Ce que j’ôte de mes nuits - #Mois anti-surveillance

Cette histoire pourrait commencer comme un conte de fées pour riches : dans la petite bourgade de Mandelieu-la-Napoule située en périphérie de Cannes, la mairie a pris début juillet l’initiative d’installer douze brumisateurs en plein centre-ville.

En ces temps de réchauffement climatique, quoi de plus attentionné en effet que des poteaux rectangulaires et brunâtres vaporisant toutes les deux minutes « une ondée de douceur » dans l’air ambiant ? Voilà en tout cas une seconde bonne nouvelle qui avait de quoi réjouir les honnêtes citoyens, après celle tombée la veille pour annoncer l’arrêté d’expulsion pris par le maire contre les gens du voyage, au prétexte que leur installation sauvage près d’un ruisseau menaçait le réseau d’arrosage du golf Old Course puisant directement dans ce dernier. Ah mais, c’est qu’à Mandelieu-la-Napoule, on ne plaisante avec le précieux liquide : brumisateurs urbains sur sol bétonné et golf dispendieux de 74 hectares en bord de mer d’un côté et shérifs locaux d’un autre contre les indésirables qui osent s’aventurer en ville sans y être invités. De ce petit ghetto doré pour privilégiés, quadrillé par 208 caméras équipées en infrarouge, hauts-parleurs ou LAPI (Lecteur Automatique des Plaques d’Immatriculation) ainsi que par 80 flics municipaux dont la moitié dotés de pistolets semi-automatique Glock 17, on ne s’étonnera pas qu’un esprit cynique ait pu prédire que c’était le genre d’endroits dont on ne regrettera pas la disparition lors de la montée tant annoncée des flots.

Mais revenons-en à ces fameux brumisateurs, que le journaflic de service a qualifié d’équipement « conciliant bien-être du citoyen (…) et volonté permanente d’innover », puisque leur spécificité ne réside pas tant dans l’intention illusoire de rafraîchir les portefeuilles bien garnis, que d’intégrer en même temps éclairage et caméras de surveillance publiques. Ce dispositif complet a même été conçu sur-mesure pour la ville de Mandelieu, par une petite entreprise régionale qui mérite ici de retenir notre attention : Technilum. Implantés près de Béziers (Hérault) avec une cinquantaine de salariés, on retrouve ses poteaux high-tech non seulement sur toute la côte méditerranéenne (Cannes, Nice, Marseille, Monaco, Montpellier, Nîmes), mais aussi sur nombre de places et quais-vitrine de grandes villes d’ici (Bordeaux, Lyon, Paris, Lille, Lorient, Strasbourg, Grenoble) ou d’ailleurs (Toronto, Jérusalem, New-York, Istanbul). Immanquables par leur constitution en aluminium sans soudure comme par leurs lignes épurées et très design, les « poteaux intelligents tout-en-un » de Technilum s’implantent depuis quelques années en suivant les lignes sécuritaires de la gentrification et du développement de la fameuse smart-city. Pouvant intégrer au choix des discrètes caméras de vidéosurveillance à 180°, des capteurs de présences différenciée (piétons ou véhicules) pour faire varier l’éclairage ou lancer des alertes, des capteurs pollution et météo, des détecteurs de vibrations (en cas de tentative de « vandalisme »), des écrans interactifs, mais aussi des hauts-parleurs, des prises pour véhicules électriques et bien sûr internet (wi-fi et Li-fi), ils sont la fierté de sa dirigeante, Agnès Jullian.

Une fois de plus, on peut constater que des entreprises importantes de la surveillance et du contrôle qui transforment l’environnement en vaste prison à ciel ouvert – ici sous forme de mobilier urbain multifonction et connecté – ne sont pas que d’immenses mastodontes lointains souvent inaccessibles, mais peuvent aussi se nicher à portée de main au milieu de la rase campagne. Représentante du département de l’Hérault pour la grande exposition du Fabriqué en France (sic) dans les salons de l’Elysée puis au sommet Choose France (re-sic) du château de Versailles en 2020, c’est d’ailleurs justement en pleine nature qu’Agnès Jullian a fait rénover il y a quelques années le Domaine de Lézigno, un ancien chai viticole regroupant désormais le siège et les ateliers de Technilum. Et puisque certaines entreprises ont parfois tout pour plaire, précisons en rab que la dirigeante et actionnaire unique de cette boîte familiale est non seulement amatrice déclarée de tauromachie, mais également saltimbanques des affaires capable de passer d’élue divers gauche au conseil régional en 2010 à élue LR à la mairie de Béziers 2014, tout en se vantant dans un quotidien économique très ennuyeux d’une philosophie vraiment novatrice en matière de gestion du petit personnel : « Quand un salarié prend un crédit immobilier de vingt ans pour sa maison, c’est gagné ! »

Pourtant, au milieu de tout cela, soit entre une conférence où l’entreprise de métallurgie et de mécatronique vante la miniaturisation de ses caméras urbaines dont l’efficacité augmente « parce que les gens ne se savent pas filmés », et la sanglante et dévastatrice extraction de bauxite (Guinée, Indonésie, Australie, Chine) qui sert de base à ses mâts en aluminium, reste un léger détail qui – lui – est véritablement d’avenir. L’ensemble de son smart-matériel et de ses ateliers de productions dépendant en effet de deux indispensables petites choses : un approvisionnement régulier en électricité et en données. Deux petites choses qui pourraient bien être coupées net à la tombée des étoiles, puisque le rôle policier des concepteurs de « lampadaires intelligents » est tout aussi clair que celui de leurs lointains prédécesseurs, lorsque les lanternes garnies de chandelles furent rendues obligatoires par Louis XIV dans les rues d’une trentaine de villes, afin que l’espace urbain n’échappe plus au regard des autorités. C’était l’époque d’un poète désormais oublié, où déformant les mots de sa tragédie, on pouvait déjà dire : « ce que j’ôte dans mes nuits, ne se retrouve plus de jour ».

Lucifera

Article retranscrit du journal papier "Anarchie"

PS :

Siège social / Ateliers

Technilum – 112 route de Maureilhan, 34500 Béziers

Actionnaire dirigeante : Agnès Jullian

Directeur commercial :

Benoit Saes

Responsable opérationnel

Vassili Beillas

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