« Dieu est tout, et pourtant il est le néant de tout », voilà la maxime de nos nouveaux professeurs de radicalité bigote.
Après s’être détournées des partis, après avoir été contre les syndicats, après s’être autodésignées plus « basistes » que la base – au point de rejeter de mille manières le prolétariat –, après avoir traîné dans tous les interstices offerts par notre vieux vampire capitaliste, après avoir rejeté le travail – et avec raison ! – nos « radicalités nouvelles », gavées de relativisme culturel sauce postmoderne, ont curieusement évité de s’occuper d’une vieille institution. Elles en ont épargné les murs des balles de la critique et du mépris, elles en ont plutôt respecté les codes au lieu de les tourner mille fois en des dérisions toujours plus subtiles.
Madame l’institution religieuse n’a jamais eu à sentir dans son cœur la peur du courroux déconstructiviste. Il y eut bien quelques blasphèmes – Ô regrets ! - mais non, définitivement non rien n’a brutalisé la belle. Le mouvement est, bien au contraire, à l’approbation, sur l’autel sacré de la diversité identitaire, des insanités rétrogrades dont regorge la religion.
Après avoir été « anti-tout », après le carnaval des couleurs pittoresques et chatoyantes du radicalisme, voici nos « révolutionnaires » découvrant le supposé pouvoir subversif, l’acide sulfurique de … la religion !
Voilà la mystique Juive s’inviter à la table, l’apocalypse relisant Deleuze-style, l’anarchisme s’accouplant avec l’Islam. On redécouvre le message du Christ, on s’attarde sur les interprétations de telle ou telle secte millénariste, on accorde avec émotion que Mahomet fut un « grand révolutionnaire » ! Chacun y va bien de sa petite originalité. On n’embrasse pas la parole de n’importe quel Christ, il faut bien la médiation d’un ou deux courants agnostiques, excentriques si possible. On n’approche la Torah que par l’intermédiaire d’une tradition juive hétérodoxe. On rappelle que, dans l’Islam, l’autorité vient d’Allah et non de ses représentants de sorte que l’on peut tranquillement critiquer les hiérarchies et se tenir comme « musulman libertaire » à peu de frais.
Il ne faudrait pas confondre une telle attitude, chère à nos contrées occidentales, [1]avec un quelconque dilettantisme intellectuel ou encore avec la dernière consommation culturelle à la mode. Point ici de bouddhisme édulcoré, pas de symboles jaïnistes arborés comme autant de signes mal compris d’une paix improbable, pas de spiritualité marchande susceptible de toutes les récupérations [2]. Nous avons affaire à une entreprise systématique de défrichage, de compréhension, d’assimilation des textes. Et ce sont autant de relectures collectives sur le thème de l’apocalypse, autant d’occasions de rompre le pain le temps d’un sympathique repas à prix libre. Pourtant, par delà ce fatras mi-poétique, mi-théorique, en tout cas pleinement obscur [3]
, rien de nouveau.
Ce mur d’obscurité, propice à faire penser que derrière lui se tient réellement quelque chose, ne masque pourtant rien que l’on ait déjà vu.
Dissipons la fumée d’une main désinvolte pour voir que ce renouveau théorique, cette nouvelle « sensibilité révolutionnaire », n’est rien de plus qu’un vieux costume, mille fois sorti pour parer d’atouts la réaction obscurantiste.
Nous avons remarqué que toutes les religions n’étaient pas conviées. Force est de constater qu’aujourd’hui – bien que sous des moutures alternatives et avec la caution de tel ou tel courant excentrique – on ne nous ressert rien de plus – ou pas beaucoup plus, en tout cas rien de différent – que la bêtise ensoutanée d’antan. Rien que du bon vieux monothéisme des familles : islam, judaïsme, christianisme – quoique la version orthodoxe ne semble pas faire florès, pas assez inscrite dans l’histoire nationale probablement...
Au-delà de l’excavation de quelques courants vaguement originaux on patauge bien dans la même soupe.
Pas de nouvelle religion ! Les auteurs de ces lignes attendent pourtant avec impatience la sortie du prochain zoroastrisme à la mode, ou d’un Tao révolutionnaire – certes pour se moquer mais qu’importe (comme disait le « poète », ne vaut-il pas mieux en rire que s’en foutre ?).
Dans le néoobscurantisme, reconnaissons au moins aux fascistes paganisant début XXème d’avoir su peupler leurs cieux d’un peu plus d’étoiles et de conviction – mais avec une dose proportionnellement inverse de cerveau.
Un gramme de stupidité, une once de suspicion, et allez va, on le concède, un brin de farce envers le « sacré », nous empêchent tout de même de saisir quel est le public visé par ce marketing radical-religieux. À quelle politique fait-on de l’œil lorsqu’on manipule du religere, de la réunion ?
Que l’on pardonne à nos visages un léger manque de décontraction lorsque l’on convie et célèbre l’union et le commun. L’idée ne nous gène pas en soi – et quels bien piètres communistes ferions-nous sinon ! Mais conjurer par le sort des mots la situation actuelle, c’est-à-dire :
La séparation marchande achevée
Le règne de la plus-value relative dans le spectacle, signifiant la destruction de la sphère autonome du temps libre par sa subsomption sous la sphère du travail, la transformant en sphère des loisirs marchands.
ne nous paraît pas plausible.
On nous dira que nous avons une vision trop globale, trop « macro », que cela paralyse la lutte, que c’est inaudible, et - pire – que nous ne respectons pas les sensibilités individuelles [4].
Notre vision des choses c’est que crier victoire sans livrer bataille, abolir la violence d’un combat qui n’a pas eu lieu, mais qui se joue toujours déjà, par l’unique force d’appel au rassemblement, à la communauté, ne mettra jamais à mal le capitalisme. Le risque est même, comme cela a si souvent été le cas, de voir un pôle contestataire servir de point de recomposition à la relation sociale capitaliste même qu’il avait voulu combattre [5]. Il relève de l’onanisme que l’on puisse abolir les conséquences des batailles passées sans engager le combat.
On ne rebâtira aucune communauté sans détruire la séparation capitaliste. Le communisme ici et maintenant est possible, mais il n’est possible qu’armé et offensif, or la religion n’est pas une arme d’émancipation, elle est au contraire un pouvoir, forcément oppressif, au passif des plus effrayants.
Nos vies sont des marchandises, nous nous reproduisons au travers de marchandises, nos enfants sont déjà des marchandises. Créer d’éphémères communautés sur la base du sentiment et de l’affect est une impasse alternativiste vieille comme le mouvement ouvrier. Qu’on ne nous resserve pas les mêmes lunes avec la nouveauté dans les yeux !
Tiqqun, relectures deleuziennes de l’apocalypse, Islam « libertaire », nous ne confondons pas tout. Les premiers sont des camarades de circonstances, proposant des relectures valant parfois d’être prises en compte, analysées et surtout critiquées. Les autres sont clairement des ennemis servant une bouillasse « intello » pour se justifier de leurs exactions réactionnaires (sur les plans pratique et théorique).
Reconnaissons que quiconque affirme aujourd’hui un projet révolutionnaire – et non pas simplement progressiste – ne peut se fonder sur la religion, même de manière critique [6], ne peut seulement appeler au sentiment et à la volonté de communauté. Car ce sentiment est néfaste lorsqu’il est crée dans une relation sociale qui l’est.
Nous voyons déjà s’amasser les nuages qui donneront l’orage de la critique : on nous traitera sûrement d’« athégriste » [7], de « totalitaire », etc., Nous n’avons rien à dire à ceux qui ne comprennent pas qu’il y a une différence entre sentiment d’un dieu, sentiment religieux et religion. La religion n’a rien à voir avec une quelconque conscience de révolte, elle n’est qu’une organisation, un pouvoir, nécessairement hiérarchisé, et reposant sur un appel immédiat à la communauté abstraite, c’est à dire une injonction à la collaboration de classe concrète. Ceux qui, sous couvert de la confusion entre le vague sentiment individuel de Dieu et l’institution qui informe ce sentiment, valorisent cette institution, ou une de ses composantes, sont nécessairement contre-révolutionnaires.
Vous pouvez nous peindre comme des terroristes du quotidien, attaquant les personnes pour qui la religion est tout ce qui les fait tenir. Mais c’est là une victimologie de bas étage, la religion est une construction sociale, et sous sa forme actuelle une construction/réacculturation par la société capitaliste d’une forme de domination qui lui est bien antérieure. Avant même que le travail salarié ne détruise nos vies et que la valeur ne devienne le moteur de nos sociétés, les religions fabriquaient l’oppression la plus brutale : division sociale, séparation des activités, construction / séparation /oppression des genres. Cette fonction est réactivée alors que le capitalisme est en crise. Il faut dresser l’imaginaire, les réflexions et les corps, au moment où la colère sociale est susceptible de tout embraser au point de renverser ce mode de production si l’alchimie entre ces trois dimensions se matérialise en communisme révolutionnaire ! Le vieux cerbère religieux est ainsi appelé à reprendre du service en première ligne, pour colmater les brèches ouvertes par la décomposition de la société de classe et/ou les faire déboucher sur des impasses suicidaires.
Les discours des différentes églises sont des ramassis de truismes réactionnaires fossilisés. Ils puent le moralisme, l’oppression sexuelle, l’acceptation d’un univers d’inégalité réelle entre les humains (et d’abord entre les hommes et les femmes), l’organisation normative de ce monde infernal, la soumission du savoir au règne arbitraire de la croyance. Le pire, s’il faut le dégager de toute cette pourriture, est la haine de la liberté que la religion grave au marbre dans tous les aspects de la vie humaine (individuelle, collective, intime, privé, public) sous prétexte de la soumission à une entité transcendantale, nommée Dieu, Allah, Jéhovah, Yahvé… Cette haine dépossède l’humanité de ses capacités à se transformer tout en transformant son environnement, sans limite préétablie. Elle est un cadre carcéral propice à la culture de toutes les horreurs. Les miettes d’humanisation, de progrès, que recèle la parole religieuse, sont les restes de quelques visions qui étaient émancipatrices aux époques qui les avaient vues naître. Mais, ces côtés reluisants ont toujours formé le léger verni de l’oppression matérielle, tout autant qu’ils ont souvent servi d’alibis aux atrocités commises par les pouvoirs religieux : les chrétiens instaurèrent l’infâme « code noir » en réclamant l’égalité de l’homme devant Dieu, reconnurent l’âme des peuples du Nouveau Monde pour mieux réduire à l’esclavage les noirs d’Afrique. Les musulmans ont été appelés, par le Coran, à éradiquer les « mécréants » et s’acquitter de la zakat, cette charité gage de bonne conscience. Le « peuple élu » a élu le domicile, sous les auspices de Yahvé, en colonisant par le sang et les larmes.
Il existe toujours un écart entre les promesses de la religion et le monde néfaste qu’elle fabrique. C’est cette abime qu’il faut pointer dans notre bataille contre le religieux, et non pas enfermer dans, ou recréer, des identités en niant la personne sur la base d’un prétendu sentiment commun.
Ne pas revendiquer clairement l’opposition indépassable entre religion et révolution c’est se tirer une balle dans le pied. Se servir du religieux pour recomposer un pôle de résistance, c’est déjà mettre un pied de l’autre côté de la barrière de classe.
De manière aussi certaine que nous raserons les édifices de l’industrie et du commerce, nous nous éclairerons aux bois de chauffage des églises, temples, mosquées et autre lieux de cultes. Nous crachons sans hésiter sur toute tolérance répressive qui s’accommode des personnes à genoux.