En se penchant un peu plus près sur la question, on s’aperçoit parfois que ce qu’il [1] écrase est ce qui le remet en question directement par des critiques négatives. De là on peut en faire un rapprochement avec la pensée unique, incritiquable. C’est ainsi que, comme de coutume, la forme et le fond ne peuvent être dissociés. Il s’agit bien là d’une pratique qui porte un certain fond d’avantgardisme, c’est-à-dire d’une idéologie qui n’a pas besoin d’un apport critique extérieur car elle a déjà tout compris et a d’ailleurs déjà commencé [2] (comme ont put l’écrire certains "appellant-e-s", reprochant par la même occasion aux autres de ne pas être à leur niveau).
Ce rythme productiviste s’accommode bien évidemment d’un autre, celui de l’urgence, fréquemment imposé par des éléments extérieurs (l’état, le capitalisme...) sur lesquels il n’y a pas de prise possible. Dès lors, il est des questions prioritaires définies, ou plutôt imposées, comme plus importantes que d’autres sur lesquelles travailler, qui même font passer ces dernières à la trappe.
Une certaine tendance au mouvementisme illustre très bien cette situation. En effet, selon cette conception des luttes, quasiment seul un mouvement social serait capable d’ouvrir des brèches révolutionnaires, ou à minima serait digne de s’y investir corps et âme. Généralement, apparaissant subitement, – et disparaissant à la même vitesse –, cela devient alors une évidence que de mettre de côté et rapidement tout ce qui est en cours et de tout donner dans ce nouveau cadre.
C’est de cette manière que l’on en vient à sauter de lutte en lutte et, au final, de difficilement créer quoique ce soit profondément sur la durée, notamment en s’extirpant de l’urgence imposée en fonction des situations de crises – ce que ne signifie pas non plus s’extraire des luttes et mouvements, ni d’en diminuer leur importance. Au contraire il s’agit plutôt d’y participer de manière plus sereine et cohérente, tout en essayant de continuer à construire ce qui existait déjà avant. Ce qui a d’ailleurs souvent pour conséquence de le renforcer, au lieu de le faire disparaître.
Cette propension à surfer sur la mode plutôt qu’essayer de développer pratiquement et durablement une pensée révolutionnaire trouve notamment son illustration dans l’histoire de pas mal de collectifs de soutien à la ZAD et à la lutte dite "contre l’aéroport". Ouverts sur des bases révolutionnaires, "contre son monde" [3], ou non, ils s’endorment et se réveillent au gré de l’agitation sur la zone ou au détour d’une manif à organiser. De ceux-ci pourrait pourtant partir entre autre choses des attaques concrètes des aménagements du territoire à un niveau plus local et orchestrés par le capitalisme (urbanisme sécuritaire et marchand, nucléaire, structures touristiques...). Au lieu de cela, ces collectifs sont devenus des foyers pour l’agitation sans grand sens.
Afin d’améliorer les performances de la productivité et de la gestion des situations dites d’urgence, internet, texto et autres hautes technologies peuvent prendre une importance centrale. Permettant rapidité d’action et vélocité de prise de décisions sans discussion, elles mettent en place une ambiance de précipitation et de dépossession pour celles et ceux qui n’y ont pas, ou difficilement, accès ou tout simplement qui ne veulent pas s’en servir. Inéluctablement, c’est une logique rampante d’exclusion qui se met en place, ainsi qu’une centralisation des moyens de lutte par une majorité aux dépends d’une minorité (ou parfois l’inverse), qui s’opèrent. Ces outils marchands et de réification, critiquables et à attaquer, devraient être utilisés avec prudence, d’autant plus qu’ils peuvent aussi être outils policiers (surveillance, écoute, contrôle...).
Malgré tous les discours les présentant comme ayant été les principaux outils qui auraient soi-disant permis les révoltes et le "succès" des dits "printemps arabes", ils contribuent bien plus souvent dans les faits à restreindre émancipation et construction du sens collectif et à étendre tout un ensemble de nuisances.
Leur utilisation parfois forcenée est la parfaite illustration d’un certain cadre militant dans lequel elle s’exprime.
La Forme
La forme [4], à proprement parler, c’est la pratique réellement développée. Quand elle devient idéologie, c’est-à-dire qu’elle devient "fond", ou encore pratique déconnectée du réel, elle se transforme en "isme". C’est ainsi qu’à défaut d’action directe, on peut parfois parler d’activisme radical. L’activisme peut être défini en tant que croyance mystico-magique calendaire et rythmant une vie militante professionnalisée.
Le fait de le [5] décrire comme radical donne son orientation théorique révolutionnaire. Mais s’il est certain que la forme démocratie directe peut donner lieu à son lot de merde autoritariste [6], on peut en déduire que l’action directe peut ne rien dire d’autre que son appellation au sens premier du terme. Si on prend un exemple caricatural, il est possible d’évoquer l’occupation récente du toit de la mosquée de Poitiers par des identitaires ; il s’agit bien d’une action directe. Certes, il s’agit d’une action à but médiatique, mais quelle différence formelle, par exemple, avec l’action à Valognes [7] (telle qu’elle fut pensée par certaines personnes) ?
Action directe, démocratie directe, squat, zone de gratuité...autant d’outils qui, s’ils sont pris sans les penser, les critiquer, peuvent définir une idéologie folklorique de la radicalité ; alors que c’est leurs sens, leurs contenus qui devraient les définir, c’est l’image qu’ils renvoient qui sert de support comme définition suffisante et auto-justification de leur emploi. L’oubli du sens politique de ces pratiques et outils fait que ces derniers sont aussi facilement assimilables par le pouvoir.
Quelles raisons peuvent contribuer à ce que l’aspect formel de certaines choses puissent effacer à ce point leur côté fondamental ? – Sachant que l’un ne peut fonctionner sans l’autre dans la cohérence. – Quelles raisons assez valables aux yeux de certaines personnes peuvent faire piétiner certains principes révolutionnaires et émancipateurs ?
L’idée que l’action unifie et que la parole divise fait son chemin par tout temps et en tout lieu. Tant pis si le pragmatisme accéléré (voir plus bas) est dénué de substance politique collective. Tant pis si des personnes s’en retrouvent écraser sous son poids incommensurable.
L’essentiel est de caresser dans le sens du poil des personnes non encore converties, de tenter de faire masse au lieu de faire front. Dans la démocratie directe c’est le nombre qui fait loi et ce, peu importe les conneries actées du moment qu’une foule faussement unifiée aille dans le même sens. En général les théories militantes veulent plaire ; elles deviennent alors souvent démagogie afin d’agrandir le groupe, le collectif, l’assemblée, le syndicat, le parti. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouver l’utilisation d’images, le vécu de la révolte au travers de slogans, le folklore plutôt que l’autocritique...
A Fond la Forme ou la théorie révolutionnaire
Voila bien le dogme des syndicalistes de l’urgence, ainsi que des militants de la démagogie.
Fini le fond, et comme le dirent les Sales Majestés : « Tout à fond, tout à fond, allez les gars tout à fond ! »
Le pragmatisme accéléré comme position politique est un mouvement condamné à ne pas réfléchir radicalement. Il puise son fond dans la forme ; par exemple, la démocratie directe devient forcément radicale puisqu’elle est employée depuis le bas et non plus depuis le haut de la société ; peu importe que des décisions autoritaristes, oppressantes et autres puissent y être prises puisqu’elles se prennent directement – comme si cette proximité, au final simulée, avec les prises de décisions pouvaient évacuer à coup de tour de parole (si tant est qu’il soit mis en place) les rapports de domination qui se jouent à tous les niveaux –. Il [8] représente une forme avancée de recherche d’efficacité toujours plus rapide, sans temps mort. Certaines "Assemblées Pragmatiques" en sont parfois la caricature la plus parfaite avec leurs pitoyables tentatives de délégation discutant avec l’état, leur acoquinage avec les médias de masses, leurs rapports parfois dociles face aux institutions, leur composition avec d’autres groupes souvent irréfléchie... faisant ainsi disparaître les assemblées générales de l’Histoire. D’autres entités, que ces assemblées, nous montrent aussi comment il [9]. peut être un foyer pour la mise en pratique de package se voulant rapide et efficace. Certaines actions foireuses, et souvent foirées, emploient la radicalité de façade ; l’action directe avec un fond décontextualisé porté par une poussée d’activisme flagrante. De plus, elles s’inscrivent en opposition avec le doute ; question centrale allant dans le sens de l’autocritique. Celui-ci est alors évacué au profit de l’urgence activiste. Et il n’est pas étonnant que des bilans critiques ne soient que rarement faits.
Dans le cadre de cette théorie révolutionnaire, il est courant de voir se développer une tendance à la bureaucratisation douce. Douce car elle ne naît pas forcément d’une volonté bureaucrate. Ce sont bien des modes de fonctionnement collectifs et non, souvent, des intentions, qui la développent.
Conclusion
Il est fort probable qu’il y ait une impossibilité pratique de s’organiser dans la vie quotidienne entre certaines personnes dans des collectifs qui tentent d’avoir une cohérence politique et pas juste une pratique. Se croiser dans des luttes, assemblées générales, actions, manifestations composées, de fait, de manière plurielle n’est pas forcément un problème ; au contraire cela permet de confronter ses et idées et pratiques. Mais au-delà, se pose la question de la possibilité de faire des choses ensemble au vu des désaccords profonds, voire des antagonismes, dans des espaces maintenus en vie par très peu de gens. Peut-être est-il intéressant, dans des collectifs sur des bases radicales, de mettre en lumière certaines illusions comme l’activisme et l’agitation au même titre que l’électoralisme et la représentativité. La radicalité ce n’est pas seulement de porter des actions directes, c’est aussi soulever les contradictions là où elles sont et les faire exploser. C’est penser avant d’agir. C’est prendre le temps de discuter longuement et d’écouter les autres, et non seulement d’entendre et d’organiser machinalement.
Arrêtons de nous agiter et contestons profondément !
en collaboration avec quelques collègues d’ailleurs