Ils arrachent et ils jettent les tentes, les vêtements, la nourriture, les brochures d’information, les livres, le matériel pour les cours en anglais, français, guitares, les ballons, les meubles, les douches et les toilettes.
La violence dévastatrice de ces bulldozers détruit le travail de mois d’auto-organisation, qui a mobilisé la solidarité de beaucoup de gens, qui a vu cet espace être traversé par une multitude de personnes, dont des migrants, des activistes de toute l’Europe, des gens qui se sont joints pour apporter des pâtes, du lait, de l’eau.
« Nous avons dégagé le presidio, pas les migrants », a déclaré le maire de Vintimille, Loculano. Ce que détruisent ces bulldozers, en fait - sous les yeux attentifs et terrifiés en même temps de la police - est avant tout un chemin d’autogestion, de lutte, qui a eu lieu principalement par l’urgence de vivre ensemble.
Les migrants et les solidaires vivaient ensemble, mangeaient ensemble, dormaient dans le même endroit, géraient ensemble la cuisine, le nettoyage du terrain, la sécurité pour empêcher aux passeurs de rentrer, et ensemble ils se confrontaient dans des réunions horizontales (en arabe, italien, anglais français) pour s’organiser contre la violence des frontières et la répression continue que rencontrent ceux qui essaient de les traverser.
À Ventimiglia, il n’y avait pas de place pour la pitié, la rhétorique de la charité chrétienne. À Ventimiglia il y avait les corps, les regards, l’effort constant de se connaître, de se raconter au-delà des barrières linguistiques. À Vintimille il y avait l’immédiateté des relations, du vivre ensemble, de construire, il y avait la frustration d’avoir en face une barrière qui constamment ramenait la menace d’expulsion, qui reproduisait constamment le visage brutal de l’Europe. Mais il y avait aussi une énergie vitale qui sortait de "coups" devant la frontière, dans l’improvisation de la musique et de la danse du Soudan, dans la conviction de ne pas être seuls, de lutter avec les autres, à Vintimille il y avait le désir irrésistible de liberté.
Voilà ce que les bulldozers et leurs dirigeants voulaient effacer. Ils ont peur de la liberté, de ce que le Presidio No Border est en train de construire, en s’opposant au business minable qui a été créé autour de l’« accueil », en dénoncent les pratiques violentes de la police aux frontières dans le scénario de la multiplication des frontières.
Ventimiglia, Calais, Lampedusa : plaies ouvertes au cœur de l’Europe, où des vies sont suspendues sur le rêve d’une terre d’asile, des espaces de transit où la violence du voyage, les mauvais traitements infligés par la police et les trafiquants, se joignent à la violence de la frontière. La violence des zones de transit dans lesquelles les migrants deviennent des pions à répartir entre les différents États dans le scénario de l’ambiguïté législative, dans une Europe qui professe la liberté de mouvement pendant que Schengen est réduit à un énième dispositif qui renforce les hiérarchies entre qui est citoyen intérieur de la « forteresse Europe » et qui ne l’est pas et pour ça reste piégé dans les dispositions de Dublin II, qui lie la demande d’asile au premier pays d’arrivée.
La patrie de la liberté et des droits répond avec la fermeture et des expulsions des voisins qui, fuyant des dictatures et de la violence, héritage d’un passé que l’Europe prétend avoir oublié. La migration, comme un fait social total, nous oblige à repenser l’ensemble du système économique et les bases sur lesquelles l’Europe est construite, en l’appelant à répondre des conséquences de l’exploitation coloniale. Effort qu’aucun État européen ne semble être prêt à faire.
Voici donc que fermer, barrer, expulser semblent devenir les seuls slogans ; pour ne pas mentionner l’ouverture de nouveaux hotspots, de fait des lager légalisés. Mais les parcours No Border savent très bien que le contrôle n’est pas la seule stratégie mise en œuvre dans la gestion de la migration : ce qu’ils dénoncent, en plus de la fermeture des frontières, est le drainage classiste et racial des flux, par lequel les États essayent d’avoir la main-d’œuvre la plus qualifiée, créant parfois une véritable « entreprise d’accueil » dans lequel les réfugiés deviennent des opportunités de profit pour les coopératives, parfois en exploitant leur illégalité, comme cela arrive avec la loi Bossi-Fini en Italie, qui lie le contrat de travail au permis de séjour, en laissant les demandeurs dans l’incertitude administrative qui ne peut que pousser au travail illégal.
Légaliser l’exploitation sans régularisation des migrants est bien adapté à un système qui fait de l’inégalité son pilier. Ceux qui font appel à la loi tant vantée sont en fait les premiers partenaires dans la production de l’illégalité et la clandestinité.
Et voila que la réponse immédiate contre ceux qui mettent en évidence la misère de ces ambiguïtés et essayent chaque jour de construire des parcours de lutte alternatifs est la répression et la criminalisation des migrants et des militants. La répression devient l’effort pathétique de minimiser et de dépolitiser le message du parcours No Border.
Sur la frontière franco-italienne, en seulement un mois, deux militants ont été arrêtés, 8 autres ont été refoulés avec un mandat, tandis que les passeurs sont autorisés à mener leurs négociations en face de la gare de Vintimille ou à entrer dans le domaine de la Croix-Rouge. Nous nous demandons si la même énergie utilisée pour réprimer les activistes No Border et les migrants sont également utilisés pour lutter contre l’embauche illégale dans la campagne, pour lutter contre l’exploitation des travailleurs migrants, rendu encore plus facile par les lois ambiguës construites sur le racisme institutionnel.
Alors que la police réprime ceux qui luttent pour l’élimination des frontières et contre la force d’un système capitaliste, l’Europe continue à demander, comme en Grèce, comme au Mali, comme au Sénégal et dans de nombreux États post-coloniaux, le « courage de réformes douloureuses », qui ne sont en fait que des mesures meurtrières au nom d’une dette extérieure négociée à leur insu, tout en fermant en même temps les portes à ceux qui fuient la pauvreté dans ces pays. Voilà que la rhétorique de l’hospitalité cède la place à l’érection de murs et au déploiement de mesures répressives.
Ils ont détruit un lieu, une maison, un refuge pour beaucoup. Ils ont détruit un Présidio, mais pas un parcours, parce que Ventimiglia n’est pas juste un endroit. Vintimille est une idée de résistance qui repose sur un réseau établi au cours de ces trois mois, et qu’aucun bulldozer et aucune expulsion ne pourront jamais dégager.
Vintimille est partout et la solidarité est notre arme.