Capitalisme + Came = Génocide : La poudre de la contre-insurrection

Qu’on ait grandi à la campagne ou à la ville, au centre ou dans les périphéries, dans les pays du « Nord » ou les pays du « Sud », une réalité nous a été imposée partout dans le monde au cours des cinquante dernières années : la drogue, et la répression orchestrée en son nom par les forces policières et militaires.

Nous reproduisons dans une série d’articles la brochure Capitalisme + Came = Génocide dans sa version de 2017.

En 1969, l’ex-toxicomane et membre du Black Panther Party, Michael Cetewayo Tabor écrivait Capitalisme + Came = Génocide, un texte devenu depuis lors incontournable sur les ravages de la drogue, en particulier de l’héroïne, dans les ghettos noirs de New York.

En 2015, nous avions publié une première édition de ce texte inédit en France et relativement oublié même outre-Atlantique. L’intérêt provoqué par la redécouverte de ce texte a conduit des compas mexicains à le rééditer, en y ajoutant quelques nouveaux éléments sur la lutte menée durant ces années-là à New York contre le fléau de l’héroïne, notamment au sein de la communauté portoricaine. Au vu de la déferlante des drogues industrielles un peu partout dans le monde, et à l’heure où l’argent qu’elle génére graisse l’ensemble des rouages sociaux et économiques, les réflexions qui ont traversé les mouvements révolutionnaires portoricains et afro-américains dans les années soixante et soixante-dix restent plus que jamais d’actualité.

C’est la raison de cette nouvelle édition : réfléchir de nouveau sur cette contre-insurrection cachée, et pouvoir tirer du passé quelques outils pour comprendre et affronter la situation actuelle, en se réappropriant notamment les savoir-faire et les usages nécessaires à l’émancipation de nos corps et de nos esprits. Que ces textes, réunis au gré des amitiés et des solidarités internationales, puissent susciter de nouvelles idées et s’enrichir de nouveaux partages.



La poudre de la contre-insurrection – Préface à l’édition mexicaine

« La guerre, c’est la médecine que le capitalisme administre au monde pour le guérir des maux que le capitalisme lui impose. » Paroles de l’Armée zapatiste de libération nationale

Qu’on ait grandi à la campagne ou à la ville, au centre ou dans les périphéries, dans les pays du « Nord » ou les pays du « Sud », une réalité nous a été imposée partout dans le monde au cours des cinquante dernières années : la drogue, et la répression orchestrée en son nom par les forces policières et militaires.

Depuis le début de la circulation à grande échelle, à la fin du 19e siècle, de différentes substances chimiques aujourd’hui qualifiées de « drogues dures », les plus connues étant l’héroïne et la cocaïne, des centaines de milliers de personnes dans le monde sont mortes d’overdose. Des villages et des quartiers entiers ont été dévastés. Des cartels surarmés se sont multipliés dans de nombreux pays afin de s’assurer du contrôle et de la distribution des drogues, imposant leur business par la terreur. Et une brutale répression policière et militaire s’est déployée sur tous les territoires de vie des « minorités » sociales et culturelles du globe, aussi bien en ville, là où les drogues sont consommées, qu’à la campagne, où elles sont produites. Pour résumer : durant les cinquante dernières années, autour des drogues, s’est mise en place une véritable économie de guerre dans le monde entier.

Un dispositif comparable à l’actuelle « guerre mondiale contre le terrorisme », qui s’est à la fois déployé à l’intérieur des États, à travers le quadrillage des villes et des campagnes par des forces policières et militaires, et au niveau international : la « guerre contre les drogues », déclarée en 1969 par le président états-unien Richard Nixon, a en effet servi de justification majeure à l’interconnexion générale des appareils de répression étatiques de toute la planète.

Il nous a semblé nécessaire, tant du fait de la répression qu’à cause des effets désastreux de l’addiction aux drogues, d’ouvrir un espace de discussion entre camarades confrontés au quotidien à cette forme de guerre, qui se présente parfois comme une espèce de cercle sans fin (capitalisme – tristesse – marchandise – consommation – addiction – stigmatisation – extermination), et réfléchir à la façon de générer des formes de vie qui puissent y faire front, à la fois au plan individuel et collectif. C’est la raison qui nous a poussés à traduire ces textes, qui évoquent la manière dont cette question a été abordée par les mouvements révolutionnaires durant les années 60 et 70 à New York, alors principal foyer mondial de consommation d’héroïne.

Il ne s’agit pas pour nous ici de faire la morale, ni de lutter pour interdire l’usage des drogues. Pour nous, la désintoxication passe avant tout par la compréhension de la drogue comme mécanisme de contre-insurrection, comme l’ont fait les Black Panthers et les Young Lords, à travers leur réflexion sur les voies qu’emprunte le système capitaliste pour nous détruire et faire que nous nous détruisions nous-mêmes. Ce qu’on peut retenir de l’expérience du Lincoln Detox Center (qu’on évoquera plus loin), c’est la nécessité de structures autonomes de santé communautaire, afin de traiter et d’affronter collectivement la drogue-marchandise et la guerre qui l’entoure.

Car comment comprendre l’expansion dans le monde entier de l’usage de drogues comme l’héroïne ou la cocaïne, qui ont pour particularité d’être particulièrement destructrices et de générer une dépendance extrême ?

Dans les médias dominants, on nous impose à longueur de journée une grille de lecture uniforme : la diffusion de ces drogues serait le résultat du « crime organisé », un secteur de l’humanité dangereux et hostile au contrôle de l’État que les forces « de l’ordre » tenteraient de pourchasser afin de protéger la santé et l’intégrité physique et mentale de leurs habitants. Doté d’un incroyable pouvoir de corruption, le « crime » serait comme une sorte de cancer, une gangrène qui en arriverait même à infiltrer et à subvertir les plus bas échelons de la structure de l’État, avec une absence d’humanité telle qu’il serait responsable des actes de terreur les plus terribles, comme par exemple la disparition des 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa au Guerrero (Mexique) [1]. « Heureusement », les forces militaires et policières, chaque fois plus coordonnées entre elles à travers le monde, travailleraient à démanteler des « structures criminelles » que seuls les États seraient capables d’affronter. C’est en tout cas la version que cherchent à nous distiller quotidiennement les gouvernements.

Mais comme le rappelait l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, « les guerres se vendent par le mensonge, tout comme les voitures. Ce sont des opérations de marketing, qui ont pour cible l’opinion publique ». C’est particulièrement le cas pour la guerre contre les drogues : comme toute marchandise, la publicité qui en est faite a pour fonction véritable de masquer ses conditions réelles de production. Derrière une propagande médiatique incessante dans tous les grands médias du monde sur la « guerre contre les drogues » (tout spécialement par le biais des émissions de télévision), ce qui est caché c’est le fait que l’origine historique de la mondialisation du marché de la drogue remonte aux « guerres de l’opium », menées au 19e siècle par l’Angleterre, la France et les Etats-Unis pour imposer la vente et la consommation d’opium en Chine, alors considéré comme le plus grand marché du monde.

Pour surmonter l’appareil de propagande qui entoure la guerre contre les drogues, il ne faut donc pas oublier que les drogues sont avant tout à l’origine des marchandises. « Drogue », avant d’être synonyme de « substance interdite », désignait au 19e siècle une substance chimique produite par les laboratoires de chimie industrielle, et vendue en tant que produit pharmaceutique dans les drugstores, les drogueries et « drogeries » allemandes, ces petites boutiques et ces chaines de commerce qui pullulaient aux États-Unis et dans toute l’Europe.

L’héroïne (raffinée à partir de l’opium) et la cocaïne (extraite des feuilles de coca) ont été inventées à la fin du 19e siècle et produites à échelle industrielle dans des dizaines de pays du monde par des entreprises chimiques allemandes (l’héroïne par les laboratoires Bayer, la cocaïne par Merck). Tout comme la morphine auparavant (autre substance raffinée à partir de l’opium et injectée dans le sang à l’aide de seringues par les médecins et les infirmiers), l’usage d’héroïne et de cocaïne était abondamment prescrit dans tout le monde occidental par les hôpitaux et la médecine moderne, tout spécialement à destination des troupes dans les contextes de guerre, afin de stopper la douleur des blessures et des amputations dues aux affrontements, ainsi qu’augmenter artificiellement l’agressivité et les capacités d’attention et de combat de millions de soldats.La forte dépendance physiologique provoquée par ces nouveaux médicaments-marchandises a alors provoqué la formation rapide de véritables marchés captifs de consommateurs, qui étaient approvisionnés par la diffusion d’une ample gamme de produits paramédicaux diffusés à grand renfort de publicité : vins et breuvages à base d’opium et de coca (laudanum, vins Mariani, Coca-cola, etc.), pilules, comprimés, et toute une liste de produits dérivés.

Mais au début du 20e siècle, dans le contexte des guerres mondiales et de la concurrence capitaliste entre les grandes puissances occidentales, les États-Unis décidèrent d’interdire la distribution d’héroïne et de cocaïne (produits de l’industrie pharmaceutique allemande), l’Allemagne étant devenue un ennemi qu’il fallait affronter tant militairement qu’économiquement, en l’associant dans la propagande de l’époque à l’empire du mal, du crime et de la drogue. C’est alors que les États-Unis ont pris les rênes du mouvement mondial pour la prohibition, position qui avait pour avantage de fragiliser les intérêts économiques des autres grandes puissances coloniales (Angleterre, France, Allemagne, Hollande et Japon), toutes fortement impliquées dans la production et la distribution de la coca et de l’opium. En parallèle, l’industrie américaine développa l’usage de substances énergisantes ou antidouleurs pour ses propres soldats, telles que les comprimés de codéine, le café instantané, les cigarettes industrielles, les cannettes d’alcool et de soda ou les tablettes d’amphétamine et de méta-amphétamine (benzédrine, dexedrine et méthédrine).

La prohibition de la vente légale de l’héroïne et de la cocaïne, obtenue au niveau mondial par la diplomatie américaine entre les années vingt et les années cinquante, n’a pas pour autant signifié une baisse d’intérêt des grandes puissances occidentales quant à la production, la distribution et la consommation industrielle de ces dérivés chimiques fortement addictifs et destructeurs. Au contraire : une fois prohibée leur commercialisation officielle, leur diffusion parallèle sur le marché noir a été soumis à une vigilance et un contrôle sélectifs, exercés par les appareils militaires et policiers des principales puissances occidentales. Comme l’explique Mathieu Rigouste plus loin dans cette brochure : « le trafic permet de faire fonctionner des réseaux de collaborateurs et de réactionnaires locaux, afin de mettre les colonisé.e.s sous un esclavage toxique et financer les unités spéciales et leurs opérations de terrorisme d’État. Transformer la diffusion des drogues en arme est un des dispositifs les plus secrets des doctrines de contre-insurrection. »

Le but de cette brochure est de mettre un terme à la désinformation propagée par les grands médias qui renforcent ce dispositif, et analyser quelques-unes des pièces du puzzle pour mettre en lumière le fonctionnement de la drogue-marchandise en tant que dispositif de guerre contre-insurrectionnelle ; une « médecine » administrée par le capitalisme pour continuer à accumuler à travers l’exploitation, la dépossession violente et le génocide : la guerre, toujours, mondiale, une guerre ayant l’humanité pour unique ennemi.



Retrouvez la brochure complète imprimable ici :

Traduit par les Éditions Premiers Matins de Novembre et le Collectif Angles Morts
pmneditions@gmail.com + anglesmorts@gmail.com

« Capitalism plus dope equals genocide », 1969

Edition méxicaine : planetaria@riseup.net
http://www.bboykonsian.com/palante/Capitalismo-Droga-Genocidio_a36.html

Des éditions dans d’autres langues et d’autres pays sont en discussion. N’hésitez pas à nous contacter.

Illustrations de couverture et d’intérieur : Helios Figuerola Garcia h@putsh.one

Notes :

[1Le 26 septembre 2014, 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa au Mexique étaient enlevés par la police avant d’être « portés disparus ». L’État mexicain tentera par la suite de faire croire que les policiers en question travaillaient pour le crime organisé, qui les aurait brûlés vifs et incinérés dans une décharge publique. Lire John Gibler, Nous les voulons vivants ! Une histoire orale des attaques contre Ayotzinapa, Toulouse, Éditions CMDE, 2017.

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