Malgré des mouvements de contestation contre les réformes imposées par la ministre Frédérique Vidal, les restrictions d’accès aux études supérieures et les plans de financement sont mis en place. L’ancienne ministre a œuvré pour propulser la recherche française dans les premiers rangs au niveau mondial, dont l’excellence ne cesse de traduire l’accroissement des inégalités et la précarisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR). Sa successeure, Sylvie Retailleau, poursuit la politique dans une perspective similaire en encourageant le développement de projets dits innovants. Ratisser les fonds des mers et explorer l’espace, inventer des mini-réacteurs nucléaires et performer les nanotechnologies font partie d’un vaste programme qui donne l’impression d’une science surpuissante prête à défier ses propres capacités. Toutefois, l’idée de « rapprocher le futur » et d’écraser des concurrent.es potentiel.les ne correspond pas aux aspirations et aux valeurs des chercheur.es et des étudiant.es qui se sont engagé.es dans les études pour comprendre le monde et non pas pour le dominer et le détruire.
Les sciences sociales sont très peu présentes dans les campagnes de communication, elles ne sont pas moins touchées par le financement par projet. D’abord, les demandes d’attribution de budget doivent justifier la pertinence et la dimension d’innovation d’une étude, leurs « retombées » sur la société, c’est-à-dire produire des résultats concrets pouvant être utiles au quotidien. Ensuite, la partie administrative, depuis la demande de subvention jusqu’à l’évaluation du budget, repose entièrement sur les structures financées, ce qui ajoute une charge bureaucratique au travail d’étude. Ensuite, un travail pluridisciplinaire permet d’instaurer un dialogue entre les disciplines et d’échanger des résultats de chaque discipline pour répondre à des problématiques communes. Or, les « décloisonnements disciplinaires » peuvent aussi confondre des objectifs scientifiques avec ceux de l’Etat et des entreprises et réduire les sciences sociales à des outils de collecte de données ou à des instrument de dialogue pour imposer des transformations administratives et technologiques à des populations réticentes. Enfin, un déplacement des questions sociales vers celles liées à la performance des nouvelles technologies remplace les études par le travail de programmation. Même si cela permet de collecter ou produire des données à partir des matériaux primaires, ou bien de développer des interfaces interactives entre des matériaux primaires et des usagèr.es, ces objectifs s’éloignent de celle des sciences sociales.
Si les sciences sociales ne sont pas qu’une usine à données, ni une administration, ni de l’ingénierie, ni le bras droit de l’Etat et des industries, alors comment justifier leur existence et leur valeur ? Les disciplines se sont formées avec l’Etat moderne : la sociologie était un instrument d’évaluation les conditions de travail et de vie des populations, la psychologie était un moyen d’étudier et de « soigner » la santé mentale, l’anthropologie est la fille de la colonisation. Depuis les années 1960 et 1970, la science n’est plus seulement considérée comme un instrument de rationalisation et d’amélioration des conditions de vie des ménages, elle propose aussi d’aborder les questions sociales à partir des marges ou d’écrire l’histoire des subalternes, de comprendre des rapports de pouvoir et la violence de l’Etat, d’élaborer des cadres théoriques défendant la justice sociale et de lutter contre la démagogie et le confusionnisme. Ces idéaux reposent à la fois sur les traditions occidentales et ses notions d’autonomie, de liberté ou d’égalité, et sur les échanges internationaux scientifiques et philosophiques qui permettent de décentrer des regards sur le monde. Aujourd’hui, les études portées sur des inégalités sociales et des contestations sont délégitimées sur le plan académique et sont considérées comme militantes et non scientifiques. Elles ne sont pas soutenues financièrement et reposent majoritairement sur des étudiant.es et des jeunes chercheur.es en contrat précaire ou bénévoles, et aussi peuvent susciter la méfiance des populations mêmes, qui remettent en question la pertinence et l’utilité de la science.
Le rôle des technologies à la sortie de la crise sanitaire a été mis sur un piédestal dans la gestion de l’incertitude, alors que les nouvelles technologies étaient même absentes des espaces d’incertitude. Les communications à distance assurées pendant le confinement ne permettaient pas de rendre compte ni d’accéder à des populations qui étaient marginalisées et laissées dans les situations très vulnérables. À ce moment, le travail des chercheur.es et des étudiant.es en sciences sociales ne consistait pas à faire l’apologie des nouvelles technologies et du numérique, mais à mettre en évidence des fractures sociales et des conséquences des politiques sanitaires sur les populations. Contrairement à des idées reçues, les innovations technologiques ne permettent pas des avancées sociales et encore moins de « faire évoluer l’humanité ». Les études sur les questions sociales ne produisent pas des richesses monétaires, et celles qui ont alerté sur les inégalités et la violence de l’Etat n’ont pas été considérées dans les actions politiques, ce qui ne signifie pas qu’elles sont moins pertinentes.
Toutefois, l’expérience sociale et politique dans les espaces relativement éloignés des yeux de l’Etat a soulevé également la question de la pertinence des enquêtes, qui pouvaient être considérées comme des comptes rendus faits au service de l’Etat, qui brisaient l’anonymat, et non pas comme des supports d’échange des expériences entre les collectifs. Cette méfiance peut mener vers des positions anti-scientifiques et confusionnistes, et aussi encouragent à abandonner les espaces universitaires au lieu de soutenir des luttes sur le plan de politiques des sciences et des savoirs.
Jean-Lucie Ferre