Ce qui va suivre est une réponse à « La race à coup de poing américain », l’une des dernières publications d’un milieu anarchiste affecté par un déni de certaines problématiques sur lesquelles il est pourtant nécessaire de réfléchir dans le contexte actuel. Nous n’avons pas peur de dire que le refus de penser l’islamophobie, et le racisme structurel de la société française est le signe d’un virage réactionnaire d’une certaine fraction du milieu anarchiste. Ainsi nous ne nous étendrons pas plus sur les développements catastrophiques du texte à ce sujet. Nous ne nous étendrons pas non plus sur les passages dans lesquels l’auteur rejette le mot « race » et le mot « racisé », beaucoup de très bons textes ont déjà été produits sur la nécessité d’en avoir un usage aussi bien sociologique que politique [1] [2]. Au fond nous ne maintiendrons notre attention que sur certains passages de ce texte, passages qui selon nous pointent les contradictions de son auteur et nous laissent penser qu’au milieu d’une bouillie réactionnaire évidente, est enfermée quelque chose dont le sauvetage est nécessaire.
Il nous a fallu un certain effort pour entreprendre de lire ce récit dans son intégralité. En effet, pourquoi nous torturer à lire du début à la fin un texte sur la question raciale écrit par quelqu’un issu d’un milieu dont l’homogénéité sociale est incontestable. Pourquoi lire et relire ce texte en nous arrêtant pour revenir en arrière lorsque certaines formulations nous semblaient peu claires ? La réponse nous l’avons trouvée au milieu du texte. Dans un passage, l’auteur revient sur un communiqué produit par ceux qui l’ont pris à partie lui et ses camarades :
- « Dans un communiqué de la même médiocrité et aussi bien écrit et auto-centré que le précédent, les auteurs de ce raid, sous le pseudonyme « Pirketout » (en effet…), affirmeront que l’assemblée était composée d’hommes blancs cis-j’sais-pas-quoi. Pourtant cette fois-ci, elles avaient pu constater que c’était faux, de leurs propres yeux. Mais quand on décide une chose, on s’y tient. Voila des hommes, pour certains avec de fortes poitrines, voilà des blancs, pour certains avec de gigantesques mélanomes (ou bien est-ce autre chose ?). Il faudrait d’ailleurs rapidement que je fasse appel à un dermatologue, c’est inquiétant cette couleur sur ma peau, moi l’homme blanc cis-vinaigré. Et là je tombe des nues, je me regarde et je ne suis pas « blanc », et puis quand bien même, qu’est-ce que c’est que ce truc et depuis quand cela nous intéresse ? »
Après de longs développements à l’argumentation douteuse, l’auteur finit par nous faire cet aveu : il n’est pas « blanc ». Ainsi fallait-il malgré tout qu’il nous livre cette information. Fallait-il malgré tout qu’il se racialise, et qu’il racialise ses camarades. Car c’était la seule manière de contrer l’argument de ses assaillants selon lequel lui et ses camarades ne forment qu’un groupe « d’hommes, blancs cis-j’sais-pas-quoi ». Il a donc refusé qu’on le considère comme un blanc. Qu’on parle de mélanome, de dermatologue, ou de race, on se rend finalement bien compte qu’on parle de la même chose, ainsi dans ce texte l’esprit est bien là, sans la lettre. Enfin, pour terminer sur ce passage, nous ne comprenons pas pourquoi l’auteur ressent la nécessité de nous signaler de la présence d’hommes « avec de fortes poitrines » dans son groupe. Nous pouvons trouver deux explications à cette phrase, là première serait de dire que l’auteur trouve bel et bien intriguant que des hommes puissent avoir une forte poitrine, ce qui nous paraît étrange, la seconde serait que par cette phrase, l’auteur avait l’intention de parler des femmes présentes dans son groupe, avec la très douteuse réduction : femme = forte poitrine.
Après un long et pénible effort pour parcourir la broussaille des fantasmagories universalistes qui foisonnent dans ce texte, du reste, assez lamentable, notre attention s’est arrêtée sur l’avant-dernier paragraphe :
- « Voila de quoi rêver pour les insomniaques. La « race » n’est-elle pas faite de la matière dont sont faits les rêves ? On préférera entretenir la mémoire des pirates de l’edelweiss et des révoltes et mutineries anti-racialistes d’esclaves qui ont agité les siècles derniers, on relira peut-être le plaidoyer de John Brown, les écrits magnifiques de George Jackson et son refus du racialisme, les mémoires de James Carr, les écrits antiracialistes et anticolonialistes de Frantz Fanon, la lutte de Lucy Parsons contre la séparation des exploités en esclaves, affranchis et « libres », etc. Mais non, ici, on préférera toujours se souvenir d’un Malcolm X, leader racialiste et séparatiste de la Nation of Islam. Il faut parfois rappeler des évidences dans ce marasme de confusions. Ce soir, à la gauche de Soral et Dieudonné, j’appelle la bande à décompos tendance staliniens de souche… »
Ici les opprimés qui se sont battus contre la domination raciale viennent servir les intérêts de l’auteur contre ses assaillants taxés alors de racistes. Dans ce passage le camarade Fanon se livre à une rixe contre le vilain Malcolm X. C’est bien la première fois que nous voyons apparaître une référence à Fanon dans une production de ce milieu anarcho-insurrectionnel, de cela nous ne pouvons que nous en réjouir. Ce qui est dommage, c’est qu’ici Fanon fait figure de bon élève (ou de bon nègre ?) en comparaison de l’affreu raciste qu’est Malcolm X. On aurait sans doute oublié que ce dernier a pu déclarer un jour :
- « Je crois qu’il éclatera un conflit entre ceux qui veulent la liberté, la justice et l’égalité pour tous et ceux qui veulent maintenir le système d’exploitation. Je crois qu’il y aura un conflit de ce genre, mais je ne pense pas qu’il sera fondé sur la couleur de la peau. »
Il est intéressant de voir comment Fanon est instrumentalisé ces derniers temps. Nous constatons que ce penseur est aussi bien une référence du parti des indigènes de la république que pour celles et ceux qui critiquent les propos véhiculés par cette organisation. Ainsi, Fanon sert aujourd’hui d’ingrédient pour des mixtures idéologiques tout à fait incompatibles. Pourtant si l’on regarde de plus prêts l’actualité des productions intellectuelles des milieux militants de la gauche française, il ne nous semble pas que le psychiatre martiniquais et militant anticolonialiste soit aussi lu et étudié que cela. Il apparaît plutôt comme l’une de ces figures dont le visage apparaît à côté de citation dans des photomontages moralisateurs. C’est dommage, car de ce que nous en avons lu, il nous semble qu’il y a beaucoup plus à dire sur ce penseur que ce que certains idéologues nous le laissent entendre.
La rédaction de cette réponse partielle à « La race à coup de poing américain » a été motivée par un constat, celui de l’homogénéité sociale des milieux militants de la gauche extra-parlementaire française dans son ensemble. Selon nous, il est nécessaire de comprendre les raisons de cette homogénéité. Pour cela, il nous faut mobiliser les catégories adéquates. Il faut pouvoir dire que la majorité des militants de la gauche radicale, de l’extrême gauche et des milieux autonomes français sont blancs, sans se faire taxer de raciste. Contrairement à l’auteur anonyme de « La race à coup de poing américain », nous n’avons pas peur de parler de notre taux de mélanine et de la texture de nos cheveux, nous ne nous cachons pas derrières des formules boiteuses qui à la fin cherchent à exprimer la même chose, à savoir l’assignation raciale de telle ou telle personne, assignation qui n’est rien d’autre que le renvoi à une position sociale spécifique au sein d’une société structurellement raciste. Nous constatons que par les temps qui courent, ceux qui ont le plus de chance de se faire taxer de racisme sont les racisé.e.s elles/eux-mêmes. Il nous paraît nécessaire de réfléchir aux raisons pour lesquelles peu de racisé.e.s sont attiré.e.s par les mots d’ordres et les pratiques de l’ensemble des milieux militants que nous fréquentons, de même qu’il nous paraît nécessaire de comprendre pourquoi les récents mouvements sociaux qui ont eu lieu en France contre la loi travail ont surtout mobilisé les segments les plus élevés du prolétariat, autrement dit les classes moyennes et une partie de la petite-bourgeoisie en voie de déclassement. Certains segments du prolétariat vivaient déjà dans les conditions de la loi travail, parmi eux, les segments racisés. Ainsi, il nous faut penser cette segmentation, pour comprendre comment mettre un terme à la compétition entre les prolétaires, au racisme qui se répand dangereusement dans les classes populaires blanches, et à l’antisémitisme de gauche comme de droite. Tout cela doit faire l’objet d’un long travail aussi bien pratique que théorique. Et les luttes trancheront.