Marseille, art contemporain et culture hors-sol

Pas un artiste un peu institué, pas une seule structure active dans le champ de l’art contemporain de la ville ne porte la voix pour dire que l’organisation de « Manifesta » est un scandale. Que de toutes façons le modèle de la biennale est périmé et qu’il est à l’art ce que les croisières sont à l’idée du voyage. Tout le monde ferme les yeux, détourne le regard, évite la question, renvoie la faute. Personne ne trouve étrange que la Biennale d’art contemporain européenne s’installe dans la ville la plus pauvre de France, s’affiche sur les murs du centre urbain le plus pauvre d’Europe (le quartier de la Belle de Mai) sur les rives d’une mer Méditerranée devenue cimetière international par l’effet de ce même capital. Personne ne dit rien car en vrai : tout le monde veut en être.

Ces quelques lignes prennent pour acquis qu’un processus de gentrification sauvage est à l’œuvre depuis maintenant plusieurs années dans la ville de Marseille. Les liens plus que douteux qu’entretiennent la mairie avec un florilège d’entrepreneurs immobiliers ne sont plus à démontrer tant ils ont été maintes et maintes fois commentés, exposés, prouvés et éprouvés. Par exemple : cet article de Mediapart daté de 2010 déjà en établissait une brève généalogie et dévoilait certaines des stratégies municipales quant à la rénovation de son centre ville : en 1995, la municipalité de Marseille menée par Robert Vigouroux, lance le « Périmètre de restauration immobilière » (PRI) de centre-ville et le confie à sa société d’économie mixte, « Marseille Aménagement ». La stratégie est simple, il s’agit de parier sur l’investissement privé pour rénover le centre-ville et pour ce faire, on offre des ponts d’or aux investisseurs extérieurs à qui l’on confie la tache de restaurer 60% des 8 000 logements du périmètre de 30 hectares. « La loi Malraux leur permet de déduire de leur revenu imposable le coût des travaux et ils bénéficient de subventions publiques de l’Agence nationale de l’habitat pour mener ces opérations de restauration. » Lors de son élection, la même année, Jean-Claude Gaudin y ajoute même une clause qui « garantit (le) rachat des immeubles et de paiement en cas de vacance des appartements. »

La doctrine politique qui sous-tend ce grand plan de rénovation urbain ne se voile pas plus que les cadeaux fiscaux offerts aux généreux mécènes. Elle s’exprime clairement et honnêtement dans la bouche de Jean-Claude Gaudin en 2001 au journal La Tribune : « Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. Moi je rénove, je lutte contre les marchands de sommeil, et je fais revenir les habitants qui paient des impôts » ou de son adjoint Claude Valette, deux ans plus tard qui déclare au Figaro : « il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose ».

Le message pour Noailles et Belsunce est clair : défiscalisation pour les investisseurs, et expropriation pour les petits propriétaires qui n’auront pas les moyens d’assumer la charge des travaux. Puis la lessiveuse se met en marche : 256 millions d’euros sont investis alors qu’en réalité « la réhabilitation n’est achevée que dans moins de 50% des cas. Et quid du coût de la défiscalisation pour les finances publiques ? La société Inter Gestion, qui gère plusieurs sociétés civiles de placement immobilier, estime ainsi que la déduction fiscale représente environ 30% de l’investissement initial (achat et restauration) pour un contribuable se trouvant dans une tranche marginale d’imposition voisine de 50%. Au bout de neuf ans, une fois les cadeaux fiscaux finis, les propriétaires vident les immeubles pour les revendre et réaliser une plus-value immobilière. Les prix du centre-ville et du Panier ont été multipliés par quatre entre 1999 et 2009. » Et au final, les précieux investisseurs n’auront rénové que 15% des logements, sur les 60% initialement prévu. Les immeubles sont revendus par des sociétés de placements à des particuliers qui n’ont pas les moyens d’entretenir les bâtiments, et dix ans plus tard on recommence, sauf si… ça s’écroule avant.

Dans ces conditions on ne peut douter que l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne soit le signe d’autre chose que de cette gentrification extrêmement bien organisée. Surtout lorsque 400 mètres plus haut, au bout de la rue, sont dépensés 20 millions d’euros pour la rénovation d’une place qui n’en avait pas réellement besoin et que les habitants du quartier ne souhaitaient pas. A tel point que 280 000 euros ont été dépensés pour la simple construction d’une palissade afin de protéger le chantier des riverains. Ou encore un tout petit peu plus bas de cette même rue, 60 millions d’euros pour la piétonnisation de la Canebière.

Ces quelques lignes prennent aussi pour acquis que la culture est un fer de lance extrêmement puissant des processus de gentrification. C’est l’une de ses stratégies premières pour implanter de nouvelles couches sociales dans les quartiers ciblés. Le processus a lui aussi été maintes et maintes fois exposé, démontré, et Marseille n’échappe évidemment pas à la règle. Depuis plusieurs années maintenant se succèdent de grands évènements culturels qui coïncident presque étrangement avec des dates de livraison de chantiers du centre-ville. A finir par se demander s’ils n’en sont pas les prétextes, car ces évènements fugaces ne laissent aucune trace réelle dans les lieux dans lesquels ils s’implantent, sinon des chiffres servant à justifier le prochain chantier et à perpétuer les offres de défiscalisation pour les mécènes privés qui les co-produisent, parmi lesquels on retrouve des banques, des groupes pétroliers, des assureurs et bien évidemment des entrepreneurs immobiliers. Ainsi MP2013, dont il n’y a vraiment rien d’autre à dire que : ce furent 900 projets co-produits ou labellisés, 11 millions de visiteurs pour un budget global de plus d’un milliard d’euros avec des retombées estimées à 500 millions d’euros. Avec cette prouesse néanmoins remarquable que le rap n’y était même pas représenté. La volonté que les pouvoirs publics mettent à l’organisation d’un tel évènement ne s’explique que par la nécessité de pouvoir en tirer de tels chiffres en guise de justification, et le contenu des programmations n’est destiné qu’à ces nouvelles couches sociales que les rénovations du centre ville tentent d’attirer. Et pour cela la ville a les moyens. ll y aura donc (pour les événements qui visent un rayonnement national ou international) la création d’Art-o-rama, MP2018 puisque MP2013 fut un succès, l’année de la gastronomie provençale, ou l’accueil prochain de la nouvelle antenne de la Fondation d’Entreprise Ricard. On bâtit des infrastructures solides avec le TGV qui met Paris à 3h30, et on investit 10 millions d’euros dans le port en 2018 afin d’y atteindre une capacité d’accueil de 2 millions de passagers via les bateaux de croisières (dont on ne commentera pas ici les désastres écologiques qu’ils provoquent.)

Au passage, on continue de distribuer des cadeaux aux investisseurs et d’étendre la gentrification dans des quartiers qui font l’objet de spéculations immobilières fortes et qui seront la cible des prochains grands travaux de réaménagement : la ville propose aux artistes et autres organismes culturels d’investir des friches à l’extérieur du centre-ville, et offre 300 000 euros de subventions pour la rénovation des lieux. Les artistes en retour sont contraints de signer un bail précaire de 5 ans qui autorise le propriétaire de la friche à les mettre à la porte quand il le souhaite, sous entendu : une fois les travaux financés par l’argent public effectués, par exemple.

Parmi les couches de la population concernée par les processus de gentrification, il y en a au moins une qui ne peut pas ignorer ce à quoi elle participe sans renier le fondement même de sa pratique critique. Il y en a une qui cultive l’esprit d’analyse et qui n’est pas insensible à l’idée du politique, qui d’ailleurs tente de le démontrer chaque fois qu’elle en a l’occasion. Cette couche de la population c’est celle qui gravite autour, fait vivre, anime le monde de l’art contemporain.

Alors lorsqu’arrive comme une vague supplémentaire la biennale d’art contemporain « Manifesta », inaugurant ses bureaux au pied de la Rue d’Aubagne, sur une Canebière que des ouvriers issus de l’immigration s’activent à paver et à piétonniser, en y exhibant un comptoir central avec le graffiti « JUSTICE POUR ZINEB », on est en droit de penser que c’est vraiment trop gros, que cette insulte supplémentaire ne va pas passer auprès de ceux qui défendent justement un esprit d’analyse critique et politique. Que tout le monde voit bien à quoi ça joue cette affaire. Et pourtant, pas un mot…

Pas un artiste un peu institué, pas une seule structure active dans le champ de l’art contemporain de la ville ne porte la voix pour dire que l’organisation de « Manifesta » est un scandale. Que de toutes façons le modèle de la biennale est périmé et qu’il est à l’art ce que les croisières sont à l’idée du voyage. Tout le monde ferme les yeux, détourne le regard, évite la question, renvoie la faute. Personne ne trouve étrange que la Biennale d’art contemporain européenne s’installe dans la ville la plus pauvre de France, s’affiche sur les murs du centre urbain le plus pauvre d’Europe (le quartier de la Belle de Mai) sur les rives d’une mer Méditerranée devenue cimetière international par l’effet de ce même capital. Personne ne dit rien car en vrai : tout le monde veut en être.

Après plusieurs plaintes et plusieurs semaines d’expositions, le comptoir de Manifesta arborant le graffiti JUSTICE POUR ZINEB a finalement été retiré des bureaux de la Canebière.

Pour des raisons de clarté, mais bien que le raisonnement qui suit pourrait certainement s’appliquer à l’ensemble des secteurs concernés par la terminologie, le mot « culture » sera utilisé ici pour désigner l’univers des arts et de la création en France, et plus globalement du monde occidental et des pays du Nord. Nous laisserons ici volontairement de coté, tout en ayant conscience qu’il s’agit d’une même problématique, les autres aspects de la vie que ce mot englobe tel que les moeurs, les coutumes, les traditions ou les arts de vivre. Nous laissons aussi volontairement de coté le rapport « culturel » au vivant, tel que désigné dans l’expression du « patrimoine culturel » par exemple, et qui justifie à lui tout seul le tourisme de masse. Ces différents points, bien que parfaitement liés aux problématiques soulevées par ce texte, nécessiteraient que l’on s’y attarde spécifiquement et en détail, et ne sont pas l’objet à proprement parlé de cet argumentaire.

Si la crise du coronavirus a démontré quelque chose, c’est que ce que l’on désigne donc couramment sous le terme de « culture » en occident et dans les pays du Nord, est un produit manufacturé par le capital, destiné à la consommation et participant au développement du capitalisme mondial. Si la « culture » existe, elle n’existe alors que comme la terminologie d’un objet marchand, issu de ce que l’on désigne aujourd’hui et sans innocence comme une industrie. La culture n’a pas grand-chose à voir avec l’art, elle est tout au plus le « packaging » par lequel on le présente, le vend, et le consomme. Elle se développe via les outils que le capitalisme lui confectionne et le soutient parfois activement en retour. La culture, bien plus que d’être un mot valise destiné à représenter « tous les arts », désigne aussi le mode de production et de consommation de cet « art » en l’intégrant instantanément à une logique de marché.

La crise du Covid-19, bien avant d’être une crise humanitaire mondiale, est une crise du capitalisme, et c’est lui qui est mondial. C’est la raison pour laquelle elle impacte plus durement les pays du Nord que les pays du Sud. Cette crise ne change structurellement que très peu de choses pour une très grande partie de l’humanité : Les personnes âgées, les malades, les enfants, les marginaux, les SDF, les sans emplois, les précaires, tous les habitués des systèmes D, E, F… La crise du Covid-19 est avant toute chose une crise des actifs produisant les richesses du capital, et entraînant dans leur chute le reste du monde qui se trouve dans leur dépendance. La culture, en tant que sous-produit de ce capital est donc fortement impactée, mais les arts, eux, se portent très bien. Il n’y a aucune raison de penser que ni la peinture, ni la musique, ni la danse en tant que telles ne survivront à l’épidémie de Covid-19 ou qu’elles soient même concernées par cette affaire. Ce qui tremble aujourd’hui dans les pays du Nord est évidemment le modèle social via lequel nous parvenons à les faire advenir : la culture.

Mais il suffit de la secouer un peu, comme vient de le faire le coronavirus, pour que se morcelle rapidement ce qui en faisait l’habillage luxuriant, et que se dévoile petit à petit ce qui compose réellement cette unité de façade : des disciplines, mais surtout des pratiques. Ces disciplines et ces pratiques n’ont absolument rien à voir les unes avec les autres. Elles se côtoient peu, se connaissent mal, ne partagent ni les mêmes références ni les mêmes histoires, ont des raisons d’être variées et aspirent à des choses multiples. Elles sont à la rigueur d’accord pour des raisons tout à fait pratiques et économiques qu’on les rassemblent sous la terminologie de « culture », mais c’est tout. C’est en tout cas ce que n’ont de cesse de prouver les régulières crises (car ce milieu y est coutumier) qui frappent le monde de la culture. En France, il se manifeste par exemple par un clivage et des tensions extrêmes entre deux familles sociales phagocytées ensemble par la culture : les intermittents du spectacle et les artistes plasticiens.

Qui dit pratique dit ancrage. On pratique toujours dans et via un contexte, en vis-à-vis de quelque chose. Une pratique est toujours contextuelle et se développe au travers de son environnement, en relation très intime avec lui. Le spectacle vivant, sans même avoir besoin de remonter au théâtre de tréteaux et à l’esprit de troupe et de compagnonnage, se pratique de manière collective. Pas un.e seul.e metteur.euse en scène ou chorégraphe ne pourrait signer une pièce seul.e. Les métiers du spectacle sont innombrables, pour beaucoup issus ou dérivés de métiers communs de la « société civile », chacun ayant son histoire, sa spécificité, son hybridité, chacun augmentant de son savoir et de ses compétences le processus de création. La transmission des techniques, des savoir-faire, des histoires, des corps, des corps de métiers, des oeuvres est au coeur même de la pratique des arts vivants, puisque absolument indispensable à la simple survie de certaines des ces disciplines. Nous n’aurions aucune trace des danses ayant existé avant l’invention de la caméra s’il en avait été autrement. En ce sens l’artiste de spectacle vivant est dépendant des autres et d’une communauté, et n’a historiquement pas d’autre choix que d’inscrire socialement son geste artistique pour le faire advenir, d’engager un acte de transmission et de partage direct avec la communauté dont il se porte garant, mais aussi avec le public auquel il s’adresse par un système direct. Ce n’est donc pas un hasard si le statut des intermittents du spectacle est créé immédiatement en 1936 par le Front Populaire pour le cinéma d’abord, puis élargi à l’ensemble des artistes interprètes juste après 1968, soit deux dates historiques pour les acquis des droits sociaux en France. C’est en fait la preuve d’une inscription forte de ses acteurs dans le tissu social français, et c’est aussi la raison pour laquelle ce sont eux que l’on entend principalement aujourd’hui en France lorsqu’il s’agit de réclamer des mesures d’urgences pour la culture. Car oui, dans ces grandes tribunes publiées ici et là sur les fonds d’urgence à la culture en temps de pandémie, le monde des arts visuel est le grand oublié.

Mais il y a une raison à cela.

Depuis toujours en occident, les arts visuels ont entretenu une relation de vassalité directe avec le pouvoir. L’artiste visuel produit sous le parrainage d’un mécène, en lien direct avec lui, c’est-à-dire toujours en lien de soumission direct avec celui qui détient un pouvoir. Sa production échappe ainsi à la nécessité de s’ancrer socialement puisque si les figures passent, il y aura toujours quelqu’un pour détenir un pouvoir et la possibilité de se mettre dans sa dépendance, sans que soit remis en question ce système de « ligne directe » et indépendamment de la nature de ce pouvoir. En ce sens, si les arts visuels sont une pratique, ils sont d’abord celle de la pratique d’un rapport au pouvoir. Ce système archaïque et particulièrement conservateur n’a jamais été remis en question et dessert absolument le travail des différents acteurs du monde des arts visuels contemporains qui en sont aujourd’hui les premières victimes : ceux qui refusent ce jeu de pouvoir sont marginalisés et volontairement invisibilisés, les empêchant ainsi d’accéder à une économie viable par leur pratique artistique. Ceux qui en revanche l’acceptent, sont alors vus comme des privilégiés, bien que leur réalité soit que ce privilège est la seule manière d’assurer leur survie. Les arts visuels pour exister, ne se sont toujours nourris que de ce que le prince veut bien leur donner, et c’est souvent peu de choses.

Aujourd’hui le prince se nomme capitalisme et il dirige le monde, supplantant dans de nombreux domaines la puissance des nations, et sa doctrine est celle de la libre concurrence et des marchés.

Il est donc étonnant de voir le monde de l’art contemporain occidental s’étonner d’être particulièrement impacté lorsque le capitalisme est frappé d’une crise. Et il faut rejoindre Guillaume Maraud qui à juste titre, dans son article publié ici, fait état de ce sentiment, que tous ces appels à sauver le monde de l’art contemporain aujourd’hui nous rappelle l’obscénité avec laquelle les banques ont appelé à l’aide lors de notre dernière crise économique planétaire. L’art contemporain se pratique en lien direct avec le capital et la logique de marché, sans nécessité d’ancrer sa pratique au sein du tissu social sur lequel elle se déploie. C’est ce qui conduit aux aberrations des bilans carbone des biennales sur le thème du réchauffement climatique. C’est ce qui isole les acteurs du monde de l’art contemporain et les fait chuter avec la crise lorsque le tissu social se resserre pour se protéger : ils n’en font tout simplement pas parti car ils sont du coté du pouvoir. Leur production ne peut complètement se détacher de la puissance et de la volonté de celui qui la commande et l’autorise. Sans ce commanditaire il n’y a pas d’oeuvre, sans puissance extérieure il n’y a pas d’art visuel alors que lorsque les théâtres ferment, la nation prend en charge ses intermittents du spectacle. Car, et même si cette position est évidemment potentiellement problématique, le spectacle passant par la satire, la catharsis, le divertissement, ces pratiques et formes dites « populaires » jouent (comme elles l’ont toujours fait) un rôle de régulateur de ce pouvoir. Elles engagent ainsi un dialogue direct avec le peuple et lui adresse des objets qui sont produits pour lui, avec lui, opère le rôle d’un médiateur. C’est aussi de cette manière que les arts vivants s’ancrent dans la vie sociale et ont leur mot à dire dans le débat public puisqu’ils participent à ce débat, tandis que la production de l’art visuel ne pourra jamais se détacher de la vision d’un pouvoir. Et lorsque ce pouvoir oppresse les peuples, les arts visuels sont naturellement suspectés de complicités.

Il y a fort à parier qu’un spectateur de théâtre d’aujourd’hui, si on le téléportait soudainement deux cents ou trois cents ans en arrière et qu’on l’asseyait dans un fauteuil pour voir une pièce, posséderait tous les codes nécessaires à la lecture de ce qui s’y déroule, en saisirait les enjeux, les messages, la dramaturgie sociale. Même si au travers des siècles de nouvelles pratiques du spectacle sont venues enrichir et augmenter les modalités et les formes d’adresse, le dispositif millénaire « scène / public / frontalité » reste encore aujourd’hui absolument effectif et opérant, posant ainsi les modalités immuables de la pratique. Peu importe la qualité du pouvoir dont il dépend, c’est à lui de se plier aux modalités d’existences de cette pratique. Pour les arts visuels il en est tout autrement. Si, comme le comédien qui utilise toujours des mots, le peintre utilise toujours de l’huile, les dispositifs et les nécessités de présentation des oeuvres ont eux bien évolué. Ces dispositifs sont toujours inventés par les puissances, pour les artistes, jamais l’inverse. L’église, les mécènes privés, les collectionneurs, les salons, les foires, les musées, les galeries, les biennales, le marché international, tous ses contextes de présentations de l’oeuvre d’art sont des contextes de pouvoir auquel l’artiste visuel à l’impératif de se plier s’il veut exister. Ce contexte de pouvoir pré-existe à n’importe quel geste, et il est d’ailleurs impossible d’approcher une oeuvre d’art visuel sans pénétrer d’abord, et en guise de premier filtre, dans l’espace de la puissance qui l’a autorisé. Et comme ses différents pouvoir défendent des intérêts divers, ils ont inventé différents dispositif de présentations des oeuvres travaillant pour ces intérêts particuliers : Décrocher une toile du Caravage de l’église italienne pour laquelle elle a été pensée et la présenter dans un white cube, si cela pourrait ne rien changer à la qualité intrinsèque de l’oeuvre, serait néanmoins une manière d’en dénaturer le sens profond. L’église italienne et le white cube ne partagent absolument rien, si ce n’est d’être les espaces privilégiés des puissances qui les ont conçu pour y accueillir les oeuvres servant leurs intérêts.

Il faut alors se poser la question de savoir de quoi exactement le white cube, espace privilégié de présentation de l’art contemporain, est-il la puissance.

Le white cube est la réalisation théorique et architecturale de la puissance discursive par excellence, et c’est aussi sa limite. Tout se qui s’y déploie repose d’abord sur le discours qui le justifie. Ce que l’on appelle aujourd’hui « art contemporain » est avant toute chose une pratique discursive du rapport à un pouvoir. Tout y renvoie, toujours, pour y avoir accès comme pour y exposer son travail. Du début du processus créatif, jusqu’à la présentation finale dans ses murs. Il n’existe pas un seul appel à candidature pour une bourse, une résidence, une exposition, un programme ou un workshop qui ne passe pas d’abord par l’établissement d’un discours. L’enseignement supérieur en école d’art en France (et dans les pays occidentaux en général) y est d’ailleurs entièrement et presque exclusivement dédié. Le discours préexiste à toute tentative sensible de recherche. Avant même d’avoir commencé à produire quoique ce soit, il faut être en mesure de produire un discours s’y rattachant pour justifier sa pratique, seul sésame pouvant ouvrir les portes d’un espace de travail, permettant d’avoir accès à un peu d’argent, octroyant le simple droit de travailler. Et c’est enfin par la pratique discursive que sera évalué la pertinence et donc la qualité du travail proposé. Peu importe la discipline (peinture, dessin, sculpture, gravure, installation, vidéo etc…) seule sera évaluée la capacité que l’objet possède à se rattacher au discours qui le justifie, peu importe le geste effectué. Ici, peu de place pour les bègues, les dyslexiques, les étrangers, les analphabètes de la langue savante, tout ceux pour qui le « mot » n’est a priori pas l’outil principal pour rendre compte du sensible et qui pensaient que la production d’un objet d’art pouvait justement résoudre ce problème. Il est très étonnant d’accepter de réduire ce qui pourrait être un foisonnement incroyable de traductions, de pratiques, de connexions des perceptions du sensible, d’inventions de langage, à la seule pratique discursive, mais c’est pourtant bien le cas. L’une des raisons principales à cet appauvrissement est la vassalité que l’art contemporain entretient avec le capitalisme mondial, qui quant à lui n’aurait pas d’autre raison que de faire ce que tous les princes occidentaux ont fait jusqu’à présent avec les arts visuels : leur dicter les conditions et les contextes de leurs productions, ainsi que les modalités de leurs apparitions.

Quel est donc alors ce discours et de quoi est-il fait ?

Nous avons aujourd’hui suffisamment de travaux de recherche en linguistique ou en gender studies pour savoir que quiconque détient le discours hégémonique, contrôle les vies, les destins, les histoires, les âmes et les corps. Que les enjeux discursifs sont un point de combat central dans les luttes pour la reconnaissance des droits, et même du simple droit à être en vie, à être reconnu comme « existant ». Le capitalisme prend ses racines dans une doctrine orthodoxe extrêmement rigoureuse et discursive qui laisse une place absolument prédominante aux discours scientifiques pour établir ce qui est vrai ou faux et assoir son pouvoir. Ce discours refuse d’y intégrer comme « savoir » tout ce qui lui est étranger ou provoque l’incohérence de son discours. Il refuse aussi d’y intégrer comme « savoir » les formes qui résistent à l’exercice discursif, et assimile immédiatement les plus fragiles d’entre elles. Ainsi, peu importe si partout dans le monde et depuis toujours, les être humains développent des pratiques de communications avec les esprits par exemple, ou si une large partie de l’humanité vie au travers d’un processus de réincarnation. Peu importe si la pratique de l’acuponcture est millénaire, le discours hégémonique scientifique capitaliste ne peut pas les reconnaitre comme « savoirs » mais tout au plus comme croyances, archaïsmes, mythes, curiosités locales, rebuts, exceptions, déchets, restes de quelque chose de passé.

La puissance de contrôle du discours scientifique est incommensurable. Il est à la fois ce premier filtre « officiel » à la perception du sensible qui pourtant nous parvient de multiples façon, mais aussi l’unique outil par lequel on explique et comprend notre perception du monde. Cet outil au passage indique des degrés de pertinence qui vont de la célébration jusqu’à la négation totale. Il est aussi la seule puissance à déterminer de sa propre crédibilité puisque toutes les recherches scientifiques sont filtrés, controlés, validés ou invalidés par… La communauté scientifique elle-même. En ce sens le discours scientifique est ce pouvoir hégémonique de contrôle qui ne connait aucun contre pouvoir, se réservant donc le droit de dire ce qui est, et ce qui n’est pas. Et ceci est exactement le rôle, la mission et le fonctionnement du discours accompagnant l’art contemporain des pays du Nord. Il pré-existe à toute expérience du sensible, et cette expérience, pour être perceptible, doit en revêtir les traits pour que puisse y être appliquer un degré de pertinence. La communauté artistique seule se réservant le droit de dire ce qui est pertinent, et ce qui ne l’est pas.

La pratique discursive de l’art contemporain est la petite soeur cachée du discours scientifique hégémonique capitaliste.

Mais il est de réputation que l’art sait subvertir les espaces. C’est pourquoi pour s’assurer que la manifestation des expériences du sensible dans le champs de l’art contemporain ne déborde pas de l’unique espace qu’il lui a créé (l’espace discursif), le capital y a ajouté une sécurité : la temporalité dans laquelle ce geste peut advenir est elle aussi unique.

Poser le white cube en tant qu’espace c’est poser la question du temps, indissociable de la constitution d’un espace, qui s’écoule entre ces murs. Cette temporalité du white cube, comme l’art qu’il représente est donc « contemporaine ».

Le terme « contemporain » est à la question du temps ce que la pratique discursive est à l’art ; « contemporain » sous entend un « maintenant et en même temps ». Il se veut comme un instantané photographique du monde, qui permet de dire que nous sommes tous contemporains puisque nous vivons actuellement ensemble, maintenant, en même temps. « contemporain » véhicule cette idée d’un universalisme temporel, comme l’équivalent d’une condition humaine tragique à laquelle personne ne saurait se soustraire : nous existons maintenant, en même temps, sous le poids d’un même temps qui passe et que nous subissons tous, indifféremment de qui nous sommes.

Soyons clairs, cette conception temporelle newtonienne est tout simplement scientifiquement fausse, en plus d’être oppressive. Les lois de la physique, comme l’a démontré Einstein et sa théorie de la relativité prouvent le rapport subjectif de la temporalité, en le liant intimement à la notion d’expérience. Le temps n’est pas un absolu, il dépend de celui qui l’éprouve. Si ces écarts sont mesurables scientifiquement sur des distances et à des vitesses dont les hommes ne peuvent faire l’expérience, il n’empêche que nous sommes tous capables de faire l’expérience de cette subjectivité et que nous la faisons tous les jours quand nous nous ennuyons, ou quand nous ne voyons pas le temps passer. A l’image du discours scientifique hégémonique qui prive les pratiques d’accéder à l’espace des savoirs, le terme « contemporain » nie la possibilité de l’existence de temporalités multiples, temporalité dans laquelle ses nouveaux espaces de savoir pourraient s’inscrire. En instituant une seule temporalité dite « contemporaine », les pratiques qui éventuellement finiraient par accéder au rang de savoir n’ont pas d’autre option que de le faire en se déversant au sein de l’espace discursif. Les autres sont purement et simplement niées : assimilation ou destruction.

Soutenir une telle conception temporelle, se serait prétendre que trois siècles de luttes et d’oppressions n’auraient par exemple aucune incidence sur la temporalité et le développement des peuples oppressés. Que les peuples colonisés ont eu le même temps (sous entendu donc, la même liberté) que les puissances européennes pour se développer et instituer des savoirs. Ou alors que ces temporalités oppressives (pour celles qu’on voudrait bien reconnaître) ne laisseraient aucunes traces de leur passage dans les corps et les géographies.

Alors lorsque l’on dit « art contemporain », c’est être contemporain de quoi exactement ?

C’est être contemporain de son suzerain et de ses impératifs, c’est être contemporain de la gentrification des centres villes, c’est être contemporain de la pratique discursive scientifique hégémonique qui valide les savoirs, c’est être contemporain des pays du Nord, c’est être contemporain d’une seule unité de temps, c’est être contemporain de l’anthropocène, c’est être contemporain de l’universalisme, c’est être contemporain des marchés de l’art et de leurs opportunités de défiscalisation, c’est être contemporain du rejets des pratiques, c’est être contemporain du double boulonnage spatio temporel de l’espace du white cube qui en fait un espace colonial dédié au pouvoir capitaliste.

En revanche, il est faux de penser que parce que dit « contemporain » cela se passe dans « le même temps » que les pays du Sud, dans le même temps que les luttes d’émancipations, dans le même temps que les résistances locales des populations déportées par la déforestation, dans le même temps que la lutte pour la reconnaissance des droits des minorités ou dans le même tant que la survie de ceux qui se retrouvent broyés par le capitalisme mondial.

Il faudrait pour cela que le monde des arts visuels des pays du Nord renonce à sa pratique de « l’art contemporain » et se faisant, renonce aussi à ses privilèges ancestraux qui en font aujourd’hui le complice d’un pouvoir oppressif.

Il faudrait qu’il repense son rôle et redéfinisse sa pratique, c’est à dire le contexte, les moyens et les localités dans lesquels un geste peut se déployer. Qu’il soit attentif mais surtout extrêmement précautionneux aux nouveaux espaces et aux nouvelles temporalités que de telles pratiques savent ouvrir. Qu’il reconnaisse également les autres pratiques déjà existantes et qu’il les reconnaisse en tant que telles, c’est à dire comme forme de savoir et de production de savoir artistique - mais pas seulement - qui peuvent lui échapper entièrement.

Et pour cela, il faudrait qu’il accepte enfin de s’inscrire au sein du tissu social qui aujourd’hui lutte à l’échelle internationale.

PS :

Article trouvé sur lundi.am, publié le 23 juillet

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