« À la croisée du féminisme et de l’antiracisme ». Entretien avec Mélusine

Le journal CQFD a rencontré Mélusine, une jeune féministe « racisée », au lendemain de la Marche pour la dignité et contre le racisme, le 19 mars dernier à Paris. Entretien...

CQFD : Comment en es-tu venue à mêler engagement féministe et combat antiraciste ?

Mélusine : Les chemins qui mènent à la croisée de l’antiracisme et du féminisme viennent de l’expérience personnelle. Ce qui explique les divergences politiques surgissant par la suite. On ne parle pas de la même façon selon qu’on est Assa Traoré, sœur d’un jeune homme mort asphyxié sous quatre gendarmes, ou bien Houria Bouteldja, des Indigènes de la République.

Moi, je suis arrivée à une vision critique de la société par le féminisme. Ce que j’ai d’abord lu sur les discriminations, ce sont notamment les textes de Christine Delphy : sa façon de parler de la « production ménagère » m’a influencée. Dans la société française, on formule plus facilement le fait qu’on est discriminée en tant que femme qu’en tant qu’Arabe. Le milieu social joue aussi. Mes parents sont profs, j’ai grandi dans une banlieue très mixte de Paris, pas « en quartier ». Même si ça ne constituait pas une part énorme de mon identité d’ado, j’ai rapidement pris conscience de la montée du racisme, du FN.

Via Twitter, j’ai rencontré des femmes arrivées au militantisme « par l’autre côté » : en se découvrant d’abord noire ou arabe. Je suis tombée sur tout un microcosme de collectifs de femmes en ébullition, et j’ai découvert les questions de l’afroféminisme, de l’intersectionnalité. J’avais déjà participé à des groupes de parole entre femmes, non mixtes (même si ça faisait encore polémique dans les milieux militants), mais j’ai découvert que la non-mixité racisée était encore moins acceptée.

Enfin, mon cheminement militant s’est aussi fait par les sciences sociales. J’ai eu l’occasion de travailler pour une enquête de l’Insee sur l’immigration. Une des variables de l’enquête, c’était le pays de naissance des parents. Une approche forcément biaisée. Pour prendre mon exemple : mes parents sont nés en France, ou plutôt en Algérie française. Cette catégorie administrative occulte l’expérience quotidienne du racisme. De même pour les personnes issues des DOM-TOM : on n’a aucun moyen de saisir leur expérience spécifique, puisque les statistiques ethniques sont interdites. Il y a à peine dix ou quinze ans que des sociologues (blancs pour la plupart) se penchent sur ce hiatus.

Parallèlement, des politiques et des intellectuels conservateurs se découvrent féministes pour mieux pointer du doigt les musulmans ou les jeunes de banlieue…

Dans toutes les librairies françaises, il y a un rayon avec des témoignages de femmes arabes qui racontent comment elles se sont libérées de l’emprise familiale, du port du voile, etc. Je ne porte aucun jugement sur ces femmes, ni sur leur récit, à n’en pas douter sincère. C’est la fascination qu’il suscite qui m’interroge. J’ai notamment été choquée par les propos caricaturaux de vieilles militantes féministes. Dans ses livres, Benoîte Groult, après avoir dénoncé la condition des femmes ici, découvre qu’ailleurs il existe un patriarcat qu’elle trouve cent fois plus brutal, avec l’excision. L’objectif semble alors d’aller sauver des femmes qu’on ne connaît pas et qu’on imagine aspirer à être des femmes comme nous. Pourtant, ce n’est pas un patriarcat désincarné qui mutile les petites filles, mais souvent leurs propres mères et tantes.

De même avec Beauvoir : j’ai adoré ses mémoires, jusqu’au moment où elle va en Algérie. Elle porte un regard très acéré sur la condition des femmes ici, mais dès qu’elle arrive dans une colonie, tout ce qu’elle voit, c’est une masse d’hommes noirs et arabes qui oppriment leurs femmes en les réduisant à moins qu’un meuble. Sans jamais s’intéresser à ce qu’elles vivent et disent. Voilà la base du discours actuel sur le voile.

En tant que féministe, je porte un regard critique sur le voile, comme pratique vestimentaire ayant une symbolique patriarcale. Mais ici, ce vêtement est présenté à la fois comme un signe de soumission absolue et de prosélytisme politique. Les femmes qui portent le voile seraient à la fois victimes et fer de lance de l’islamisme ! Résultat, on est piégées. Quand on me demande si je suis pour ou contre le fait qu’une gamine de 12 ans se rende à l’école voilée, je marche sur des œufs. Tout le monde a le droit de pratiquer une religion, et même d’être bigot. Mais une fille de 12 ans est d’abord une enfant. On devrait à la fois la protéger contre les adultes qui l’enjoignent à se couvrir la tête et contre ceux qui la désignent comme bouc émissaire. Le problème, c’est que la loi sur le voile nous oblige à prendre position sur une question biaisée dès le départ. Il faut refuser d’entrer dans ce qui s’est révélé être une manipulation raciste. On a créé un problème là où il n’y en avait pas, puisqu’à la fin des années 1980, très peu de gamines portaient le voile à l’école. Aujourd’hui, il y en a beaucoup plus qui l’arborent en dehors : y a-t-il a un lien de cause à effet ? Je ne sais pas, mais je comprends qu’on puisse avoir envie d’afficher sa religiosité quand elle est niée, avilie et stigmatisée. Encore une fois, on est coincées.

Tout un champ de réflexion nous a ainsi été confisqué. C’est ce qui s’est passé à Cologne [1] : on a peut-être affaire à un crime sexuel de masse, et en tant que féministe ça m’horrifie. J’aimerais tenir un discours politique dessus, mais je ne peux pas, parce que Cologne serait la preuve que l’homme arabe est biologiquement un danger pour la femme blanche ! La question n’est pas de savoir si les agresseurs étaient des réfugiés récents ou des immigrés de longue date, il y eut des gens comme Kamel Daoud pour écrire dans Le Monde que tout ça était la preuve que « l’homme arabe », du Maroc à l’Irak, a un rapport maladif aux femmes. Ce qui renforce un mythe vieux comme le monde : l’étranger qui vient voler nos femmes ! Vu la violence du discours raciste, on n’a pas envie d’en rajouter. Mais si on se tait, personne ne parlera, sauf dans une optique raciste. Voilà pourquoi j’ai répondu à Bouteldja. Ce n’est pas parce que ces sujets sont manipulables qu’on doit consentir à un effacement des enjeux.

Tu réponds au livre de Bouteldja que « Ce qui nous rassemble, ce ne sont pas des racines authentiques à reconquérir, mais une communauté d’expériences de la domination raciste ». Ne s’affaiblit-on pas lorsqu’on ne se définit qu’en négatif ?

Les catégories comme « racisé.e.s » n’existent qu’en négatif. C’est dangereux de leur donner un sens positif, même si c’est dans le but de faire revivre une fierté. En France, quand on dit « Lui, il est arabe », une grille sociale de lecture fait que tu crois savoir ce que ça signifie qu’être arabe. Mais ça ne te dit en fait rien des racines réelles, souvent plus complexes – berbères, judéo-berbères, maghrébines, moyen-orientales… Je sais qu’on me considère comme une Arabe, au même titre qu’une Égyptienne ou un Irakien. Mais en fait, qu’est-ce que je partage avec eux en termes de langue, d’héritage culturel ou de pratiques quotidiennes ? Presque rien. Nos parents sont nés dans des pays éloignés les uns des autres, parlent différents dérivés de l’arabe, ne pratiquent pas la religion de la même manière… On n’a pas tous la même religion, on n’a d’ailleurs pas tous une religion… Bref, je crains qu’on ne fantasme un terreau commun qui n’existe pas, et que, pour le créer, on soit obligés d’aller puiser dans les représentations dominantes, fondamentalement racistes. « Nous n’avons pas le devoir d’être ceci, ou cela », écrivait Fanon : lutter contre le système raciste, c’est simultanément reconnaître sa condition de racisé et refuser de s’y laisser enfermer.

Mes parents sont nés et ont passé leur jeunesse en Algérie, moi je suis née ici. Je comprends l’algérien, mais ne le parle pas. J’ai deux passeports, deux pays, mais c’est résiduel dans mon identité – ce qui bien sûr, je le sais, n’est pas le cas de tout le monde. Si on entre dans les détails, je ne suis pas arabe. Ma mère est kabyle, mon père a une grand-mère mauritanienne, et j’accepte cette complexité. Je me dis arabe parce que c’est comme ça que je suis perçue. Il ne s’agit pas de renier ses racines ou de s’abandonner à l’acculturation, mais de reconnaître qu’on est tous différents. L’identité ne peut pas constituer une base politique, seule l’expérience commune du racisme le peut.

C’est la même chose pour les femmes. Pour que le patriarcat tienne, on a dû injecter plein de positif dans la féminité. Les femmes ont plein de qualités, qui sont exaltées – la douceur, la compréhension… – pour mieux maquiller notre statut inférieur en « différence ». Les hommes devraient d’ailleurs aller voir du côté de ces qualités qu’on a laissées en lot de consolation aux femmes !

Toujours à propos d’identité, un ancien du Mouvement immigration banlieue (MIB) me disait que dans les quartiers, on n’est pas que des victimes. Et que les victoires consistent aussi, en positif, à souder les gens, à créer des solidarités, à partager une ou des cultures communes…

Là, on n’est pas sur le même plan. Bien sûr que la culture de mes parents est belle, que la langue arabe qu’ils parlent est belle, même si ce n’est pas de l’arabe pur mais un créole arabo-berbéro-franco-espagnol ! Mais pour moi, fonder un groupe politique uniquement sur ces bases empêcherait toute possibilité d’alliance. C’est une impasse. Chacun fait face à des conditions différentes, mais on doit viser à un dépassement, parce que ce sont des catégories artificielles, inventées par l’oppresseur. Notre but, c’est de les détruire, pas de les enjoliver.

Quel bilan tires-tu de la marche du 19 mars 2017 ?

La possibilité de convergence entre les luttes de quartiers et les mouvements plus traditionnels de la gauche est positive. Le mouvement du printemps 2016 contre la loi Travail a réveillé une génération, la mienne, qui était un peu endormie. La réponse policière a été très dure. Pour la première fois, j’ai eu peur en manif. Jusqu’à présent, la mobilisation de la gauche contre ces violences ne pouvait se faire qu’autour de la mort d’un Rémi Fraisse. Là, il y a eu les blocages de lycées pour Théo, deux manifs à Belleville et Ménilmontant, avec la volonté de ne pas lâcher l’affaire. Parce que les militants ont découvert ce qu’est un traitement policier humiliant au quotidien. Ce n’est plus quelque chose d’abstrait.

Reste à savoir si ces mobilisations sont conjoncturelles ou s’il s’agit d’une convergence durable. Hier, à la marche, j’étais furieuse quand les totos sont montés au baston, alors qu’on marchait contre toutes les violences policières, pas seulement celles exercées contre les militants. Il y avait des familles, des enfants en poussettes, des migrants sans papiers. À se demander s’il y a convergence ou si c’est juste une sorte d’auberge espagnole où chacun amène sa tambouille sans se mélanger.

Un état de névrose gagne tout le pays dès qu’on aborde certains thèmes liés à l’identité, aux « minorités », à l’islam…

À gauche, l’accusation de « racialisme » est lancée contre ceux et celles qui osent parler depuis leur réalité de personnes racisées. Mais cette sclérose de la pensée est présente des deux côtés. J’ai assisté récemment à une conférence avec Marwan Muhammad, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), et avec ses équivalents belge et québécois. Le Canadien (comme le Belge) a dit qu’ils apprenaient des autres minorités, des luttes LGBT, des Amérindiens, du féminisme… J’étais ravie. Mais, très pragmatique, le gars du CCIF a répondu qu’eux ne dépendent pas de subventions, seulement des cotisations et des dons, et qu’ils évitent du coup les sujets ne faisant pas consensus parmi les musulmans. À cause de ce manque de courage, je ne pourrais pas militer chez eux, même si leur combat est nécessaire.

L’islamophobie générale est indéniable. Dans la région des Grands Lacs, en Afrique, des milices chrétiennes commettent des attentats contre les musulmans, mais personne ne demande aux chrétiens de France de faire leur examen de conscience. C’est pourtant ce qu’on fait dès qu’il y a un attentat islamiste : tous les assimilés musulmans, même les non-pratiquants et non-croyants sont sommés de condamner. Est-ce qu’il vient à l’idée de quiconque de dire qu’il faut réformer l’Ancien Testament ? Je me souviens qu’à l’école, quand on étudiait la colonisation, on utilisait encore les catégories coloniales : les Français et les musulmans. En oubliant que parmi les Algériens, il y avait des Juifs, des Kabyles convertis au christianisme, des Européens nés là-bas… C’est à cause de ce passif qu’il n’y a pas eu de front commun des féministes pour dire à l’État français : qui êtes-vous pour légiférer sur les modes vestimentaires des femmes ? Au contraire, Élisabeth Badinter a eu cette phrase terrible : « Si elles veulent porter ça, elles n’ont qu’à rester à la maison.  » Une fois dit cela, on ne peut pas se prétendre féministe. Elle a expulsé ces filles de la communauté des femmes.

Parle-nous de tes amies du Seum…

Le Seum est né sur Twitter, avant de déboucher sur une écriture collective de textes critiques, à la fois féministes, anticapitalistes, antiracistes… Le collectif compte une quinzaine de membres, qui se répartissent en sous-groupes non mixtes pour écrire. Ils ont des outils communs qu’ils appliquent à la réalité de chacun. Sur le féminisme, ce sont ainsi les meufs qui écrivent, puis elles partagent avec le reste du groupe. La réflexion s’opère sur une base matérialiste : on examine les conséquences économiques des discriminations. Les membres n’ont pas d’ancrage géographique, mais leur réflexion débouche parfois sur des actions.

Les filles du Seum ont par exemple répondu à Paris à la campagne anti-avortement des Revenants, de jeunes cathos assez effrayants. L’été dernier, ils se sont greffés sur la mode du Pokémon-Go, et ont tagué dans tout Paris un Pikachu avec l’adresse d’un site internet. Tu y découvrais un œuf te disant : «  Est-ce que tu acceptes qu’on me tue sans savoir si je ne vais pas être un super Pokémon ?  » Un prosélytisme ignoble, qui manipule un jeu d’enfants pour faire passer un message ultra-réac. Les filles du Seum, avec d’autres collectifs, ont recouvert ces tags avec des slogans féministes.

C’est aussi un des rares groupes à se positionner sur la question clivante de l’antisémitisme. Est-ce qu’on considère que les Juifs sont ici en France encore victimes d’un racisme systémique, voire d’un racisme d’État ? Le Seum a décidé de traiter l’antisémitisme au même titre que l’islamophobie, le racisme anti-noir ou le racisme anti-arabe.

Justement, y a-t-il selon vous un racisme systémique contre les Juifs ?

Quand on enquête sur les discriminations, on constate qu’une judaïté visible entraîne des difficultés supplémentaires à trouver un logement ou un boulot. Ce n’est pas simplement un racisme résiduel qui ne s’exprimerait que dans l’interpersonnel, par des insultes. Quand les hommes politiques traitent les Juifs comme une communauté fermée, ça relève du racisme. Il y a une volonté de les considérer comme un groupe à part, comme à l’époque du décret Crémieux. Rappelons que ce décret, donnant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, a été un cadeau empoisonné, qui explique qu’ils aient dû partir d’Algérie avec les Français en 1962, alors qu’ils étaient chez eux là-bas, pour la plupart depuis des siècles. Et on n’est pas complètement sortis de ça. C’est flagrant quand les dirigeants français acceptent, après chaque attentat, que des dirigeants israéliens viennent déclarer ici que les Juifs ne sont pas en sécurité en France et qu’ils doivent aller se réfugier « chez eux », en Israël. Ça entérine une extériorité des Juifs par rapport au reste de la nation française.

Dans ta réponse au livre de Bouteldja, tu n’évoques pas l’antisémitisme…

J’ai répondu sur le chapitre des femmes indigènes, pas sur son adresse aux Juifs. Ce qui rend ignoble cette adresse, c’est quand elle parle du rejet instinctif qu’elle ressent en croisant un enfant juif dans la rue, et qu’elle dit : « Ce rejet c’est de votre faute, à cause de votre soutien à Israël, de votre complicité avec les Blancs.  » Elle sait qu’elle va provoquer un tollé et elle y va. Mais j’ai décidé de ne pas parler de ça, parce que tous les autres l’attaquaient exclusivement sur ce point. J’ai donc choisi l’angle du féminisme.

J’ai conscience que chaque fois qu’on écrit sur l’antiracisme, on est soupçonnée d’antisémitisme. C’est maladif. Certains pensent que lorsque l’antiracisme est porté par des Arabes et des Noirs, on trouve forcément un fond antisémite en grattant un peu. Face à ça, on ne peut pas se contenter de hausser les épaules en disant « c’est parce qu’ils sont racistes, ignorons-les ». Je crois que ça vaut le coup de répondre par un discours actif, et de décortiquer cette mise en concurrence des victimes de racisme. Il faut renvoyer à la gueule du pouvoir le fait qu’il essentialise les Juifs autant que les autres. La solution, c’est de nouer des alliances politiques. Ces racismes se combattent ensemble, même si c’est compliqué.

Notes :

[1Le 31 décembre 2015, une stupéfiante affaire d’agressions sexuelles secoue l’Allemagne, et particulièrement Cologne. À la date du 20 janvier 2016, 521 femmes avaient déposé plainte pour cette seule ville. L’histoire fut présentée comme une razzia anti-femmes blanches opérée par des migrants, et qu’on aurait pu croire planifiée au vu du nombre de plaintes déposées. Mais on est vite passé à des délits divers, allant du vol de sac à main (60% des plaintes) à l’agression sexuelle, perpétrés par des Allemands d’origines diverses, et deux réfugiés. Ou comment transformer un vrai problème d’oppression masculine en faux problème de race.

PS :

Voir le site de CQFD : http://cqfd-journal.org

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