Mémoire historique : la lutte armée en Italie

Entretien avec un camarade du Secours Rouge International de Rome.

Supernova, n.7

Le long 68 italien a duré au moins 10 ans. Le cycle de lutte de la classe, les contradictions et le retard économique de l’Italie ont certainement joué un rôle, mais quelles étaient pour vous les spécificités de la gauche révolutionnaire italienne ?

Le long ’68 italien a été un fait spécifique dans le contexte des Pays occidentaux, des Pays du centre impérialiste. Évidemment y ont joué différentes causes, une combinaison particulière. On peut discerner la principale dans la jonction entre le développement d’une composition de classe extrêmement concentré et un tissu militant, historique, du mouvement communiste, dense et vivant. Les années 50, avec un impétueux développement industriel et son modèle fordiste (grande échelle de production à la chaîne de montage), avaient vu un véritable phénomène de migration interne. Des centaines de milliers (probablement plus d’un million) de prolétaires et paysans pauvres avaient quitté les terres du sud mais aussi des provinces rurales du nord, pour s’entasser autour des pôles industriels. Milan, Turin, Gènes, Rome, Naples devenaient aussi des métropoles au sens moderne du terme. L’organisation fordiste de la production façonnait une classe ouvrière nombreuse et déqualifiée qui vivait rapidement un rapport d’hostilité à un travail hyper parcellisé, aliénant et abrutissant. L’expérience partagée au quotidien par des masses concentrées en faisait un terrain de socialisation, de prise de conscience qui, de plus, s’alimentait des conditions de vie urbaine, là aussi dégradées mais en quelque sorte communautaire. Enfin s’y sont crées des conditions favorables à une recomposition de classe dans les luttes qui allaient éclater à partir de 1960. Luttes caractérisé par l’émergence de cette nouvelle classe ouvrière, par sa radicalité vis-à-vis du monde de l’usine et de la vie imposée.
Mais il n’y avait pas que cette évolution objective dans le mode de production capitaliste, il y avait aussi une base d’appui dans la composition subjective, politique de la classe. A savoir, une consistance du mouvement communiste, notamment l’héritage, le prestige de la Résistance antifasciste. Dans les année ’50 cela avait supporté la résistance contre une répression dure contre toute lutte prolétarienne, le régime de la Démocratie Chrétienne agissant dans la logique de la « guerre froide ». Le PCI rassemblait et canalisait cette résistance et, tout en œuvrant dans sa perspective révisionniste, alimentait encore l’identité communiste au sein du prolétariat. C’est pourquoi les nouvelles luttes et les courants politiques du renouveau marxiste trouvèrent quand même un terrain fertile, la rupture avec le révisionnisme pouvant se dialectiser avec une conscience de classe diffuse, avec un prolétariat assez politisé. Ainsi se dégagèrent des courants – l’opéraisme, les organisations marxiste-léniniste-maoistes, tandis que d’autres étaient préexistantes (le bordiguisme, le trotskisme, l’anarchisme) – qui formèrent un mouvement d’ensemble après l’explosion sociale de ‘68/’69 Ce qu’on allait nommer « le mouvement ». Probablement la principale spécificité italienne a été cette jonction entre une évolution des conditions objectives favorable à la lutte de classe et la consistance politique idéologique existante.

Dans les années 1970, plusieurs organisations révolutionnaires sont apparues en Italie, et parmi elles, nous pensons que les Brigades rouges étaient les plus avancées. Quels étaient les fondements théoriques et "pratiques" des Brigades Rouges ?

La riposte réactionnaire à la grande vague de ‘68/’69 a été rapide et tranchante : outre la répression policière dans la rue, les bombes, les attentats massacre, dont celui de décembre ’69 dans une banque de Milan, avec ses 17 morts, en est le symbole. Ceci a imposé une rapide maturation du mouvement de classe. Et encore, les tensions internationales, les influences révolutionnaires en provenance d’Amérique Latine, de Chine, Viet Nam, Algérie (..) donnaient une forte tonalité aux débats, à l’élaboration politique et idéologique. Une figure de proue, l’éditeur G. Feltrinelli, joua un rôle comme relais internationaliste, comme pont entre les susmentionnés fronts révolutionnaires et les débats en cours en Italie. Ainsi s’est dégagée une tendance à transformer le gros potentiel exprimé par les luttes de masse sur un terrain de pratique offensive, armée, de caractère stratégique. Une tendance qui traversait un peu toutes les nouvelles formations de la « gauche extraparlementaire ». A des degrés différents, toutes s’affrontaient aux questions et aux pratiques de la violence prolétarienne mais, évidemment, la différence se faisait sur le plan de la conception stratégique, des projets politiques d’envergure. Et c’est là, justement, que les BR se posèrent comme le projet le plus audacieux et conséquent. Le noyau promoteur se décanta dans une coordination de comités de lutte de Milan, avec l’apport des militant(e)s en provenance d’autres milieux significatifs – l’université de sociologie de Trento, des jeun(e)s communistes de Reggio Emilia. Le débat et l’intense initiative de lutte se récoltaient dans une revue Sinistra Proletaria (Gauche Prolétarienne) ou, justement, on synthétisait les nouvelles pratiques de masse avec la rupture théorique d’avec le révisionnisme du PCI et la dialectique avec les influences internationales. On récupérait le marxisme-léninisme, avec ses expressions plus avancés sur les scénarios de guerre de libération anticoloniale et des processus de révolution socialiste comme en Chine, Cuba, Viet Nam. Donc la « théorie de la guerre de peuple », de longue durée, fruit de la révolution en Chine, autant que la « théorie foquiste » des Cubains, de Che Guevara. Et même avec un peu d’éclectisme, considérant qu’on était sur un terrain d’expérimentation tout nouveau, sans points d’appui dans le mouvement communiste italien historique, le PCI traitant en ennemis la gauche extraparlementaire ; en ne trouvant pas des relais dans une scission consistante, sur des bases révolutionnaires, au sein du PCI. Donc, il fallait « tout inventer ».
Par contre le mouvements de lutte, très intense et diffus, offrait un terrain d’expérience pratique en quantité et qualité. Le cycle des grèves ouvrières de 1969 a marqué un record historique, et même sur le plan mondial reste un des plus haut pics atteints, tout en déclenchant un cycle qui s’est maintenu à un haut niveau jusqu’au pic de 1973. Là dedans les cortèges internes aux usines, comme véritable « arme de masse », les grèves sauvages, la contestation de la hiérarchie et de toutes décisions patronales, étaient répandues, étaient le quotidien d’une classe ouvrière jeune et rebelle. On en arrivait aussi à des pratiques telles que l’incendie des voitures des chefs, à des guet-apens en bas de leurs domiciles. Voilà tout un terrain de pratique que les organisations pourraient assumer et les transformer dans une perspective politique. Lotta Continua, Potere Operaio, et autres groupes mais, surtout les BR ont opéré ce passage politico-organisationnel. C’était les prémisses du concept stratégique « praxis-théorie-praxis » développé ensuite par les BR, et qui en fera un point de force.

Quelle était la relation entre l’organisation révolutionnaire et l’autonomie de classe dans l’expérience des Brigades Rouges ?

Comme on peut comprendre de ce qu’on vient de dire, le rapport entre l’autonomie de classe et les organisations principales, dont les BR, était un rapport fort, vital. Tout(e)s les militant(e)s de l’époque provenaient des différents milieux de cette autonomie de classe en plein développement. Parfois en étaient des avant-gardes reconnues. Et les comités autonomes étaient souvent à la tête des luttes, tout en n’étant qu’une partie de ce qu’était l’autonomie de classe exprimée par ces luttes. La grande divergence qui allait se créer était, par contre, sur la façon de concevoir la perspective politique pour cette force de masse. Tandis que la future « Autonomie Ouvrière organisée » concevait un développement en quelque sorte linaire, ascendant, par structuration directe sur le territoire – le « contre-pouvoir » lié directement aux luttes locales - les BR posaient le saut de qualité nécessaire pour lancer un processus révolutionnaire, de longue durée, finalisé à la prise de pouvoir. Les BR concevaient une séparation dialectique entre différents plans de lutte et formulaient la clandestinité comme plan principal autour duquel construire l’Organisation stratégique (tendantiellement le Parti Combattant), pour pouvoir soutenir l’affrontement armée vis-à-vis de l’Etat. Durant toute leur phase ascendante, elles ont démontré la validité de ce lien dialectique. On peut même dire que c’était leur grande réussite. D’autant plus que, au contraire, la décision militariste qui s’imposa par la suite (après 1978 et le retentissant succès de l’opération Moro) épuisa cette source fondamentale, créant des conditions de progressif déracinement de classe.

Tout en résistant et en conservant une dimension opérationnelle jusqu’au début des années 2000, les Brigades Rouges, dans leurs différentes composantes, ont été politiquement isolées. Les camarades des Brigades rouges ont subi la répression, les exécutions, la torture, mais nous pensons qu’il y a aussi une défaite historique, qui a touché l’ensemble du mouvement ouvrier international à la fin des années ‘80. Quelles sont les principales causes de la défaite de le organisations communistes combattantes ?

Justement vous évoquez une dimension historique de défaite de classe pour celle des années ’80. Et internationale, suivant la vague neoliberale et réactionnaire que ira déferler partout. Ceci pour comprendre le poids des facteurs objectifs, pour relativiser nos erreurs, nos manquements. Pourtant d’autres mouvements et organisations révolutionnaires dans le monde ont su affronter et surmonter cette phase difficile, et dans des conditions locales très dures (Pérou, Inde, Turquie, Philippine..) Donc il y a bien un gros problème sur le plan politique stratégique. Évidemment il y a des points de vue, des analyses divergentes pour évaluer causes et conséquences. Mais ce sera dans un nouveau passage politique de synthèse et proposition de solutions qui se donnera une définition plus précise et capable de reprendre le chemin. Un des éléments qui a le plus pesé négativement, à partir de la scission qu’on indiquait avant, entre le développement de la guérilla et la dynamique de l’autonomie de classe, a été la dérive militariste. Dérive fondé sur une lecture mécaniste de la crise capitaliste et sur une rapide précipitation de la lutte de classe en guerre civile déployée. Plutôt que de apprendre à gérer sur une longue durée les acquis des phases précédentes, de l’affirmation de l’Organisation armée comme sujet politique incisif, protagoniste au milieu de la lutte de classe, on a accéléré sur le plan militaire. Sur quoi l’Etat a su riposter, non seulement en élevant sa violence à un niveau face auquel les organisations se sont démontrés inadéquates, mais encore plus faisant exploser leurs faiblesses et contradictions internes. Il faut dire que ces sont ces dernières qui ont le plus pesé dans la défaite. Les causes internes. Qui, d’ailleurs, correspondent à une plus générale crise du mouvement communiste international. Il y a, à l’évidence, des nœuds de crise qu’on arrive pas a dénouer. Ça nécessite de maintenir ouvert un champ de recherche et réflexion, ample et profond, tout en le liant à la présence active au sein de mouvements de classe ; ou, plus, à des nouvelles tentatives politico-organisationnelles, à des nouvelles tentatives de mise en pratique de projets adéquates.

En France, l’expérience des organisations communistes combattantes en Italie a souvent été mythifiée ou diabolisée, entre ceux qui présentent ces expériences comme anarchistes ou ceux qui pensent qu’elles ont été "guidées" par des agents secrets (américains, russes, etc.). En France, dans l’historiographie officielle ou militante, il est difficile de trouver des documents qui défendent l’identité politique de ces expériences. Quelles sont, selon vous, les principales indications que cette expérience historique (les Brigades rouges et, plus généralement, le rôle de la lutte arme dans les années 1970) donne aux nouvelles générations de militants révolutionnaires d’aujourd’hui ?

On peut terminer, justement, sur les acquis historiques qu’on peut considérer essentiels et transmissibles aux nouvelles générations. Tandis que la recherche des solutions incombe aux parcours concrets qui seront développés. La première considération : une phase de luttes de classes ascendante oblige à un certain point à une choix politique stratégique. On ne peut pas s’éterniser sur le plan des luttes immédiates, de caractère revendicatif, économique, social. Soit dans des contextes favorables, avec un développement impétueux des mouvements (comme ça a été le cas avec le cycle ‘68/’73 en Italie), soit dans des contextes de constantes et fortes tensions des contradictions (le cas diffus dans les pays du Tricontinent), l’Etat impose ses solutions : la récupération réformiste (le rôle joué par le PCI et les syndicats) et l’agression répressive jusqu’à des moyens terroristes. Et les deux en parallèle, dans une articulation non déclarée. On a d’ailleurs traité dans les textes du réformisme et du terrorisme d’Etat comme de deux volets fonctionnels, à se rattacher dans la stratégie globale de « contre-révolution préventive ». Face à ça, le mouvement à « prétention » révolutionnaire se trouve coincé : soit il affronte la guerre, en élevant son niveau de combat et mûrissant son authenticité révolutionnaire ; soit il doit reculer, acceptant la récupération réformiste et rentrant sur le bords institutionnels. C’est un dilemme qu’on peut voir dans nombre des scenarios dans le monde, un dilemme qui se représente puis suivant les tournants de la lutte, ses victoires et ses défaites. Une bataille qui n’est jamais acquise d’une façon absolue, qui demande plutôt une capacité de critique/autocritique, bilan et redéfinition ponctuelle. Le grand acquis des années 70 ça a été justement celui là, d’avoir eu le courage d’assumer ce saut politique stratégique. Il suffit de lire tous les premiers textes, depuis Sinistra Proletaria et Potere Operaio, pour en mesurer la consistance, la profondeur d’analyse et de référence au patrimoine marxiste-léniniste, et la référence aux révolutions en marche dans le monde. Rien à voir avec une insurection de type spontanée, de radicalisation des luttes ou de guérilla anarchisante. Et un acquis fondamental, novateur, dérivant de ces analyses et des pratiques qu’on démarrait, ce fut le concept de l’unité du politico-militaire. Un concept qui façonna la construction des forces et la conduite de ce processus révolutionnaire au cœur des métropoles impérialistes. Pas une nouveauté absolue mais quand même une définition plus précise par rapport aux références historiques, surtout en Europe. Un concept qui assume la dialectique fluide entre l’expression politique du conflit de classe et sa tendance à se transformer en guerre. Construire organisation et une praxis basés sur cette dialectique. Ça a été la grande réussite dans le cycle ‘70/’80. En s’alimentant des influences internationales et alimentant, à son tour, un internationalisme militant qui assurait toute autre dialectique avec les forces révolutionnaires plus importantes (par exemple avec les Palestiniennes). La lutte révolutionnaire en Italie accéda au niveau du sujet politique comme jamais auparavant, avec un poids précis et incisif dans la scène politique. Aux nouvelles génération de reprendre un chemin qui, avec toutes les corrections et novations nécessaires, sache atteindre les hauteurs de la lutte pour le pouvoir, d’un nouveau assaut au ciel.

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