrême droite. Au Brésil, en Italie et en Hongrie, des politiques favorisant la famille nucléaire et sapant l’autodétermination des femmes sont de plus en plus souvent adoptées ou proposées.
Les mouvements féministes découlent naturellement de la menace existentielle à laquelle les femmes sont confrontées dans le cadre du patriarcat : la violence, les agressions et le harcèlement sexuels et le manque d’autonomie corporelle que presque toutes les femmes subissent à un moment ou à un autre de leur vie. Cependant, la proposition féministe actuelle de construction d’un contre-pouvoir doit également s’attaquer aux ravages du capitalisme au lendemain d’une décennie d’austérité. Cela fait des mouvements féministes un élément de plus en plus vital dans notre lutte contre le fascisme : un mouvement féministe dédié à la libération sociale sous toutes ses formes est un mouvement qui peut lutter efficacement contre le fascisme dans la rue, sur Internet et dans les discussions politiques. Les politiques féministes doivent être fondamentalement antifascistes, antiracistes et anticapitalistes - sinon elles ne servent pas vraiment les intérêts des femmes et des personnes non-binaires.
Les mouvements féministes luttent déjà contre le fascisme
Les avancées obtenues par les précédents mouvements féministes ont permis aux femmes de se libérer partiellement. Oui, l’avortement est peut-être légal, mais les obstacles qui se dressent sur la route des personnes qui souhaitent y récourir restent considérables. Oui, le viol conjugal a été criminalisé dans de nombreux États, mais les femmes sont rarement crues lorsqu’elles dénoncent des violences sexuelles. De plus, ces progrès ont principalement bénéficié aux femmes de la classe moyenne, et leur objectif premier a été de "libérer" les femmes pour qu’elles participent pleinement à l’économie néolibérale. La lutte pour l’égalité a largement été confinée au lieu de travail, mettant la présence de femmes dans les conseils d’administration au cœur du féminisme contemporain. Si certaines femmes peuvent effectivement se hisser vers les sommets elles le font aux dépens des femmes de la classe ouvrière, souvent issues de l’immigration, qui deviennent responsables de la cuisine, du nettoyage et de la garde des enfants. Le discours dominant sur l’"égalité" se concentre principalement sur l’égalité des femmes de la classe moyenne : tant qu’elles peuvent progresser vers l’égalité avec les hommes de la classe moyenne, les féministes libérales parleront de progrès. Ce fantasme néolibéral a été au cœur d’une grande partie des mouvements féministes européens et nord-américains depuis les années 1980.
Les mouvements de femmes radicaux n’ont cependant jamais disparu. En Amérique latine, les femmes ont dirigé les mouvements populaires qui ont résisté à la dictature et à la brutalité policière pendant des décennies et en Afrique du Sud, les femmes ont fait partie intégrante de la lutte contre l’apartheid. Partout où des mouvements révolutionnaires et progressistes ont existé, les femmes ont été impliquées dans la lutte. Il est révélateur des échecs du féminisme du Nord global que ces luttes n’aient pas été reconnues pour ce qu’elles sont : le meilleur espoir pour un mouvement de masse dédié à la libération des femmes. Ces mouvements ont été mal compris parce qu’ils n’ont pas été des mouvements à thème unique. Ce que nous devons apprendre de ces histoires, c’est que travailler avec et dans le cadre de luttes sociales plus larges est le seul contexte dans lequel le féminisme sert un but émancipateur, et que la lutte contre le patriarcat est généralement entrelacée avec la lutte contre le racisme, le fascisme et le capitalisme.
Ces dernières années, une nouvelle vague de mouvements féministes a commencé à émerger dans le monde entier. Ni Una Menos a commencé par une lutte contre le féminicide et la violence à l’égard des femmes en Argentine, et est maintenant devenu un mouvement de masse dans les pays d’Amérique du Sud et centrale et en Europe, luttant pour le droit à l’avortement et soutenant les mouvements de femmes transgenres et de travailleurs du sexe. En Inde, 5 millions de femmes se sont mobilisées pour former une chaîne humaine afin de protester contre l’exclusion des femmes d’un temple hindou. Au Kurdistan, des femmes de tout le Moyen-Orient et du monde entier luttent contre les forces de l’État islamique et construisent de nouvelles formes de démocratie non étatique fondées sur les principes de l’égalité des sexes.
Et nous rattrapons notre retard dans le Nord global également. Le mouvement des femmes polonaises a résisté aux tentatives de limiter le droit à l’avortement. En Irlande, la campagne "Repeal the 8th" [3] a remporté une victoire historique en amenant l’opinion publique à soutenir l’autonomie des femmes enceintes. Le mouvement Ni Una Menos s’est étendu à l’Espagne et à l’Italie, où des millions de femmes ont participé à des grèves et des débrayages à l’occasion de la Journée internationale de la femme en 2018. À Glasgow, des milliers de femmes ont paralysé la ville en faisant grève pour exiger l’égalité des salaires.
Ces nouveaux mouvements se développent à partir des luttes de la classe ouvrière et des communautés de migrants, et ce n’est pas une coïncidence. Partout dans le monde, ce sont les femmes qui sont le plus confrontées à la violence, à la marginalisation et à la discrimination en tant que femmes qui dirigent ces mouvements : les femmes de couleur, les femmes transgenres, les travailleuses du sexe, les femmes migrantes et les femmes homosexuelles.
L’avenir de l’antifascisme féministe
De nombreux mouvements qui s’engagent maintenant dans des pratiques antifasciste ne partagent pas les objectifs et les méthodes des mouvements antifascistes traditionnels. Les campagnes communautaires ouvrières, antiracistes et féministes qui s’organisent autour du logement, des conditions de travail et de la violence sexuelle sont devenues une nouvelle force de l’antifascisme - bien que les organisations antifascistes ne soient qu’une partie de ce qu’elles font, et non la base de leur existence. En effet, l’extrême droite a été encouragée par la paralysie politique du centre et, pour les combattre, nous devons être en mesure de proposer de véritables alternatives au statu quo. Les campagnes qui réclament de meilleurs logements, de meilleures conditions de travail, des salaires équitables et la fin des pratiques policières racistes et sexistes, pour commencer, offrent un contrepoint politique aux récits propagés par la droite.
Les femmes sont au centre de ce combat. À Londres, l’Assemblée féministe antifasciste s’est mobilisée dans les rues pour contrer les marches d’extrême droite, en essayant d’introduire de nouvelles formes d’organisation dans l’antifascisme et de contrer les récits racistes de la droite concernant les violence sexuelles. La libération des femmes doit être placée intentionnellement et sérieusement au cœur de notre politique antifasciste et il appartient aux mouvements féministes du monde entier de s’assurer qu’ils résistent activement aux poussées du féminisme libéral. La meilleure façon d’y parvenir est de s’organiser exactement comme cela se fait déjà dans le monde entier : des mouvements qui centrent les luttes des femmes les plus marginalisées de la société.
Nous ne luttons pas seulement pour la libération des femmes, mais nous nous engageons plus largement auprès des mouvements politiques de gauche. Nos mouvements ne peuvent pas être simplement qualifiés de "mouvements de femmes" : ce sont des mouvements anticapitalistes de grande envergure, organiquement formés de différents courants de lutte. Nous nous battons pour les droits des personnes LGBT et des migrant.es, nous soutenons l’abolition des prisons et les luttes des travailleurs - nos mouvements sont ancrés dans les besoins des communautés et des personnes qui participent à leur organisation.
Le féminisme de ces mouvements est fondamentalement antifasciste - et pas seulement parce que le fascisme est mauvais pour les femmes, mais parce que l’extrême droite se trouve sur la voie de l’avenir que nous voulons construire. Nous avons vu l’horizon féministe : un horizon dans lequel l’égalité est possible pour les femmes qui ne font pas partie de la classe moyenne, un horizon dans lequel nous éliminons pour de bon les forces combinées du patriarcat, de l’État et du capital. Notre objectif n’est pas de détruire l’extrême droite et de rentrer ensuite chez nous pour affronter le quotidien du soi-disant "travail des femmes". Nos objectifs sont plus larges, mais ils impliquent nécessairement d’éliminer le fascisme de notre chemin, alors que nous nous organisons pour atteindre notre liberté.
Aujourd’hui, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, des femmes du monde entier sortiront de leurs bureaux, usines, maisons closes, écoles, chambres et cuisines. Nous faisons la grève du travail rémunéré et non rémunéré. Nous faisons grève pour prouver qu’il est en notre pouvoir d’arrêter le monde et que c’est notre travail qui fait circuler les profits et qui reproduit la force de travail.
Nous ne voulons pas plus de femmes dans les conseils d’administration ; nous ne voulons pas briser le plafond de verre. Nous voulons détruire le conseil d’administration et brûler le bâtiment. Nous demandons la libération de tous, et non une forme d’égalité imaginaire dans un système mondial profondément inégalitaire.
Alors que nous sommes en grève, vous nous trouverez dans les rues, luttant contre les fascistes et exigeant la libération de tous. Vous nous trouverez dans nos cuisines, en train de réimaginer la façon dont le travail de soins est organisé dans nos foyers et nos communautés. Vous nous trouverez en dehors des cliniques de santé sexuelle, en train de leur apporter notre soutien. Vous nous trouverez en dehors des maisons closes et des clubs de strip-tease, exigeant de meilleures conditions de travail.
Nous faisons grève parce qu’aucune d’entre nous ne peut être libre tant que nous ne le sommes pas toustes.
Iida Käyhkö
The Feminist Anti-Fascist Assembly