Anarchy in the UK : la rébellion de la « Poll Tax »

Du refus de payer à la lutte collective.

Article publié par crimethinc revenant sur le mouvement social et les émeutes liées à la poll tax au début des années 1990 en Grande Bretagne.

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Au Royaume-Uni, il y a 30 ans de cela cette semaine, un vaste mouvement contre la détestée « poll tax » – une forme d’impôt s’inspirant de la capitation qui était notamment pratiquée dans la Rome antique, par les administrations perses et byzantines, ainsi qu’en France pendant l’Ancien Régime – a atteint son apogée lors d’une émeute massive qui a détruit de larges pans du centre-ville de Londres et a fait tomber le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher. Avec la poll tax, Thatcher avait tenté d’imposer un impôt à somme fixe à chaque personne, et ce, indépendamment de ses ressources ou de sa capacité de paiement. En réponse à cela, dans tout le Royaume-Uni les gens ont organisé des campagnes de solidarité pour se soutenir mutuellement en ne payant pas l’impôt, mais aussi pour se défendre contre les mesures de répression de l’État et attaquer les autorités responsables de cet impôt. Cela montre l’énorme potentiel de transformation des campagnes de non-paiement pour catalyser la résistance et illustre les risques encourus par les gouvernements qui outrepassent leur pouvoir.

Aujourd’hui, alors que les gens aux États-Unis, en Catalogne et partout ailleurs dans le monde s’organisent en vue d’une grève des loyers pour répondre aux mesures prises par les gouvernements visant à forcer les locataires et les pauvres à supporter le principal impact économique de la crise financière causée par l’épidémie de COVID-19, nous pouvons nous pencher sur d’autres mouvements de non-paiement qui ont eu lieu par le passé. Même si nous sommes confronté·e·s à de nouveaux défis, nous pouvons apprendre beaucoup des stratégies employées par les générations précédentes et nous inspirer de leurs victoires.

Il convient de noter qu’au début, la plupart des organisations de gauche et des organisations syndicales établies se sont opposées au mouvement contre le paiement de la poll tax. Pour des raisons structurelles, ces organisations représentent souvent la partie la plus conservatrice des mouvements sociaux. Comme les politicien·ne·s de gauche, elles ne commencent ni ne mènent de luttes ; le plus souvent, elles sont entraînées malgré elles par la radicalité et le courage des participant·e·s de la base, dont l’initiative les oblige à se démener pour conserver leur pertinence. Cette dynamique est encore bien connue aujourd’hui.

Au point culminant des manifestations à Londres, les manifestant·e·s ont mis le feu à l’ambassade sud-africaine en signe de solidarité avec les personnes qui luttent contre le système raciste d’apartheid en Afrique du Sud. Les grèves massives des loyers à Soweto ont également constitué un élément essentiel de la lutte contre l’apartheid. Dans l’année qui a suivi les émeutes de Londres, le gouvernement raciste blanc d’Afrique du Sud a reconnu sa défaite.

Depuis lors, les tensions et les contradictions au sein du capitalisme mondial n’ont fait que s’accentuer. Mais rien ne dure éternellement.

Le texte suivant est paru à l’origine en 2008 dans le numéro 6 du magasine Rolling Thunder ; il est une adaptation de différentes sources primaires écrites par des participant·e·s au mouvement de résistance contre la poll tax. Tu peux lire des extraits de la communication officielle des forces de l’ordre lors de la manifestation du 31 mars 1990 à Londres ici.

Mars 1990, quel mois ! Dans tout le pays, tous les soirs à la télé, tous les matins dans les journaux, toute la journée lors des conversations dans la rue, un seul sujet revient constamment poll tax, poll tax, poll tax. Deux ans de travail acharné et continu contre l’impôt en Écosse, un an partout ailleurs, et enfin nous étions en mouvement. Des manifestations à Bristol, Brixton, Shepton Mallet, Leeds, Hackney... un cirque houleux de haine contre l’impôt, chaque action étant plus furieuse et plus féroce que la précédente. Il y avait un réel sentiment d’excitation – que se passerait-il ensuite ?

La manifestation du 31 mars a donné l’impression qu’elle allait être le crescendo, l’apothéose de tout ce qui s’était passé auparavant : c’était le début de la longue bataille à venir, elle allait montrer au gouvernement et aux différents conseils et administrations quelle lutte ils et elles avaient sur les bras – c’était là que tout le monde serait réuni au centre du « pouvoir », ce serait la plus importante manifestation... et elle l’a été.

Vidéo des émeutes liées à la poll tax.

La campagne contre la poll tax

À la fin des années 1980, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, qui avait déjà réussi à imposer plusieurs défaites amères aux travailleur·euse·s britanniques et aux pauvres, a tenté de mettre en place un nouvel impôt à taux unique. Officiellement, cette taxe a été appelée « Community Charge », un exemple de double langage orwellien s’il en est. Mais dans tout le Royaume-Uni, elle a été baptisée « Poll Tax », en référence à une taxe extrêmement impopulaire qui avait déclenché une révolte paysanne en 1381. Comme cet impôt exigeait les mêmes paiements de la part de tou·te·s, indépendamment des revenus, un grand nombre de personnes ne pouvaient tout simplement pas se permettre de le payer, et l’opposition à cet impôt s’est généralisée dès le début.

La plupart des membres du Parti travailliste, l’équivalent britannique du Parti démocrate américain, ont exprimé un intérêt de pure forme pour cette opposition, mais ont insisté sur le fait que les citoyen·ne·s devraient quand même payer cet impôt. Leur raisonnement a été résumé ainsi par un représentant : « C’est un parti qui aspire à être au gouvernement... Je ne crois pas qu’un tel parti puisse se permettre une amnésie sélective en ce qui concerne la loi du pays. » D’autres ont plaidé contre une campagne de non-paiement pour des raisons marxistes orthodoxes.

Par exemple, on pouvait lire dans une brochure du Parti socialiste ouvrier :

L’organisation communautaire contraste fortement avec le pouvoir des travailleurs qui s’organisent sur le lieu de travail. La politique communautaire détourne les gens des moyens de gagner, de la nécessité de mobiliser l’activité de la classe ouvrière sur une base collective. Et en mettant l’accent sur la volonté individuelle de résistance, les difficultés et les défaites seront de la seule responsabilité de l’individu... Le plus grand danger pour les socialistes est de substituer le non-paiement individuel organisé par des campagnes communautaires à l’action de masse de la classe ouvrière.

Cette rhétorique ne sera que trop familière aux anarchistes qui, plus récemment, ont été confronté·e·s à des arguments contre le fait que des personnes décident de s’organiser au sein de leurs communautés comme bon leur semble, plutôt que selon les diktats d’une avant-garde avide de pouvoir.

Malgré le refus de la plupart des organisations établies de soutenir le non-paiement, des syndicats populaires anti-poll tax ont surgi de partout pour encourager et faciliter cette forme de résistance. Basés dans des cercles informels d’ami·e·s et de voisin·ne·s, ces groupes ont rapidement pris de l’ampleur et ont commencé à coordonner leurs actions au niveau national. Les actions d’un groupe type consistaient à recouvrir son quartier d’affiches, installer des tables de presse dans la rue, faire du porte-à-porte pour distribuer des informations, tenir des réunions hebdomadaires et organiser d’autres événements réguliers. Beaucoup de ces groupes ont ouvert des bureaux avec des heures d’ouverture au public et ont mis en place des lignes téléphoniques d’assistance pour aider celles et ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas payer.

Cette campagne a attiré l’attention sur le nombre massif de personnes qui ne voulaient pas payer l’impôt, ce qui a renforcé le courage et la détermination des non-payeurs. Les militant·e·s anti-poll tax ont fait circuler des pétitions s’engageant à ne pas payer, ont organisé des brasiers ouverts au public pour y jeter ses feuilles d’impôts et ont attaqué les bureaux locaux qui acceptaient de payer l’impôt. Les démarcheur·euse·s qui ont tenté de livrer les nouvelles feuilles d’impôt ont également été menacé·e·s ou attaqué·e·s. D’autres militant·e·s ont paralysé le système judiciaire en recourant à des tactiques dilatoires, et lorsque des non-payeurs étaient traduit·e·s en justice, les syndicats locaux leur fournissaient un soutien juridique et des volontaires pour les accompagner tout au long du processus judiciaire.

Dans certains cas, des huissiers ont été envoyé·e·s pour réquisitionner les biens de celles et ceux qui n’avaient pas payé l’impôt ; des militant·e·s ont distribué des informations concernant les limites des droits légaux qu’ont les huissiers et, dans de nombreux cas, ont mobilisé des foules pour défendre les maisons des gens et empêcher l’incursion des huissiers. Des chaines téléphoniques ont souvent été utilisées pour rassembler une foule immédiatement devant une maison où un huissier était attendu ; certains huissiers ont vu leurs propres maisons attaquées par des foules en colère.

En raison de toute cette activité, de nombreux conseils locaux n’ont pas pu recruter le personnel nécessaire à la mise en œuvre du nouvel impôt, tandis que les syndicats anti-poll tax ont reçu de plus en plus de volontaires. Au final, plus de dix-sept millions de personnes ont refusé de payer l’impôt, soit pratiquement un quart de la population éligible !

Toute cette activité locale a été complétée par une série de manifestations de plus en plus conflictuelles. Des villes de toute la Grande-Bretagne ont organisé des manifestations locales. Au début du mois de mars 1990, cinq mille personnes ont pris part à une manifestation à Bristol et, lorsque la police a tenté d’arrêter quelques manifestant·e·s, la foule les a libéré·e·s, chassant de leur propre fourgon six officiers de police et laissant derrière elle un autre policier au sol, inconscient, après avoir reçu un coup de pieds. Le lendemain, à Londres, lors d’une manifestation de même ampleur, des manifestant·e·s ont tenté d’entrer dans la salle du conseil municipal. La police a chargé ; durant l’émeute qui s’en suivit, cinquante vitrines d’entreprises ont été brisées.

Le décor est maintenant planté pour la manifestation nationale prévue le 31 mars. Il y avait un certain désaccord sur ce à quoi il fallait s’attendre : Militant, l’aile gauche du Parti travailliste, qui avait tenté d’entraver et de coopter les formes d’organisations radicales depuis le début de la campagne, ne s’attendait au départ qu’à la participation de 20 000 personnes. Cette sous-estimation flagrante était le résultat du fait qu’ils étaient totalement déconnectés de la base du mouvement anti-poll tax. Ils avaient prévu que la marche se terminerait par un rassemblement à Trafalgar Square, mais, trois jours seulement avant l’événement, ils se sont rendus compte que la foule dépasserait probablement la capacité maximale de la place, c’est-à-dire 60 000 personnes. Ils ont demandé l’autorisation de détourner la marche vers Hyde Park, mais la police a refusé.

L’émeute qui s’ensuivit fut la plus importante de l’histoire britannique récente et, avec la campagne de non-paiement, a eut de lourdes conséquences dans toute la société britannique.

L’émeute

Durant les jours précédant la manifestation, deux autres marches ayant pour objectif de rejoindre l’événement national ont suivi les itinéraires empruntés par les deux armées lors de la Révolte des Paysans de 1381. Elles sont finalement arrivées à Kennington Park, dans le sud de Londres et au sud de la Tamise, le 31 mars ; ce jour-là, à partir de midi, une foule de 180 000 à 250 000 personnes a convergée vers le parc.

La manifestation a quitté Kennington Park à 13h30 ; elle a commencé à avancer plus vite que prévu car les anarchistes ont poussé et ont ouvert les portes principales du parc pour que les gens ne soient pas forcés de passer par les petites issues latérales. Cela signifie que la manifestation a très vite débordé en prenant d’assaut les deux côtés de la rue et la situation est restée ainsi malgré les efforts de la police et du service d’ordre.

Une heure plus tard, la place Trafalgar Square était presque remplie. Incapable de continuer à se déplacer sur celle-ci, l’immense marche ralentit et finit par s’arrêter à Whitehall. Craignant une ruée de la foule vers les portes de sécurité nouvellement installées de Downing Street – résidence du Premier ministre britannique, la police a bloqué le haut et le bas de la rue Whitehall. La section de la manifestation qui s’est arrêtée en face de l’entrée de Downing Street s’est avérée contenir un grand nombre d’anarchistes et un groupe appelé Bikers Against The Poll Tax, tou·te·s en colère après plusieurs arrestations brutales, dont celle d’un homme en fauteuil roulant.

Pendant ce temps, au niveau de la place du Parlement, à l’une des extrémités de la rue Whitehall, l’arrière de la manifestation avait été déviée. Une grande banderole Class War était en tête de cette manifestation déviée et non contrôlée. Les manifestant·e·s ont mené la marche le long des quais sur quelques centaines de mètres, puis ont tourné et ont emprunté Richmond Terrace, amenant cette partie de la manifestation à Whitehall, juste en face de l’entrée de Downing Street.

La police montée anti-émeute était déployée et a chargé la foule, soi-disant pour faire sortir les gens de Whitehall – et ce, bien que la manifestation était bloquée de part et d’autre par d’autres lignes de police. La section de Whitehall a résisté et a fini par se frayer un chemin jusqu’à Trafalgar Square.

La police anti-émeute a alors chargé la foule compacte de Trafalgar Square. Peu après, quatre camionnettes anti-émeutes ont foncé directement dans la foule devant l’ambassade d’Afrique du Sud, apparemment pour tenter de se frayer un chemin jusqu’à l’entrée de Whitehall où la police se regroupait. La foule a attaqué les fourgons avec des bâtons, des poteaux d’échafaudage et d’autres objets afin de les ralentir et de protéger la vie de celles et ceux qui se trouvaient sur leur chemin.

La police a alors fermé toutes les principales stations de métro de la zone et a fermé les sorties sud de Trafalgar Square, rendant la dispersion difficile. Cependant, les bus de certain·e·s manifestant·e·s été garés au sud de la Tamise, ce qui fait que de nombreuses personnes ont tenté d’avancer dans cette direction. Parmi la foule, plusieurs groupes d’ancien mineurs de charbon – maintenant sans emploi suite aux politiques du gouvernement Thatcher – ont grimpé sur des échafaudages et ont lancé tout type de projectiles sur les policiers situés en contrebas. Les cabines de chantier sous l’échafaudage ont été incendiées, suivies par l’une des pièces de l’ambassade sud-africaine située de l’autre côté de la place. La fumée des deux incendies a provoqué une obscurité presque totale sur la place.

La police a finalement fini par ouvrir les sorties sud de la place et a lentement forcé les gens à sortir. Une grande partie de la foule a été ramenée sur Northumberland Avenue et a finalement pu traverser la Tamise pour retrouver son chemin vers les bus. Deux autres sections de la manifestation ont été poussées vers le nord dans le quartier du West End, quartier où les manifestant·e·s ont commencé à tout casser et piller sur leur passage. La police a ordonné la fermeture de tous les pubs de la zone ; avec des agressions policières apparemment aléatoires contre des personnes faisant leurs courses, des simples spectateurs et des touristes. Tout cela a accru les tensions en forçant les foules ivres et mécontentes à descendre dans les rues.

Les confrontations entre les émeutier·ère·s et la police se sont poursuivies jusqu’à trois heures du matin. Les émeutier·ère·s ont été sélectif·ve·s dans le choix de leurs cibles, ils et elles ont attaqué les enseignes suivantes : The Body Shop, McDonalds, Barclays Bank, Tie Rack, Armani, Ratners, National Westminster Bank et Liberty’s, ainsi que des banques, la boîte de nuit Stringfellow’s et des concessionnaires automobiles. Des voitures de luxe comme des Porsche et des Jaguar ont été renversées et incendiées, tandis que d’autres cibles potentielles, comme les pubs, les petits magasins, les vieilles voitures et les bureaux de la compagnie aérienne irlandaise Aer Lingus, ont été laissées intactes.

Les conséquences

L’émeute a fait plus de quarante-cinq blessés parmi les policiers, et dix fois plus parmi les manifestant·e·s et autres civils. Trois cent quarante et une personnes ont été arrêtées au cours de l’émeute, et cent cinquante autres ont été arrêtées au cours d’une enquête policière qui comprenait des descentes à l’aube chez les militant·e·s locaux·les opposé·e·s à la poll tax et l’utilisation de tabloïds pour publier les photos des suspects recherché·e·s par la police.

Non seulement le gouvernement Thatcher, mais aussi la police, les principaux syndicats et le Parti travailliste ont tous qualifié les personnes ayant pris part à l’émeute d’ « extrémistes », espérant ainsi discréditer le mouvement de non-paiement. Mais le nombre d’adhérents aux syndicats anti-poll tax a triplé dans les semaines qui ont suivi l’émeute ; cela n’a pas aliéné le public, mais a plutôt catalysé la révolte et ébranlé les bases du pouvoir.

Pour faire face aux retombées juridiques liées à l’émeute, la campagne des Prévenu·e·s de Trafalgar Square a été mise en place : un groupe indépendant, contrôlé par des prévenu·e·s, s’est engagé à soutenir inconditionnellement toutes les personnes arrêtées et/ou accusées et à fournir un soutien juridique général à toutes les personnes impliquées dans la résistance à la poll tax. L’organisation de façade par laquelle Militant a tenté de contrôler le mouvement anti-poll tax avait initialement condamné les émeutes et cherchait à se laver les mains des personnes arrêtées. Maintenant, elle tentait tardivement de créer son propre groupe de défense concurrent, mais a finalement été forcée de reconnaître sa défaite et de soutenir la campagne des Prévenu·e·s de Trafalgar Square.

La Campagne a mystérieusement pu acquérir plus de cinquante heures de bandes vidéo de la police couvrant l’émeute. Celles-ci ont contribué à l’acquittement d’un grand nombre de prévenu·e·s, car elles prouvaient que la police avait fabriqué et gonflé de nombreuses accusations. La Campagne a également organisé une manifestation de solidarité et une marche au mois d’octobre suivant, qui a de nouveau été violemment attaquée par la police. Mais cette fois, le réseau de soutien juridique était suffisamment bien organisé ce qui a mis à mal la communication et la version officielle des autorités. Conjointement avec les procès des manifestant·e·s du 31 mars, cela a confirmé les sérieux doutes de l’opinion publique sur les méthodes de maintien de l’ordre qui avaient été introduites au cours de la décennie précédente.

Margaret Thatcher a démissionné de son poste de Premier ministre avant la fin de l’année ; dans son premier discours parlementaire en tant que Premier ministre, son successeur John Major a annoncé que la poll tax serait abolie. La chute de Thatcher est en grande partie due à la débâcle qui a entouré la tentative d’introduction de la poll tax.

La rébellion de la poll tax a également remis en question la légitimité de la gauche britannique. Presque tous ses partis et organisations s’étaient opposés à une campagne de non-paiement, et pourtant, c’est précisément cette campagne qui a permis de vaincre la poll tax et les politicien·ne·s qui l’ont instituée. Quatre mois seulement après la chute du mur de Berlin, l’émeute de la poll tax a donné une image très nette de ce qu’était une action politique efficace, par opposition à l’obstruction et à la maladresse de la gauche.

La morale de l’histoire

Pour celles et ceux d’entre nous qui se sont fait·e·s les dents au sein de la vague d’actions anticapitalistes qui a atteint son apogée à la suite des manifestations contre l’OMC à Seattle, la lutte contre la poll tax est l’une des réussites de la génération d’anarchistes précédente. L’organisation non hiérarchique et informelle du mouvement anti-poll tax a préfiguré nos propres structures organisationnelles.(1) Les images de personnes luttant contre la police et détruisant les biens des entreprises sont entrées dans notre inconscient collectif sous forme de pochettes de disques punk rock, de dessins d’affiches anarchistes et d’images d’informations à la télévision, même si nous ne connaissions pas l’histoire derrière elles. Elles se sont à nouveau concrétisées lorsque nous avons combattu la police lors de la réunion ministérielle de la ZLEA – Zone de Libre-Échange des Amériques – à Québec et lorsque nous avons brisé les vitres des entreprises et des postes de police après l’inauguration présidentielle de 2005.

(1) On peut établir un lien direct entre les anarchistes qui ont participé à la campagne contre la poll tax et les militant·e·s du mouvement britannique « anti-routes » des années suivantes, qui a donné naissance au phénomène Reclaim the Streets, le prédécesseur immédiat de l’explosion du mouvement antimondialisation lors des manifestations de Seattle.

Il existe des différences importantes entre le mouvement antimondialisation aux États-Unis et le mouvement anti-fiscalité en Grande-Bretagne. En sa faveur, le mouvement anti-poll tax était plus répandu au Royaume-Uni que le mouvement antimondialisation ne l’a jamais été aux États-Unis, vraisemblablement parce qu’il répondait immédiatement aux besoins de la majeure partie de la population. Il est intéressant de noter que son objectif central était un choix de vie – le non-paiement, essentiellement une forme de « décrochage » – qui transcendait les lignes sous-culturelles. Le noyau radical du mouvement antimondialisation, en revanche, n’est généralement pas parvenu à dépasser les expressions abstraites de solidarité avec les luttes menées ailleurs dans le monde pour fournir aux américain·e·s des moyens concrets pour résoudre les problèmes de leur propre vie. Lorsque les militant·e·s antimondialisation ont tenté de le faire, c’était souvent en essayant d’aider les autres selon le modèle de la charité, et non en trouvant une cause commune avec elleux sur un pied d’égalité. Pour profiter de l’exemple de la rébellion contre la poll tax, les militant·e·s radicaux·ales aux États-Unis doivent démontrer et faire connaître des stratégies efficaces d’auto-libération et mettre en place des infrastructures comme les syndicats anti-fiscalité qui permettent à un grand nombre de personnes de les utiliser.

Cependant, contrairement au mouvement antimondialisation, le mouvement anti-poll tax était essentiellement une campagne à thème unique, et de telles campagnes ont des limites inhérentes. Bien qu’elles puissent mobiliser un grand nombre de personnes, elles ne parviennent souvent pas à relier les participant·e·s au-delà du sujet spécifique en question ou à aborder d’autres formes d’injustice ; de même, elles n’offrent que peu de points de départ pour une lutte ou une perspective plus large et elles ont tendance à engloutir des projets révolutionnaires plus importants à leurs propres fins. Contrairement à la plupart des campagnes à thème unique, la campagne contre la poll tax abordait un problème qui touchait à peu près tout le monde, et était donc idéale pour construire un mouvement de masse à l’échelle nationale ; mais une fois l’impôt annulé, le mouvement qui s’y opposait s’est également transmis, et son élan n’a été que partiellement récupéré par les mouvements ultérieurs. Il est important d’atteindre des objectifs concrets ; si nous ne le faisons pas, nous ne parviendrons jamais à créer un élan révolutionnaire. Mais en nous efforçant de le faire, nous ne devrions pas supprimer ou reporter le projet plus vaste visant à conscientiser les individus et construire des communautés, projet nécessaire pour aller au-delà de simples actions défensives fragmentaires et passer à un assaut de grande envergure contre la hiérarchie elle-même.

Annexe : deux témoignages

Les témoignages suivants sont extraits de la brochure de l’ACAB Press intitulée « Poll Tax Riot », qui comprend plusieurs autres comptes rendus de ce type. Pour en savoir plus, commence par l’excellent ouvrage de Danny Burns Poll Tax Rebellion, un compte-rendu perspicace et complet de la campagne ; d’autres documents de l’époque incluent le premier numéro de la newsletter Subversion.

J’ai engagé une baby-sitter

« Ce n’était que la deuxième manifestation à laquelle j’allais et je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, mais j’ai décidé que je n’allais pas la manquer, alors j’ai engagé une baby-sitter pour le week-end et j’ai pris un train pour Londres. L’ambiance à l’arrivée à Kennington Park était comme celle d’un carnaval. Des groupes de musique jouaient, le soleil était chaud, des milliers de personnes étaient sorties pour manifester leur opposition collective à la poll tax. Il semblait que la journée allait être bonne !

Le son d’un groupe de percussionnistes m’a attiré comme un papillon de nuit vers la lumière – un bâton et une vieille canette de bière jetée pour marquer le rythme et nous étions parti·e·s. Ce fut une expérience joyeuse, avec des danses et des cris dans les rues jusqu’à Trafalgar Square. Lorsque nous avons atteint le Parlement à Whitehall, une rangée de policiers avait bloqué la route et la foule a été déviée vers les quais. Nous pouvions voir derrière les lignes de police des rangées de policiers à cheval, sinistrement immobiles, en attente. C’est alors que j’ai ressenti mes premiers frissons de peur et de colère. Je me souviens à ce moment d’avoir pensé que les flics avaient de sales projets pour nous, j’avais cette sensation d’être jeté·e en pâture pour des exercices de contrôle des foules. Les officiers de police en rangs avaient l’air incroyablement arrogants.

J’ai continué mon chemin avec la foule, en remontant l’avenue Northumberland, l’excitation et la tension augmentant progressivement alors que la fanfare s’immobilisait à l’entrée de Trafalgar Square. L’énergie est devenue guerrière, le battement des tambours et les chants semblaient devenir de plus en plus forts et la foule de plus en plus dense alors que des milliers d’autres personnes défilaient sur Northumberland Avenue. Je me suis frayé·e un chemin jusqu’au carrefour de Whitehall où il est devenu évident que quelque chose avait déjà commencé. Un homme se frayait un chemin à travers la foule – un véritable sentiment de panique m’a frappé lorsque je l’ai entendu crier : "Dégagez les enfants, ils vont charger." Des images de mères avec de jeunes enfants, de personnes âgées, de personnes handicapées que j’avais vues dans la manifestation me sont venues à l’esprit. Ils et elles étaient tou·te·s là sur la place, les salauds allaient nous charger et il n’y avait pas d’issue ! Un bain de sang ! Une panique totale.

Je me suis frayé·e un chemin vers l’intersection avec le Strand, en criant l’avertissement haut et fort pour que les plus vulnérables puissent essayer de sortir de la place. Il y avait une autre ligne de police en travers de St. Martins Lane et la seule issue de libre pour sortir de la place était le Strand. En regardant le long de la rue, j’ai vu un fourgon de police qui se dirigeait vers nous à toute vitesse. J’ai quitté la chaussée et j’ai regardé avec horreur le fourgon se diriger vers la foule et s’arrêter en faisant crisser ses pneus, alors qu’un corps s’envolait dans les airs au moment de l’impact et atterrissait lourdement sur la route. C’en était trop ! Ma colère a explosé et j’ai couru vers le fourgon en criant et en hurlant et j’ai ouvert la porte du côté du conducteur, criant au meurtre policier alors que l’officier terrifié à l’intérieur fermait la porte. J’ai craché, cogné sur les vitres, j’ai pensé à du verre brisé, je ne voulais pas me couper les mains, cherchant quelque chose à lancer, quelque chose pour frapper les vitres.

Tout se passait en même temps, l’homme sur la route avec les gens qui se penchaient sur lui, les gens qui pleuraient, moi qui criais, crachais, furieux·euse contre la police. Une femme berçait doucement son bébé, de façon rythmée et protectrice, alors qu’elle traversait la rue pour échapper à la violence. J’ai crié à une policière présente dans les rangs des forces de l’ordre pour qu’elle la laisse passer avec son bébé, réalisant ainsi que c’était la même policière sur laquelle je venais de crier et de cracher lorsque le fourgon avait heurté sa victime. J’ai avalé ma peur en marchant avec la femme jusqu’à la ligne de police, en m’arrêtant juste assez longtemps pour m’assurer qu’elle était en sécurité, puis j’ai couru vers l’endroit où se trouvait le fourgon de police, en remerciant mon destin qu’iels ne m’aient pas arrêté·e.

Il y avait un manque frustrant d’objets dans la rue pour pouvoir briser les vitres du fourgon ; sur le côté d’un bâtiment, j’ai tiré sur quelque chose mais ça ne voulait pas se détacher. Des fils électriques attachés, une sorte de lumière, laisse-ça ! Les mains qui frappent encore la vitre, des coups de pied, pas assez de monde ! Des projectiles sont jetés, nous avons besoin de plus de gens, mais merde pourquoi la putain de vitre ne se brise pas ! Je prends mes distances pendant une minute, je veux une bonne brique bien dure. Il n’y a rien autour. Je vois une femme sangloter sur le trottoir, sangloter de manière incontrôlée, impuissante. Il fallait que je la sorte de la foule, elle serait piétinée. Je me souviens d’avoir été dans un état similaire une fois dans le métro et je me rappelle qu’à ce moment là je me sentais à des millions de kilomètres de chez moi. J’ai réussi à la remettre debout, puis d’autres personnes qui étaient avec elle ont pris le relais et l’ont emmenée sur l’un des côtés de la rue bondée, loin de la zone de combat.

J’étais maintenant à l’arrière de la foule et je ne pouvais pas revenir près du fourgon. Je me suis frayé·e un chemin à travers la foule. La police montée avait déjà chargé et la police avait maintenant un certain contrôle de la situation et faisait sortir les gens de Trafalgar Square par le bas de la place, au niveau du Strand, en disant à tout le monde "Rentrez chez vous, rentrez chez vous." Un jeune garçon noir, âgé de douze ou treize ans, leur a répondu en criant : "On n’a pas de maison où aller mec !" Moi non plus, je ne voulais pas rentrer chez moi. J’ai réussi à descendre une rue latérale et à revenir sur l’avenue Northumberland. J’étais de nouveau à l’arrière de la foule, une foule bourdonnante de sa propre énergie. De temps à autre, des rafales d’électricité se déclenchaient quand les policiers anti-émeute chargaient à l’avant, et que toute la foule battait en retraite dans un moment de panique avant de se recomposer un peu plus loin. J’étais terrifié·e à l’idée d’être piétiné·e et je me suis dirigé·e vers le côté de la rue où l’écrasement était moins intense lorsque les mouvements de panique ont éclaté.

Ensuite, je me suis retrouvé·e contre un mur et les flics anti-émeute nous ont foncé dessus. Je ne pouvais aller nulle part et j’étais terrifié·e quand ils sont arrivés à quelques mètres de moi, matraques levées, avec un regard frénétique et fou sur leurs visages. Un instant plus tard, ils étaient partis, comme disparus de ma vue alors que la foule se tenait debout et avançait à nouveau. C’était la première fois que je voyais des flics anti-émeute en action et j’ai réalisé à quel point j’étais effrayé·e. Aucune question n’est posée avant que la matraque ne s’abatte sur la tête. J’ai commencé à chercher des projectiles pour les donner à celles et ceux qui étaient plus grand·e·s que moi, celles et ceux qui pouvaient voir où ils et elles visaient et qui étaient de meilleurs lanceur·euse·s.

Un autre mouvement de foule, où tout le monde s’est mis à courir frénétiquement. Quelqu’un m’a attrapé par derrière. J’ai tourné sur moi-même. "Tout va bien, ce n’est que moi." Un·e ami·e, Dieu merci. Nous nous sommes donné·e·s la main. "Ne courez pas, c’est ce qu’ils veulent." Je m’enfuis parce que je ne veux pas me faire piétiner. Nous sortons de la foule pour faire une pause, nous parlons avec excitation, puis nous regardons la rue et voyons de la fumée s’échapper, quelque chose est en feu. La nouvelle se répand rapidement jusqu’à nous : "Qu’est-ce qui brûle ?" "L’ambassade d’Afrique du Sud", "L’ambassade d’Afrique du Sud a pris feu." De l’extase pure. La joie sur les visages des gens alors que cette nouvelle se répand.

Après cela, nous avons remonté l’avenue Northumberland et avons essayé de percer les lignes de police. J’ai été repoussé·e, séparé·e et je suis resté·e aux abords de l’émeute jusqu’à ce que je repère à nouveau des ami·e·s. Nous avons décidé d’aller boire un verre parce que nous avions tou·te·s besoin d’une pause.

Nous nous sommes rendu·e·s à Covent Garden et avons été étonné·e·s de voir, alors que nous commandions notre thé, des centaines de flics grouiller dans le quartier. Nous pensions que nous venions de quitter l’émeute ! "Regardez par là, des vitres brisées." Nous avons traversé la rue et nous n’en croyions pas nos yeux, toute la rue avait été détruite. Du verre partout, la police partout, les banques détruites, les magasins détruits. Nous étions arrivé·e·s dans le sillage d’une frénésie extatique de destruction et de pillage. C’était la scène parfaite pour terminer la journée, car l’épuisement nous a envahi et nous sommes rentré·e·s chez nous pour regarder les infos à la télé. »

« C’est le temps parfait pour ça ! »

« On traînait à Kensington Park en regardant passer la manifestation. Après que quelques milliers de personnes soient passées devant nous, nous voyons quelques ami·e·s et nous les rejoignons. La discussion était enthousiaste : "Avez-vous vu le parcours ?"

"Ouai, ça passe par Downing Street !"

"C’est le temps parfait pour ça !"

Cinq minutes après le début de la manifestation, nous entendons un grand fracas. "Les vitres de Ladbrokes y sont passées", dit quelqu’un. "Quoi, déjà !" je me dis, mais il s’avère que c’est le bruit des balises de signalisation routière des flics qui ont été renversées. Pendant une vingtaine de minutes, chaque balise est renversée. Beaucoup de bruit. Des acclamations et tout ça. Les flics perdent le contrôle et les gens marchent des deux côtés de la rue. Un flic poursuit notre pote pour avoir renversé un autre cône de circulation. Le flic abandonne. Juste après le pont de chemin de fer de Lambeth, les flics essaient de prendre un drapeau anarchiste présent dans la manifestation. Quelques échauffourées. Je pense que quelqu’un a été arrêté. Mais je ne voyais pas bien la scène. Nous avons continué de marcher.

Nous traversons le pont de Lambeth et nous nous dirigeons vers le Parlement. Il ne se passe pas grand-chose. Quelques chants de colère. Nous nous reposons rapidement sur l’herbe avant Whitehall. La descente vers Downing Street est lente car la foule est dense. Nous décidons de nous reposer à nouveau lorsque nous arrivons au Ministère de la Défense [MOD] en face de Downing Street. Un peu de verdure pour s’asseoir et voir si quelque chose se passe. Près de la ligne de flics qui protège Downing Street, un groupe d’environ deux cents personnes crie et lance de temps en temps des canettes et des morceaux de pancartes. Cela dure environ trente minutes. D’autres personnes se tiennent à côté du MOD. Finalement, les flics bloquent Whitehall et détournent la manifestation. Un ami et moi-même emmerdons une équipe de Sky TV qui essaie de filmer les troubles en criant des choses grossières sur Rupert Murdoch à chaque tentative de tournage de leurs reportages. Ils ont fini par se casser vers Trafalgar Square.

Les troubles s’intensifient et de plus en plus de personnes s’arrêtent pour regarder ou décident d’y prendre part. La police fait appel à certains flics anti-émeute, certains à cheval, d’autres en petites brigades d’intervention. Les vingt minutes qui suivent sont assez confuses. Il y a des combats au corps-à-corps et des lancers de projectiles. Quelques accusations par les flics. Une grande joie se fait entendre lorsqu’une énorme banderole Class War arrive. Notre groupe se sépare plusieurs fois. Les chevaux chargent la foule et nous poussent derrière le bâtiment du MOD. Immédiatement, une petite barricade est construite avec les déchets et gravats d’un chantier de construction trouvés dans les bennes [à ordures] de la cour. Un rouleau de fil de fer barbelé (!) est installé sur le dessus de la barricade. Les policiers à cheval ne chargent plus. À ce moment, l’adrénaline coule à flot. Je prends un bloc de pierre dans une benne et je l’éclate en morceaux de plus petite taille. Un flic me voit faire, mais je m’en fiche. Les fenêtres du MOD commencent à voler en éclat. J’adore ça. Le MOD !

Mon premier tir touche un cadre de fenêtre, puis le second touche le mur. Oh, tant pis. D’autres fenêtres sont brisées. Mes ami·e·s se regroupent et je me plains à elleux pour trouver de quoi manger. Convaincu·e·s que nous ne manquerons pas grand-chose, car la situation risque de devenir de plus en plus difficile, nous nous éloignons. Au niveau de Charing Cross Road, nous perdons une personne de notre groupe lorsqu’elle part aux toilettes. Nous entrons dans la confrontation qui se déroule près de l’ambassade d’Afrique du Sud. Je lance une bouteille en direction d’un camion anti-émeute qui passe et je le rate. Merde. J’espère que j’aurai plus de chance plus tard. Quand on arrive à l’entrée de Trafalgar Square, c’est juste une putain d’émeute. Les flics ont conduit deux fourgons dans la foule et ont été encerclés. Des gens très courageux sont juste à côté du fourgon, brisant les vitres et poussant des barrières métalliques sous les roues pour l’empêcher de bouger. Une brigade d’intervention nous charge et nous nous dispersons dans toutes les directions. Je perds le contact avec tout le monde. Je me promène un peu. Merde ! Je les ai perdus.

Je suis retourné·e au combat et j’ai vu que la vitrine de la boutique Army Careers a été brisée. C’est si beau. Je veux faire quelque chose maintenant. C’est le chaos partout. Je prends une pierre et j’attends à Midland Bank que la foule passe son chemin, puis je fais demi-tour et je jette la pierre dans la vitrine. Boum. La pierre se brise en mille morceaux et la vitre n’est même pas fissurée. Je m’excuse auprès d’une femme qui avait sursauté à cause de ce bruit inattendu. En partant, je vois la nécessité de garder la tête froide dans les prochaines heures. À une centaine de mètres de là, un grand groupe de spectateurs se trouve sur le Strand. Après que j’ai jeté une pierre sur un camion anti-émeute, une femme me dit : "C’était inutile." Je ne discute pas. Je suppose que je préfère faire ce que je peux plutôt que de simplement regarder. Au niveau de l’ambassade d’Afrique du Sud, des gens ramassent une barrière de sécurité. Je m’empare d’une extrémité et nous la poussons à travers une fenêtre de l’ambassade. Je leur crie de faire la prochaine, mais ils et elles s’éloignent. Un punk me dit : "Attaque les flics, pas les biens." Je lui demande pourquoi. "Parce que je l’ai dit !" me répond-il.

À Trafalgar Square, quelqu’un que je reconnais me dit qu’un des membres du groupe a été blessé·e par une pierre mal lancée. Je me promène dans la foule et trouve la personne en question. Heureusement, iel n’est pas gravement blessé·e. Juste un peu étourdi·e et énervé·e de devoir rater le reste de la fête. Après avoir discuté pendant dix minutes, nous voyons de la fumée noire dans l’air. Hum ! Qu’est-ce qui est en feu ? Je dis au revoir et je retourne à Trafalgar Square. Bon sang ! On a mît le feu aux cabines de chantier de Grands Buildings. Des incendies massifs s’élèvent sur le côté de ce complexe de bureaux. Je me demande à quel point la situation va devenir encore plus folle. Je ne vois toujours aucun·e de mes ami·e·s dans le quartier, mais sur la gauche, je vois que quelqu’un a mis le feu à l’ambassade d’Afrique du Sud. J’aime la personne qui a fait ça !

Je passe une heure à chercher quelqu’un que je connais sur la place. J’ai dû passer à côté de tous les sérieux combats au corps à corps qui se déroulaient près de l’église St. Martin in the Fields, en ignorant totalement ce qui se passait. Je vois un fourgon de police quitter son poste à l’ambassade d’Afrique du Sud et immédiatement un groupe de vingt personnes se précipite et attaque l’ambassade avec des bâtons et des pierres. Je n’arrive toujours pas à trouver d’ami·e·s. Je quitte la zone pour aller chercher à manger car j’ai très faim et je suis épuisé·e. Je ne pouvais pas revenir de Charing Cross Road par la National Gallery, j’ai donc dû faire le grand tour. Finalement, je me repose sur l’herbe en face de l’ambassade du Canada. En regardant la police pendant que je mange ma bouffe, je me rends compte que les policiers sont comme des poulets sans tête. Ils essaient de nettoyer la zone, mais au lieu de nous pousser vers le sud jusqu’à la Tamise, ils poussent les gens dans le West End. Au bout d’une dizaine de minutes, la police envoie des policiers à cheval dans la foule devant le Pall Mall. C’est vraiment stupide. La foule est furieuse. Des gens traînent des glissières de sécurité métalliques sur la route pour la barricader. Quelques espaces sont laissés pour permettre aux gens de passer. Je fais glisser une autre barrière sur la route et je reste là. Quelqu’un ramène alors toutes les barrières sur le bas-côté de la route. De toute façon, les chevaux ne chargent pas à nouveau.

À Pall Mall, la foule est à la dérive. Je vois des groupes de personnes sortir de la zone d’émeute. Les flics les poussent encore. Soudain, un groupe d’environ cinq cents personnes est rassemblé de force au bas de Haymarket et mon imagination est en train de faire des heures supplémentaires. Pourquoi la police nous pousse-t-elle au cœur du West End ? Nous sommes à deux pas des magasins les plus luxueux de la capitale ! Nous nous faufilons dans la circulation et atteignons Piccadilly Circus. Les chants continuent sans cesse : "Pas de Poll Tax… Pas de Poll Tax." C’est vraiment super. Certaines personnes s’assoient, mais ce n’est pas vraiment le genre d’action que beaucoup de personnes ont en tête. Un pas, deux pas et nous entrons dans Regent Street. C’est incroyable. Encore des chants, la circulation continue. Nous sommes à trois cents mètres de Regent Street. Quelqu’un dit : "Une chance de faire du vrai shopping." Je ne connais personne ici, mais j’échange quelques sourires avec un groupe de manifestant·e·s.

Crash ! La première vitre se brise. C’est excellent. Les flics sont derrière nous. Ils chargent, mais ça nous pousse plus loin et plus vite. D’autres vitres se brisent. Je dois y prendre part. Je cours dans une rue secondaire jusqu’à une benne et je mets de gros morceaux de pierre dans un sac. Je retourne à Regent Street et je les dépose au milieu de la rue. J’en prends un pour moi et je remonte ma capuche et mon foulard sur mon visage. Je vise. Je ne peux pas rater cette fois. Je frappe ! Un grand trou apparaît dans la vitrine du magasin de luxe. Je continue. Jusqu’aux feux de circulation d’Oxford Circus. Je prends un pavé et je le casse devant les voitures garées aux feux. Je m’en fiche. Je me retourne et je casse... une nouvelle vitrine. Je continue à avancer. Je regarde dans une benne pour trouver d’autres pierres, mais elle est pleine de plastique et de bois. Un homme arrive sur la route et me voit tout masqué et cherchant frénétiquement des pierres dans des sacs noirs. Il dit quelque chose, mais je ne comprends pas son accent. Il se tourne vers Regent Street pour assister au saccage.

Plus loin, un fourgon de flic se dirige vers le devant de la foule et passe. Il s’arrête, puis fait marche arrière et recule. Le bruit du verre qui se brise continue à se faire entendre. À Portland Place, après que la BBC et le BBC Shop aient été démolis, nous sommes à court de magasins à attaquer. Je tourne en rond et je suis étonné de voir comment la plupart des gens ont disparu dans les rues secondaires. C’est comme si l’émeute avait éclaté, avait fait son travail, puis était devenue invisible en un claquement de doigt. Je prends une rue secondaire pour me diriger à nouveau vers le West End. Même ici, une banque a été attaquée. Je reste assis un moment, mais j’ai une crampe à la jambe. Une vingtaine de flics passent devant moi. Je saute sur une jambe pour essayer de débloquer la crampe et avoir l’air aussi normal que possible. Ils passent devant moi en direction de Regent Street. Au coin de la rue Goodge, quelqu’un attaque l’agence d’Iran Airlines avec une poubelle mais les vitres ne se brisent pas. Je prends un métro pour Charing Cross mais la police a bouclé trois stations et je dois descendre à Tottenham Court Road. Un arrêt plus loin sur la ligne ! En entrant dans le quartier de Cambridge Circus, je retrouve l’émeute. Je pensais qu’il n’y avait d’émeute que sur Regent Street, mais ici, les flics utilisent des chevaux. Les touristes et les spectateurs sont confus·ses... et intéressé·e·s. Je m’assois près d’une banque complètement détruite et je parle à quelqu’un qui aime aussi ce spectacle. Des sourires sont visibles tout autour de moi. Je parle à une touriste qui est perdue. Lui explique ce qu’est la poll tax et lui parle de l’émeute. Elle est vraiment enthousiaste à ce sujet.

Je me promène jusqu’à Charing Cross Road. Putain, il y a de sérieux pillages ici. Des tas de magasins ont été attaqués. Dans un magasin de musique, je rejoins un groupe de personnes qui extirpent des trucs de la vitrine. Je remonte un peu le volet mécanique et je vois ce qui reste. Très peu de chose. Où sont les flics ? Je parle à un Irlandais qui s’est fait marcher dessus par un cheval de la police montée. Je discute un peu plus longtemps puis je quitte la zone car j’ai trop traîné et je me sens trop visible. La police poursuit les gens jusqu’à Tottenham Court Road. Ils poussent la foule dans Oxford Street pour leur donner de nouvelles boutiques à démolir et à piller. Un petit feu brûle près de l’entrée du métro. D’autres flics arrivent. Il est évident que la police a perdu tout contrôle. Ils sont peu nombreux et les flics qui sont en service depuis ce matin n’ont pas encore été remplacés. Ils ont perdu.

Je suis maintenant très fatigué·e et ma jambe continue de me faire mal. Je redescends sur Charing Cross Road. Je passe devant les magasins défoncés. Je passe devant l’épave d’une voiture de sport TransAm. Je dois prendre un train. Rentrer chez moi pour voir les infos.

Ce soir-là, je suis sorti·e pour boire et danser, mais ce n’est que quelques jours plus tard – alors qu’aucune de mes connaissances ne s’est encore faite arrêter – que je me rends compte combien je suis de bonne humeur depuis l’émeute. Cela dure quelques semaines, et pendant ce temps, j’ai plusieurs conversations "politiques" d’un genre que je pensais avoir abandonné. Peut-être que ça revient à la mode. »

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