Soutien aux travailleuses.eurs agricoles étrangères.s : justice et égalité (1/3)

Ces derniers mois, l’explosion inconsidérée du nombre de travailleuses.eurs migrantes.s testées.s positives au Covid-19, a remis en lumière l’exploitation systémique et les conditions de vies indignes des milliers de travailleuses.eurs agricoles étrangères.s dans l’agriculture. Nous republions plusieurs articles sur la situation actuelle et les affaires judiciaires en cours...

Le premier article ci-dessous détaille et se focalise sur les agissements scandaleux de l’entreprise de détachement Terra Fecundis, mais c’est bien au-delà que le problème s’enracine...
Initialement publié sur médiapart le 17 juillet 2020

Episode 1/3 Terra Fecundis : l’exploitation de travailleurs en « bande organisée » visée par la justice

Elle fournit des travailleurs migrants par milliers aux agriculteurs français. Mais Terra Fecundis, société espagnole, sera bientôt jugée pour une fraude massive aux règles sur le travail détaché. Révélations sur une affaire emblématique d’un dumping social invisibilisé : celui à l’œuvre dans nos campagnes.

Plus de 6 000 intérimaires étrangers, près de 500 exploitations agricoles et une trentaine de départements concernés : la « méga » enquête visant la société Terra Fecundis, qui devait être jugée en mai à Marseille et dont le procès a été reporté en raison de la crise sanitaire, a révélé un système hors norme de détournement de la directive européenne sur le « travail détaché » au détriment des droits des salariés, voire du respect de la dignité humaine, dans les champs de fruits et légumes français.

Comme d’autres agences d’intérim espagnoles inquiétées par la justice hexagonale, l’entreprise organise depuis des années la mise à disposition de travailleurs migrants auprès d’exploitants du Gard, du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône notamment, de façon massive – et plutôt discrète jusqu’à la découverte ce printemps de cas de Covid-19 dans des hébergements d’ouvriers agricoles. Selon des pièces judiciaires consultées par Mediapart, Terra Fecundis serait à l’origine d’une fraude aux cotisations évaluée, pour les seules années 2012 à 2015 visées par l’enquête, à 112 millions d’euros, au préjudice de la Sécurité sociale.

Non seulement la société et plusieurs de ses dirigeants sont poursuivis pour « travail dissimulé » et « marchandage » (fourniture de main-d’œuvre ayant pour effet de causer un préjudice au salarié), mais le parquet de Marseille a retenu, à l’issue de son enquête préliminaire, la circonstance aggravante de faits commis « en bande organisée », doublant ainsi la peine encourue, jusqu’à dix ans de prison.

Si le système mis au point par Terra Fecundis arrive enfin devant le tribunal, il n’est déjà plus tout neuf. Son essor remonte à la crise de 2008, dramatique outre-Pyrénées pour le secteur du BTP, gros employeur de main-d’œuvre étrangère. À l’époque, des entreprises de travail temporaire (ETT) espagnoles se repositionnent sur les marchés voisins, accessibles grâce à la directive européenne sur le « travail détaché », qui permet à une société d’un État membre d’envoyer, pour une durée limitée, son personnel dans un autre État membre, tout en restant soumise aux prélèvements sociaux de son pays d’origine – les cotisations étant plus faibles en Espagne qu’en France, le coût de cette main-d’œuvre flexibilisée s’avère imbattable.

C’est ainsi que Terra Fecundis se met à « servir » à tour de bras des agriculteurs français, dépêchant surtout des migrants d’origine latino-américaine (Colombiens, Équatoriens, etc.), parfois des Marocains ou des Sénégalais. Certains ont acquis la nationalité espagnole ; les autres disposent théoriquement de titres de séjour en Espagne. Année après année, le nombre d’entrées en France ne cesse d’augmenter – en 2015, plus de 6 700 personnes identifiées ont ainsi été dispatchées sur plus de 550 exploitations agricoles. Dans une synthèse consultée par Mediapart, les gendarmes de l’Office central de lutte contre le travail illégal (Oclti), chargés de l’enquête par le parquet de Marseille avec l’appui de la police aux frontières et de l’Inspection du travail, s’alarment ainsi d’un « accroissement exponentiel du nombre de clients [français] ».

Problème : à part l’existence d’un siège social dans le sud de l’Espagne, Terra Fecundis n’exerce aucune activité ou presque dans son pays. « Elle est réalisée à plus de 99 % en France », estiment les gendarmes. Un discret appartement à Châteaurenard (Bouches-du-Rhône) sert de bureau permanent (« établissement occulte » dans le jargon judiciaire) ; au moment de l’enquête, au moins cinq salariés se consacrent même à temps plein à la gestion de la main-d’œuvre et aux relations avec les agriculteurs ; bizarrement, des « saisonniers » sont placés sur une exploitation une année entière…

Aux yeux du parquet, Terra Fecundis, dont le chiffre d’affaires en France était évalué à plus de 57 millions d’euros en 2018, aurait dû s’immatriculer et régler ses cotisations dans l’Hexagone, et a contrevenu de ce fait à la législation sur le travail détaché dans des proportions encore jamais jugées en France.

Mais au-delà de la fraude sociale, c’est tout un système d’exploitation de personnes vulnérables que les enquêteurs ont mis au jour, en particulier dans le triangle Marseille-Arles-Avignon, à coups de perquisitions sur des lieux d’hébergement, d’écoutes, d’auditions de dizaines et de dizaines d’intérimaires, de maraîchers et arboriculteurs français. « Terra Fecundis privilégie une rentabilité à l’excès », résument les gendarmes dès 2016.

À l’époque de l’enquête, de nombreux migrants interrogés sont logés dans les bungalows d’un camping situé à Noves (non loin d’Avignon) ou dans des bâtiments vétustes, notamment un lieu surnommé « El Carcel » par les résidents (« la prison », non loin d’Arles), que Terra Fecundis loue à l’année. « On dormait sur le sol dans la salle de restauration des ouvriers avec seulement un drap », raconte une Équatorienne entendue par les gendarmes et passée par « El Carcel ». « Je me trouvais traité comme un chien, sans oreiller, couverture ni matelas convenable », témoigne un autre travailleur équatorien, à propos d’un bungalow à Saint-Martin-de-Crau. D’autres observations font état de locaux non entretenus par les chefs d’établissement, de pièces surpeuplées, de cuisines impraticables.

« Les éléments constitutifs de la traite des êtres humains sont réunis »

« Les auditions des salariés et les constations effectuées sur certains lieux de vie démontrent des conditions d’hébergement contraires à la dignité humaine », concluent les enquêteurs, évoquant là une infraction que le parquet n’a pas retenue contre Terra Fecundis – sollicitée par Mediapart, la procureure de Marseille n’a pas souhaité répondre sur le fond du dossier.

Le site d’« El Carcel » se révèle tellement impropre à l’habitation (chambres sans fenêtre, nombre de lavabos quatre fois inférieur à la norme, une seule cuisine praticable sur cinq) qu’il finira par être fermé en décembre 2017 sur arrêté préfectoral, après un avis de l’Inspection du travail.

À propos d’« El Carcel » et d’un autre hébergement loué par Terra Fecundis à Maillane, les enquêteurs iront jusqu’à écrire que « tous les éléments constitutifs de la traite des êtres humains […] sont réunis : le recrutement, le transport de l’Espagne vers la France, l’hébergement dans des conditions indignes à des fins d’exploitation par le travail […], et ce en échange d’une rémunération ». Une infraction pas retenue non plus pour le procès.

Parlant rarement français, ces travailleurs sont en tout cas coupés de la population locale. Tous les procès-verbaux racontent la même histoire : conduits en bus depuis l’Espagne sans connaître leur destination finale, sans possession de leur contrat de travail et sans information claire sur la durée de leur emploi ni le montant de leur rémunération, ces candidats au travail en France pour gagner un peu plus d’argent qu’en Espagne se retrouvent coincés par le système Terra Fecundis, une fois arrivés sur le sol hexagonal.

Pour travailler dans les champs comme pour faire leurs courses, la plupart sont dépendants d’une navette assurée par l’entreprise espagnole. Certains intérimaires sont contraints d’arriver sur leur lieu de travail avec plus d’une heure d’avance, d’en repartir après une heure d’attente. D’autres racontent aux enquêteurs avoir été victimes de menaces, de harcèlement, voire de harcèlement sexuel – sans que ces éléments soient démontrés dans le dossier.

« L’isolement linguistique, géographique, l’organisation de Terra Fecundis et la relation liant les salariés à cette dernière sont autant de critères constitutifs de la vulnérabilité et de la dépendance économique des intérimaires », peut-on lire sous la plume des gendarmes, dès 2016.

Un travailleur équatorien de 33 ans employé par Terra Fecundis, Elio, a même trouvé la mort en 2011 sur une exploitation de melons (une Sarl gérée par l’époux d’une cadre de l’entreprise espagnole), à la suite d’une déshydratation et d’une journée de labeur où l’eau a manqué. Pour venir à son secours, c’est un « chef de zone » de Terra Fecundis qui a été appelé, plutôt que les pompiers.

À l’issue d’une information judiciaire ouverte à Tarascon (au cours de laquelle la société espagnole a été placée sous le simple statut de « témoin assisté »), la Sarl a été jugée en janvier dernier pour « homicide involontaire » par violation délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité. Une relaxe ayant été prononcée, la famille a depuis fait appel.

À cette organisation s’ajoute, selon les enquêteurs, une série d’entorses au droit du travail. La plupart des témoignages et des relevés horaires le montrent : la durée légale de travail est souvent dépassée ; les heures supplémentaires effectuées ne sont pas majorées ; les contrats sont reconduits sans prime ni limitation, contrevenant aux principes du travail saisonnier en agriculture ; et une tendance générale à la sous-déclaration fait que de nombreux salariés sont privés de leurs indemnités chômage une fois de retour au pays.

« Dans le système de Sécurité sociale espagnol, les entreprises semblent pouvoir cocher différentes cases en fonction du niveau de cotisation dans lequel elles inscrivent leurs salariés, précise à Mediapart Jean-Yves Constantin, membre du syndicat CFDT dans les Bouches-du-Rhône – partie civile au procès de Terra Fecundis. Ainsi, un certain nombre d’intérimaires qui travaillent en France ne seraient déclarés que quelques jours sur le mois, ce qui ne leur ouvre pas toujours leurs droits au chômage. La directive du travail détaché ne permet pas cela. Cette pratique est complètement destructrice des équilibres sociaux en France mais aussi au sein de l’UE. Elle ouvre la voie à un moins-disant social. »

Dans le dossier Terra Fecundis, de nombreuses pièces dévoilent, en outre, un système de double comptabilité horaire : celle enregistrée par les travailleurs sur les exploitations (parfois agrémentée de la mention « horas reales » – heures réelles) et celle transmise ensuite à Terra Fecundis. Les horaires apparaissent alors lissés sur le mois de façon à éviter le dépassement de la limite légale des 48 heures par semaine. « En cas de contrôle, il apparaît que certains exploitants agricoles présentent de faux relevés d’horaires pour tenter d’éviter les poursuites judiciaires », peut-on lire sur le PV de la perquisition opérée au bureau de Terra Fecundis, à Châteaurenard.

Peur des représailles

En temps normal, les salariés sont payés entre 7,46 et 7,50 euros de l’heure. Et au-delà des 35 heures hebdomadaires ? Même tarif. Les dimanches et jours fériés ? Même tarif. En dépit du code du travail. Ils ne peuvent de toute façon mettre la main sur leurs bulletins de paye qu’à leur retour en Espagne. Beaucoup sont par ailleurs contraints de dépasser le délai légal de 90 jours au-delà duquel des personnes originaires d’un pays extérieur à l’UE ne peuvent rester travailler sur le sol communautaire sans titre de séjour.

Sollicitée par Mediapart, l’agence chargée de la communication de Terra Fecundis en France n’a pas répondu à nos questions, nous renvoyant simplement un communiqué de presse du 7 juillet, qui rappelle « l’engagement social fort » de l’entreprise et que « l’humain est au cœur de son ADN ».

Quant à l’avocat de Terra Fecundis, Me Guy André, qui a déjà dénoncé un « faux procès », il nous écrit ceci : « Tout au plus pouvons-nous vous informer que la société a porté dernièrement tout un pan de l’affaire devant la Commission européenne par une demande en condamnation de l’État français en responsabilité pour manquement à l’application du droit de l’Union », en l’espèce pour « violation du principe de libre circulation des prestations de services transnationales » et pour « violation du principe de non discrimination en considération de l’origine ethnique et raciale des salariés détachés en France ».

Cette affaire, en réalité, illustre à merveille le dumping social à l’œuvre dans le secteur agricole français, caractérisé par un enchevêtrement complexe entre droit européen, Code du travail et droit rural français. Les salariés, souvent peu représentés syndicalement, sont totalement invisibilisés dans le discours public, monopolisé par les exploitants et paysans – pourtant statistiquement moins nombreux que les salariés agricoles.

Les agences d’intérim espagnoles sont ainsi nombreuses à s’être jetées sur les campagnes françaises – elles sont près d’une trentaine à être actives sur les seules Bouches-du-Rhône. Jean-Yves Constantin, de la CFDT, estime que le nombre d’heures effectuées par les travailleurs détachés représente même 17 à 18 % du volume de travail dans le secteur agricole du département.

« La crise sanitaire n’a fait que mettre en lumière des conditions que nous dénonçons depuis des décennies », souligne aussi Fabien Trujillo, responsable régional PACA pour la fédération agroalimentaire et forestière de la CGT, qui va jusqu’à dénoncer « un système presque structuré de “traite négrière” ». En tout cas, « les travailleurs ont tellement peur des représailles qu’ils n’osent même pas parler aux militants syndicaux ».

Ce système pourrait toutefois se retrouver affaibli par les affaires judiciaires qui s’accumulent. En avril dernier, une « petite sœur » de Terra Fecundis, la société Safor Temporis (aujourd’hui sans activité), a été condamnée par le tribunal correctionnel d’Avignon à 75 000 euros d’amende pour « travail dissimulé » du fait du détournement de la directive européenne sur le travail détaché au cours des années 2014-2016, tandis que son dirigeant écopait de dix-huit mois de prison avec sursis. La CFDT, partie civile là aussi, s’est félicitée que le tribunal ait condamné l’entreprise à verser 6,3 millions de dommages et intérêts à la Mutualité sociale agricole (MSA), privée de cotisations pendant des années. Des migrants avaient été mis à disposition de 18 exploitations, en PACA mais aussi dans le Rhône, la Gironde ou les Hautes-Pyrénées.

Le 16 juin, cette fois, c’est le nom de Laboral Terra qui a résonné aux prud’hommes de la cité d’Arles, où cinq ex-salariés réclamaient à cette agence espagnole (désormais en liquidation judiciaire) des dizaines de milliers d’euros de rattrapage d’heures supplémentaires, de congés, ou encore des dommages et intérêts. Pas moins important : ils ont demandé que la douzaine d’entreprises françaises, clientes de Laboral et pour lesquelles ils ont trimé, soient condamnées solidairement. « Ce qui se passe entre Laboral Terra et les salariés, ce n’est pas le problème des sociétés utilisatrices », s’est offusqué l’un des avocats de celles-ci, qui surveillera tout de même le jugement de près – il est annoncé pour septembre.

En tout cas, les autorités judiciaires qui se penchent sur ce système d’exploitation massive de saisonniers semblent se concentrer sur les infractions liées à la fraude sociale possiblement imputables aux agences étrangères, sans aller toujours chercher de responsabilités du côté des entreprises françaises donneuses d’ordre, rarement inquiétées, alors que les infractions d’« emploi d’étrangers sans titre » par exemple, ou de « conditions d’hébergement indignes » existent.

De nombreux exploitants du Gard et des Bouches-du-Rhône, pourtant, sont bien partie prenante de ce système, de Monsieur C. (qui au moment de l’enquête employait jusqu’à 100 intérimaires en pleine saison sur ses sept sociétés agricoles, dont certains toute l’année), à Madame B. (70 intérimaires Terra Fecundis sur ses cinq entreprises), en passant par Monsieur S. (jusqu’à 130 intérimaires Terra Fecundis en pleine saison sur ses trois sociétés), et sans parler des multiples fermes plus modestes. Peuvent-ils tout ignorer des conditions d’emploi de leur main-d’œuvre ? Si nombre d’exploitants ont été entendus dans l’enquête marseillaise sur Terra Fecundis, aucun n’est renvoyé au côté de la société devant le tribunal.

L’avocat de la famille d’Elio, l’Équatorien décédé en 2011, partie civile au procès, le regrette : « C’est symptomatique que la justice aborde le sujet par le biais des cotisations sociales, estime Me Yann Prevost. Les magistrats ne voient pas de différence entre une situation de travail problématique et la traite des êtres humains, qui reste difficile à caractériser. Or le délit qui consiste à contourner le travail détaché ou à faire travailler un sans-papier n’a rien à voir avec la notion d’exploitation. L’atteinte aux droits humains caractérisée par des conditions de travail et d’hébergement indignes demeure le sujet principal dont la justice doit savoir se saisir. »

Un autre procès visant Terra Fecundis pour « travail dissimulé », attendu pour 2021 à Nîmes, pourrait tout de même envoyer un autre signal. A l’issue d’une enquête initiée sur signalement de l’inspection du travail d’Occitanie, cinq exploitations françaises du Gard (et certains de leurs dirigeants) comparaîtront en effet au côté de l’agence espagnole pour avoir recouru « sciemment » au travail dissimulé que Terra Fecundis se voit reproché (sur les années 2017 à 2019), ainsi que pour « l’emploi d’étrangers sans titre ».

L’une d’elles, basée à Sait-Gilles, sera même jugée pour avoir, à l’été 2017, « soumis au moins 35 salariés agricoles à des conditions d’hébergement incompatible avec la dignité humaine ».

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