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Marseille contre la Loi Darmanin
Depuis le mois de décembre 2022, une assemblée d’organisations et de militant·e·s se réunit chaque semaine à Marseille, pour tenter de construire un front antiraciste, en réaction à la nouvelle Loi Asile et Immigration portée par le ministre de l’Intérieur et des Outre Mer, Gérald Darmanin.
Plusieurs manifestations ont déjà été organisées, rassemblant chaque fois plus de personnes. Des réunions publiques, des sessions de tractage dans des lieux ciblés ou même un tournoi de foot ont également permis d’informer et de s’organiser autour de cette loi, et plus largement de porter la question antiraciste dans le mouvement social actuel. Les manifestations intersyndicales hebdomadaires ont notamment été l’occasion pour les militant·e·s de Marseille contre la Loi Darmanin de tracter lors des cortèges contre la réforme des retraites dans le but de faire du lien entre les travailleur.ses avec ou sans papiers. L’ampleur de la mobilisation face à la réforme des retraites a récemment fragilisé l’assise qu’aurait pu espérer le gouvernement pour faire passer cette loi. Pour mener à bien son projet, ce dernier s’évertue à durcir certains pans d’une réforme déjà catastrophique pour les personnes sans-papiers, afin de (re)conquérir le cœur de la droite et de l’extrême droite. La suppression de l’Aide Médicale d’État, un dispositif permettant aux personnes sans papiers de bénéficier d’un accès aux soins en est un exemple. Parallèlement à ces annonces, Darmanin prépare à Mayotte une opération, « Wuambushu », ayant pour objectif l’expulsion de plus de 400 personnes par jour (principalement Comoriennes, rendues étrangères à leur propre territoire suite aux politiques d’annexion coloniale), ainsi que la destruction d’un millier d’habitations déjà précaires menées par des effectifs de la police française directement envoyées depuis la métropole, dont la CRS-8, la force d’intervention qui est déployée dans les quartiers populaires en France.
Face à ce désastre annoncé pour la fin du Ramadan, Marseille contre la Loi Darmanin organise une manifestation le 29 avril pour dénoncer cette opération et pour revendiquer le retrait de la loi Asile et Immigration. Depuis des semaines, plusieurs organisations politiques ont répondu à l’appel pour préparer cette journée de lutte : des syndicats, des partis politiques, des collectifs antiracistes, anti-carcéraux, féministes, antifascistes, des associations et militant·e·s comorien·e·s… Des déambulations dans certains quartiers se dérouleront pour annoncer la date de l’événement.
Contrairement à la dernière marche qui s’est déroulée au mois de mars et qui avait réuni plus de 2000 personnes, il s’agit désormais de défiler dans le centre-ville de Marseille, qui concentre les symboles de l’impérialisme de l’État français, des statues comme traces de l’héritage colonial aux institutions comme la préfecture, lieu de délivrance et de refus des titres de séjours aux personnes exilées.
L’organisation Marseille contre la Loi Darmanin cherche aussi à faire du 1er mai une date de convergence des luttes des travailleur.se.s avec ou sans papiers.
L’enjeu est double. D’une part, il s’agit de dénoncer l’instrumentalisation de la question migratoire par le gouvernement qui cherche par tous les moyens à détourner la colère émanant de la réforme des retraites. D’autre part, il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour empêcher la récupération du mouvement social faite par l’extrême droite depuis le début de la contestation. Le Rassemblement National, premier parti d’extrême droite, a décidé depuis plusieurs années de tenir son rendez vous annuel en cette date symbolique au sein du mouvement ouvrier. Cette année, il a choisi le Havre, ville portuaire et ouvrière pour tenir sa « fête de la Nation ».
A Marseille, l’objectif est donc de réussir à faire de cette grande manifestation annuelle, le lieu et le moment de la visibilisation de l’unité de notre classe, en construisant un cortège antiraciste rassemblant les organisations de défense des travailleur.ses et les collectifs antiracistes et antifascistes.
La mobilisation à l’EHESS (école des Hautes études en sciences sociales)
La mobilisation au sein du master de l’EHESS Marseille s’est organisée autour de revendications contre la complaisance du milieu universitaire face aux attaques de l’extrême droite et ses concepts d’islamogauchisme et wokisme, contre son élitisme et son incapacité à s’adapter aux réalités médico-sociales des étudiant·e·s et pour la banalisation des cours et la note plancher jusqu’au retrait de la réforme des retraites.
À ce jour cette mobilisation a donné lieu à la formation d’une section syndicale. Nous sommes maintenant 6 étudiant.es syndiqué.es à Solidaires Étudiant.es. Nous avons aussi créée des liens de solidarités avec les autres campus de la ville, l’EHESS de Paris, avec les doctorant·es et plus généralement les membres précaires de l’enseignement supérieur et de la recherche. Autour de l’organisation de petit-déjeuners devant le site les jours de grève, le comité de mobilisation a aussi renforcé la confiance pour certain·e·s à parler politique avec les salariés du sites de l’EHESS, agents d’accueil, de sécurité, de ménage, en s’appuyant sur des tracts et en partageant des crêpes. Puis, la confiance de participer à l’AG interpro, de faire des manifestations syndicales et des blocages ensemble, et aussi les mobilisations contre la loi Darmanin. Bref, des liens politiques se sont créés ainsi que la volonté de les faire perdurer avec entre autres, l’outil du syndicat.
La création de l’interpro
L’AG éduc c’est constituée dès la première journée de mouvement. Cette AG, appelé par les différents syndicats permet un espace de rencontre entre les différents grévistes de l’éducation nationale, principalement des professeurs (primaire et secondaire). L’assemblée à tout au long du mouvement permis de donner une confiance aux different·e·s grévistes qui souhaitaient se mettre en reconductible, et parallèlement à su organiser différents moments d’action, parfois en lien avec d’autres secteurs.
Le constat du succès des actions menées par l’AG éduc en tant qu’espace de rencontre entre différents secteur fait émerger l’idée d’une inter-pro à Marseille. Les retours d’autres ville qui commence à constituer dans ce sens nous à permis à quelques membres de l’AG éduc de croire en cette possibilité. En plus, un certaine ouverture de la UD13 lors des blocages/actions laisse penser que le climat est propice à des rencontres entre différents secteurs en lutte. Enfin, le passage en force du gouvernement accentue la motivation à renforcer les liens pour que le mouvement s’accélère.
L’indépendance partielle de l’AG éducation vis-à-vis des différents syndicats (et notamment l’UD13) donne alors un appui pour lancer la première AG inter-pro. Si quelques têtes syndicales semble peu emballé par l’idée de l’inter-pro la proposition de texte d’appel à une première assemblée inter-pro est validée au consensus par l’assemblée.
Une première équipe d’organisation de l’AG se constitue, principalement composée par des enseignant·e·s de l’assemblée éducation et d’un camarade de la CGT médico social. Un lien est alors fait avec l’intersyndicale de l’université afin d’ouvrir le grand amphi pour accueillir l’AG. Une rapide campagne de diffusions se fait par mail et lors des point de rassemblement. Globalement, l’idée est extrêmement bien accueillie par les millitant·e·s. Le discours à ce moment est le suivant : « il est nécessaire de se coordonner entre les différents secteurs afin de rendre crédible l’ambition de bloquer le pays. L’objectif n’est pas de passer outre l’UD13 mais d’augmenter les possibilités de blocage dans la ville »
Quelques semaines plus tard on peut faire l’hypothèse que ce discours à jouer sur une orientation forte de l’AG interpro sur la question du blocage et non sur la question de l’élargissement de la grève.
La première AG inter-pro réunis alors plus de 500 personnes. Les secteurs représentés sont principalement l’éducation, l’associatif, chômeur/précaire et la culture. On constate aussi la présence de secteur divers (territoriaux, cheminot, salariée du privé) venu assister à l’AG par une certaine forme de curiosité.
Cette première AG permet la structuration autour de différente commission de l’inter-pro. Si quelques difficultés apparaissent déjà entre les différentes tendances de l’assemblée (notamment action vs grève) l’ensemble des retours sont positifs. À ce moment-là, il est possible de tirer les petites conclusions suivantes :
- Le nombre de personnes présente montre la nécessité qu’un espace d’organisation interpro existe dans la ville
- La volonté de continuer le mouvement est encore très forte
- Les espaces de rencontre comme celui-ci permettent un gain de confiance très important chez les personnes en lutte.
La structure globale et les enjeux stratégiques qui se posent
À la première AG interpro, les organisateur·ice·s avaient proposé six commissions à investir : organisation de l’AG, communication, action, revendications, caisse de grève et vers la grève générale.
À part la commission revendications qui n’a jamais réellement existé, les 5 commissions ont été investies très vite.
Une sixième s’est créée à la deuxième AG, suite à la proposition d’un cheminot. Il relevait l’initiative, dans d’autres villes, de colis de nourriture de la confédération paysanne pour les grévistes de la SNCF, permettant, comme les caisses de grève, de redonner de la force pour continuer à gréver. Immédiatement une commission cantine/solidarité alimentaire s’est donc créée.
Dans chacune de ces commissions, énormément de questions politiques se sont posées, avec l’idée qu’elles soient pensées en petits groupes en commissions, puis posées à l’AG hebdomadaire pour que l’AG mandate les choix des commissions. Quelques exemples :
- est ce que la commission caisse de grève est accessible à des grévistes isolé.es dans l’interpro ou est-elle redistribuée systématiquement à des caisses de grève déjà existantes ?
- quels types d’actions doit prioriser la commission action ? (symbolique, bloquante…)
- est ce que la commission cantine cherche plutôt à créer des cantines à prix libre sur les piquets et pendant les manifs ou à distribuer des colis alimentaires à certains grévistes ?
- l’AG a-t-elle un intérêt à rester en plénière ou doit-elle plutôt se transformer en petits groupes de travail pour avancer plus concrètement ?
Pendant les 4 premières AG, la structuration était celle-ci : d’abord un tour fonctionnel (présentation de la tribune, tour des commissions, vote des mandats des commissions…) puis un tour des secteurs en lutte, avec pour but de partager leurs agendas, leurs besoins, leurs idées à transmettre, leurs directions, leurs priorités, leurs mots d’ordre, et enfin un temps plus ouvert de débats, permettant de caractériser l’état du mouvement, les idées à mettre en place…
C’est donc plutôt un format d’AG mixte, à la fois avec les enjeux internes de retour des commissions, à la fois de lien entre différents secteurs en lutte, à la fois de moments un peu plus ouverts, prenant parfois le format agora ou différentes idées peuvent s’exprimer, mais en général sans que ça prenne des formes très concrètes ensuite.
Si ces commissions investies ont été une véritable force, on peut se dire que leur grande autonomie a été parfois une faiblesse, ne permettant pas ou peu des stratégies communes, des actions qui coordonneraient plusieurs commissions, par exemple.
Deux des commissions ont incarné des stratégies assez polarisées même s’il n’y a pas vraiment eu de point de rupture.
La commission grève générale, d’un côté, tend vers la question de l’élargissement, ou de l’aide à la structuration des secteurs. De l’autre, la commission action, même si elle a globalement pensé des actions assez peu violentes, cherche souvent plutôt à se diriger vers une certaine radicalisation du mouvement.
Cette distance s’est d’autant plus ressentie depuis mi-avril. Les grèves, les piquets et les manifs sont rares et assez invisibles, c’est devenu plus difficile pour la commission grève générale d’être en lien avec des secteur mobilisés, et le type d’actions est de la même manière rentré plus en opposition avec les personnes bloquées (automobilistes par exemple), sans appel à manifs à tracter, ce qui diminue directement l’objectif d’élargissement.
Même s’il n ‘y a pas eu de rupture entre ces deux commissions, on sent des manières de s’organiser et des stratégies très différentes, mais c’est surtout le manque de communication qui semble creuser l’écart car en pensant plus collectivement une direction commune, ces manières de s’organiser pourraient être plus complémentaires.
La commission « vers la grève générale »
En plus des groupes de travail pratiques habituels (communication, orga de l’AG…), dès le début de l’interpro s’est créée une commission « vers la grève générale » avec comme objectifs de vouloir continuer à élargir la grève, d’être un moyen de coordination et de communication entre les différents secteurs, et de ramener de nouveaux secteurs pas encore présents à l’AG interpro.
Dès la première AG, les principaux secteurs en lutte présents étaient l’éducation, le social et la santé, la culture, des travailleur.euses isolé.es dans leur boîte ou leurs secteurs (Airbus, BTP…) et aucun des secteurs dits bloquants et mobilisés depuis le début du mouvement n’étaient présents.
La commission a donc cherché, dans l’AG interpro, à mettre en lien les personnes isolées dans leurs secteurs avec d’autres personnes du même secteur déjà organisées ou non, par de la prise de contact interpersonnelle sur place.
Nous avons été présent.es sur un maximum de piquets de grève et dans toutes les manifestations intersyndicales, en tractant l’appel pour l’interpro, en prenant le temps de discuter avec des syndiqué.es, en essayant de convaincre de la nécessité de s’organiser ensemble et d’avoir un espace de discussion collectif.
Un de nos obstacles a été le rapport avec l’UD CGT 13, qui se considère comme l’organe interprofessionnel local mais s’organise de manière extrêmement ascendante. La conséquence étant que, très vite, quand on discute en manif ou sur un piquet avec un.e syndiqué.e, dès qu’on la convie à l’interpro, la personne nous dit qu’il faut en parler avec son responsable de section, qui sont souvent inaccessibles, ou disent elleux-même qu’iels doivent faire remonter à l’UD la possibilité de s’impliquer dans le cadre auto-organisé qu’on a proposé.
Après plus d’un mois d’interpro, même si des militant.es de ces secteurs mobilisés sont souvent venu.es en leur nom participer à l’AG, à part des syndicalistes de Solidaires, personne n’est venu parler au nom de son syndicat.
Sur l’enjeu d’élargissement, on en parle depuis le début, et il y a une forme de consensus dans cette commission pour dire que beaucoup de secteurs dits non-bloquants le sont en fait, et qu’il y a un enjeu à ce qu’ils rejoignent la mobilisation.
Avant la manifestation du 22 avril, cette commission a donc organisé un petit rassemblement sous le mot d’ordre « Pour une grève du travail reproductif ». L’enjeu était à la fois de visibiliser ces secteurs dits non bloquants qui sont en lutte depuis le mois de janvier (personnel de ménage des hôtels, AED, travailleur·euses de la santé, du social, ATSEM…) et de porter le mot d’ordre que le travail reproductif est aussi omniprésent hors des cadres salariés classiques (travail domestique, travail non déclaré entre autre des personnes sans-papiers).
L’idée pour la suite serait de continuer à organiser des rassemblement ou actions de l’interpro, à chaque fois autour d’un mot d’ordre particulier, et trop peu porté par les syndicats (sous-traitance, « métiers en tension » pour faire le lien avec la loi Darmanin…)
Dans cette idée d’élargissement, on a aussi parlé de la volonté d’aller tracter sur des lieux de travail sans tradition de syndicalisation ni d’organisation, entre autres sur le droit de grève, ou d’organiser des déambulations d’appel aux manifestations, mais elles n’ont pas encore vraiment vu le jour.
Une petite chronologie des temps forts et des moments plus difficiles
Ça nous paraissait assez intéressant de faire une chronologie. En terme de fréquentation de l’AG interpro, les deux premières étaient remplies, entre 500 et 600 personnes, ce qui dit beaucoup sur la nécessité de ce type d’orga et le vide à combler pour beaucoup de militant.es. Les deux suivantes ont réduit de moitié, et les deux dernières, on était plutôt autour d’une centaine.
Avec le nombre qui s’est amenuisé, on s’est aussi retrouvé de plus en plus dans un entre soi militant, déjà plus ou moins habitué à s’organiser ensemble, avec des pratiques et des stratégies très différentes.
On a aussi perdu des secteurs qui, s’ils étaient faiblement représentés étaient là (comme la SNCF par exemple)
Aujourd’hui, à la veille du 1er mai, on pense à comment faire perdurer cette AG. Les membres des commissions et groupes de travail, elleux-mêmes s’organisant à côté de l’interpro, sont épuisé·e·s par l’exigence que demande la tenue de cette AG hebdomadaire, mais on ne se démoralise pas, et pour nous l’enjeu est double : maintenir l’AG les deux prochaines semaines, pour voir ce qui se passe le 1er mai et s’en saisir éventuellement, et penser une pérennisation de ce cadre dans le temps, permettant de le réactiver dès le prochain mouvement social, voire même dès les prochaines grèves isolées, pour ne pas arriver avec 2 mois de retard comme cette fois, en bénéficiant des liens inédits qui ont été tissés dans ce mouvement.
Pour raconter deux choses qui paraissent, dès aujourd’hui de vraies victoires :
– la dynamique de l’interpro a poussé dans les secteurs peu mobilisés et organisés. Beaucoup de travailleur·euses de l’associatif et de la culture étaient là à chaque AG, et si quelques un.es s’organisaient respectivement à Asso Solidaires et à Sud Culture, rien n’avait été vraiment lancé dans le mouvement. À l’initiative de ces 2 syndicats, 2 AG de secteurs se sont créées (Asso et Culture donc), à l’image de l’AG éduc, rassemblant beaucoup de travailleur·euses isolé·es dans leur travail et pas organisé.es, donnant une bonne illustration de comment un secteur avec une forte tradition d’organisation comme l’éduc peut insuffler de la force et de la confiance à d’autres secteurs, moins habitués à s’organiser
– deuxième exemple, l’AG interpro avait organisé une action de blocage d’autoroute un matin avec diffusion de tracts. En revenant de cette action où on était une bonne centaine, on croise par hasard un cortège de la CGT, en route pour un blocage de la gare. On se joint donc à elleux et ainsi on double le nombre, rendant l’action plus massive. Ça a été un beau moment de rencontre de militant.es avec des habitudes très différentes. Après ce moment qui a créé la confiance, l’interpro a réussi à approcher l’UD CGT pour proposer une opération ville morte à l’initiative de l’AG interpro. L’idée étant de tenir plusieurs points de blocage au même moment, et que chaque groupe gère indépendamment son point de blocage. Là où beaucoup disaient que cette proposition serait un échec, du fait d’un choix et d’un agenda non porté par la CGT, l’UD a finalement accepté de se joindre et de tenir deux points de blocage. Ici on voit que le rapport de force créé par l’auto organisation de la base, et un rapport de confiance lors d’une rencontre hasardeuse ont rendu possible une réelle action interprofessionnelle, rassemblant des militant.es de bords et de pratiques très différents.