France dégage !
La crise de la présence française en Afrique du point de vue des perspectives révolutionnaires
Ce qui se passe actuellement en Afrique dite francophone, en particulier au Sahel, est inévitablement lié à ce qui secoue le monde régenté par le capital. Les relations entre les puissances de la Communauté Internationale des pays impérialistes sont entrées dans une ère d’instabilité généralisée et d’affrontements de plus en plus directs (en Syrie, en Ukraine, avant l’Asie, selon les projets explicites de l’OTAN fixés à Madrid en 2022). Les frontières considérées comme infranchissables depuis l’effondrement de l’Union soviétique tombent les unes après les autres. Une nouvelle « ruée vers l’Afrique » est en cours. Mais au sein de cette lutte inter-impérialiste acharnée, l’impérialisme français est comme un tigre malade qui perd progressivement ses capacités d’action et ses sphères d’influence historiques et exclusives.
Dans ce contexte, la région du Sahel a été le centre depuis trois ans de reculs importants des positions de l’impérialisme français qui pèse de tout son poids mort sur ses semi-colonies depuis des décennies. Le départ forcé des armées françaises et américaines des plusieurs pays africains est un pas en avant enthousiasmant pour les peuples opprimés. Ce qui affaiblit les centres impérialistes est porteur d’espoir dans les semis-colonies du monde mais aussi pour les prolétariats des centres impérialistes. L’impérialisme français subit des revers durables dans son prétendu « pré carré » africain, en premier lieu au Niger, au Mali et au Burkina Faso.
Plus largement, à travers mille vicissitudes et mille contradictions, des voix s’élèvent pour obtenir une véritable libération de l’Afrique. Le cours des choses est-il pour autant révolutionnaire ? Assiste-t-on au début d’une révolution africaine qui en finirait avec l’ordre impérialiste régnant ? Nous n’avons aucun intérêt à nous bercer d’illusions et à en répandre. La rhétorique « souverainiste » qui prévaut au Sahel actuellement est très loin du compte malgré ses rictus martiaux. Il suffit pour s’en convaincre de la ramener aux programmes et aux réalisations effectives qui étaient ceux du « socialisme africain » et du sankarisme qui, malgré leurs faiblesses indéniables, cherchaient bien autre chose qu’un nouveau « deal gagnant-gagnant » avec de « nouveaux partenaires » d’un monde « multipolaire ».
Les nouveaux pouvoirs au Sahel se drapent dans les plis du drapeau de Thomas Sankara et du panafricanisme sans remettre en cause les fondements de l’ordre social capitaliste. En définitive, tant qu’une alternative révolutionnaire ne sera pas constituée, avec en son centre la lutte des classes et le socialisme, il sera illusoire de croire à des changements fondamentaux des rapports sociaux qui sont ceux du capitalisme mondial.
Les Etats du Sahel restent essentiellement des semi-colonies aux mains de diverses fractions de la bourgeoisie compradore, bien qu’un espace de lutte se soit créé. Plus que jamais, une voie révolutionnaire pour l’Afrique est nécessaire, et ce sont des forces subjectives générées par les luttes des masses africaines qui vont élaborer et mettre en pratique cette voie. Mais ce qui se passe dans les anciennes et actuelles sphères d’influence de l’impérialisme français concerne aussi tout avenir révolutionnaire ici, au sein de la métropole impérialiste, ne serait-ce que du point de vue de la composition actuelle du prolétariat. Nous proposons d’aborder dans la revue Supernova, dans ce numéro 7 et dans les suivants, quatre points qui nous semblent cruciaux : 1) la décomposition lente et irrémédiable de la Françafrique 2) la distinction entre le panafricanisme révolutionnaire et panafricanisme réactionnaire 3) le bilan politique de Thomas Sankara et de la révolution burkinabé 4) le multipolarisme actuel ne peut pas être un anti-impérialisme.
L’ordre franco-africain : un cadavre à la renverse
Pour mesurer l’ampleur du recul de la France en Afrique, il faut mesurer l’ampleur et les spécificités de sa domination. La décolonisation n’a pas empêché le maintien d’une gestion semi directe depuis Paris de pays formellement indépendants. Dans les anciennes colonies françaises subsahariennes, le thème de la « seconde indépendance » est devenu de plus en plus répandu depuis une vingtaine d’années. Si des forces sociales diverses évoquent la nécessité de nouvelles indépendances c’est que celles des années 1960 sont considérées à juste titre comme factices. Des luttes ont émergé partout dans la sous-région, souvent de la part d’une jeunesse africaine unie par une aspiration commune à faire disparaître une forme spécifique d’oppression au sein du capitalisme mondial : la Françafrique. Comment s’est-elle constituée historiquement ? Treize pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale et équatoriale, – à l’exception de la Guinée, qui a accédé à la souveraineté politique sous Ahmed Sékou Touré en 1958 – ont connu une trajectoire qui les a conduits de leur participation à la libération de leur maître colonial de l’occupation nazie à une sorte de nouveau pacte qui fut nommé « l’indépendance comme interdépendance » par Edgar Faure, architecte des « indépendances africaines ». Environ 250 000 soldats africains ont combattu l’Allemagne hitlérienne pour la France Libre, formant l’essentiel du contingent français des débarquements de Méditerranée. Mais en décembre 1944, une mutinerie d’infanterie africaine démobilisée dans le camp Thiaroye, près de Dakar, fut brutalement réprimée dans le sang par les Français : il était clair que les espoirs d’indépendance des Africains allaient être sacrifiés sur l’autel d’une France coloniale reconstituée.
En Afrique subsaharienne « française », la voie du Vietnam et de l’Algérie n’a pas été suivie. Les insurrections au Cameroun et à Madagascar furent sommairement réprimées. Les colonies françaises durent attendre 1960 pour obtenir leur indépendance officielle. Les dirigeants africains, qui avaient été jusque-là élus à l’Assemblée nationale et parfois ministres de premier plan au sein du gouvernement métropolitain, prirent alors les rênes du pouvoir dans leur pays. De Gaulle envisagea le nouvel arrangement comme un « système français où chacun joue son rôle ». Il devait être fondé sur la cooptation des élites, au sein de ce que l’anthropologue Jean-Pierre Dozon appelle l’« État franco-africain ». Il ne s’agissait pas d’une formule impliquant une série de relations entre l’ancienne puissance coloniale d’un côté et les nouveaux États indépendants de l’autre, comme ce fut le cas pour le Commonwealth britannique, mais d’une entité centralisée unitaire, avec des « grands frères » et des « petits frères » au pouvoir et un centre de pouvoir indéniable, Paris.
Pour prendre un symbole éloquent de cette réorganisation de la domination française, on peut évoquer la monnaie. Les initiales CFA, qui identifient la monnaie commune des Colonies Françaises d’Afrique, restent les mêmes, tout comme la monnaie elle-même, le franc CFA, mais le terme change pour devenir Communauté Financière Africaine. Cet accord monétaire prive quatorze pays africains de leur souveraineté en matière de politique monétaire et les oblige à déposer la moitié de leurs réserves auprès du Trésor français. Le second pilier de cet ordre « franco-africain » est celui des interventions militaires. Les partisans de l’UPC au Cameroun seront décimés, jusqu’au dirigeant, Felix Moumié, empoisonné au thalium en Suisse. Les chefs d’Etat clients seront maintenus au pouvoir face à toutes sorte de rébellions. Trente-sept opérations de ce type suivront avant la fin de la guerre froide. Seuls les Etats-Unis ont été plus interventionnistes dans le monde.
Dans son arrière-cour africaine, Paris professait une doctrine de « souveraineté limitée ». Mobutu, héritier du Congo belge, allié de la CIA mais aussi homme de la France, fut soutenu, jusqu’au bout ; l’« empereur » Bokassa ne fut renversé que lorsqu’il fit des ouvertures à Kadhafi. Des années 1960 aux années 2000, La pax franca régnait, ce qui permettait à la France de prétendre à un haut rang de puissance impérialiste malgré les défaites de l’Indochine et de l’Algérie. La France « accompagnait » la gestion des nouveaux Etats formellement indépendants sous le nom de « coopération ». La devise de la décolonisation française, « partir pour mieux rester », n’était pas une illusion. Au cours des dix premières années qui ont suivi l’indépendance, le nombre d’expatriés dans les « anciennes » colonies a plus que doublé. Au milieu des années 1980, 50 000 coopérants français (envoyés par le gouvernement français) et entrepreneurs du secteur privé dirigeaient la Côte d’Ivoire et son économie. Proconsuls plutôt que diplomates accrédités, les ambassadeurs de France à Abidjan étaient comme de hauts fonctionnaires des départements français d’outre-mer.
La guerre froide a servi de couverture géopolitique à la présence tutélaire de la France dans ses semi-colonies. Au sud du Sahara, l’armée française est restée un auxiliaire du « monde libre ». Pendant la guerre froide, le gendarme de l’Afrique n’était pas seulement un policier : c’était un administrateur d’outre-mer, un homme d’affaires lié à l’État qui prospérait grâce à des accords de complaisance. Mais la « grandeur de la France », cet hallucinogène impérialiste, a subi un revers brutal suite à la chute du mur de Berlin. Jusqu’à la fin des années 1990, les recettes françaises des exportations vers l’Afrique étaient environ deux fois plus élevées que celles de la Chine. La sécurité énergétique française, en pétrole et en uranium, était garantie par les approvisionnements du Gabon, du Congo et du Niger. Elf Aquitaine, la compagnie pétrolière nationale, était surnommée « Elf Africaine ». En 1980, la part des investissements étrangers du Royaume-Uni en Afrique était de 29 %, celle de l’Allemagne de l’Ouest de 19,5 % et celle de la France de 35 %. En 1995, la part de la Grande-Bretagne était tombée à 3,8 %, celle de l’Allemagne de l’Ouest à 2,4 %, mais la France restait exposée et affirmée à 30,4 % (la plupart en direction de pays non francophones, dont le Nigeria, l’Angola, le Kenya et l’Afrique du Sud). La France diversifiait astucieusement ses investissements au-delà de ses anciennes possessions subsahariennes.
La Françafrique a commencé son érosion dès les années 1990. D’abord, par la dévaluation (sans précédent) du franc CFA et l’effondrement du mur monétaire qui entourait l’économie de l’enclave franco-africaine ; puis par la complicité française dans le génocide au Rwanda, qui a laissé des flots de sang sur les mains du gendarme de l’Afrique qui avait misé sur le « hutu power ». Depuis la coopération, l’aide au développement et les bases militaires ont été réduites les unes après les autres. Le secteur privé a reculé parallèlement à l’Etat. Depuis 1990, le nombre d’expatriés français en Afrique subsaharienne a été divisé par deux. L’exemple le plus spectaculaire est celui de la Côte d’Ivoire : de 50 000 au milieu des années 1980, le nombre de Français est tombé à 8 000, dont seulement 1 200 ne seraient ni franco-libanais ni franco-ivoiriens. Ce n’est pas un hasard si les flux d’investissements directs français vers l’Afrique ont chuté, se situant désormais systématiquement en dessous de 5 %. Qu’est-ce qui maintient la tutelle franco-africaine alors que le capitalisme français est quasiment devenu un acteur comme un autre dans le partage du gâteau des marchés africains ? L’enjeu est important : la survie politique des chefs d’État africains et le statut de la diplomatie française sont en jeu. La France reste un dernier recours pour certains régimes faibles et menacés en Afrique, tandis que l’Afrique francophone reste une caisse de résonance des prétentions internationales de la France.
La Françafrique n’a jamais été vraiment populaire parmi les masses africaines. Mais depuis le milieu des années 1990, les « sentiments anti-français » sont exacerbés dans les anciennes colonies et, comme l’a magistralement démontré Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, en 2004, cette vague de colère fournit une ressource politique aux « patriotes » africains qui prônent une « seconde indépendance ». Gbagbo menait ainsi son mouvement « patriote » en s’enroulant souvent dans le drapeau américain, la ceinture des putschs actuels le fait avec le drapeau russe mais la logique est la même : ne plus accepter la tutelle de l’ancien maître colonial et pour cela chercher un nouveau protecteur. Ce qui a changé, c’et l’affaiblissement du maître. En 2004, l’armée française tirait sur la foule des manifestants à Abidjan faisant des dizaines de morts, alors que l’aviation ivoirienne était détruite par un bombardement à Bouaké. L’intervention française aboutissait à l’intronisation d’Alassane Ouatarra, homme-lige des intérêts français. En 2024, l’armée française se retrouve chassée du Mali, du Burkina Faso et du Niger sans possibilité réelle d’intervenir et de renverser les juntes qui lui sont hostiles. On ne peut pas dire que la Françafrique soit totalement démantelée malgré les annonces répétées de sa mort définitive. L’essentiel des Etats des anciennes AOF et AEF restent des semi-colonies françaises à bien des égards, à travers les accords monétaires, commerciaux, diplomatiques et culturels. La Côte d’Ivoire, le Bénin, le Tchad ou les des deux émirats pétroliers d’Afrique centrale, le Gabon et le Congo (Brazzaville), restent des bastions de l’influence rapprochée de la France. Mais la puissance impérialiste français détermine de moins en moins ce qui se passe pour l’Afrique subsaharienne. Les évènements sont avalisés tout en maintenant une « présence » de façade. La France est vouée à devenir aussi insignifiante pour ses anciennes colonies que la Belgique l’est pour le Congo (RDC), 80 fois plus grand et sept fois plus peuplé que son ancien colonisateur. L’influence de la France dans ses anciennes colonies régresse inexorablement. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de ces pays. Ses investissements et le volume des échanges avec la Chine est supérieur à celui des USA, Royaume-Uni et France pris ensemble. C’est une donnée finalement plus déterminante que ce que peuvent offrir les accords sécuritaires avec la Russie, seul « avantage comparatif » de ce pays.
Le Sahel et le cas du Niger
Il faut comprendre ce qui a alimenté les prises de pouvoir entre 2021 et 2023 par des militaires en Afrique de l’Ouest qui affichent un rejet de la présence française. La raison immédiate de ces prises de pouvoir (sans affrontements prolongés et de façon séparée et successive) vient de la situation sécuritaire et du vide politique qui a fait perdre aux Etats du Sahel une grande partie de leur emprise sur leur territoire. L’escalade des conflit locaux (sous les noms de djihadisme et de séparatisme) doit être considéré comme la résultante de la désintégration d’un système hégémonique en place depuis l’après Seconde guerre mondiale dominé par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux. La montée de nouveaux prétendants a mené à la montée des conflits inter impérialistes. Nul ne peut nier le soutien populaire très large des prises de pouvoir par les militaires dans la région du Sahel. Les populations locales attendent une stabilisation sécuritaire face aux groupes paramilitaires insurgés et un changement de leurs conditions de vie devenues de plus en plus insupportables. Ces pays de la « ceinture des juntes » sont désormais confrontés d’un côté aux séparatistes insurgés et de l’autre aux pays occidentaux et à leurs relais locaux (au sein de la CEDEAO).
L’ensemble du Sahel est ne train de devenir une zone de guerre par procuration comme celles du Moyen-Orient, de l’Ukraine ou du Caucase. Contrairement au discours occidental éculé, la contradiction n’est pas celle entre des régimes putschistes et des démocraties électorales, tant l’Occident adoube des régimes militaires lorsque ses intérêts sont garantis (En Egypte, au Tchad, au Gabon). La particularité du Sahel est qu’il est le lieu principal d’une remise en cause d’une domination française qui était le gérant local d’un ordre mondial sous hégémonie américaine. L’opposition à cette domination n’a pas été déclenchée artificiellement par les auteurs des coups d’Etat au Burkina Faso, au Mali, au Niger, ou par la propagande russe, mais elle est partagée par de larges segments de la population depuis des décennies. Elle attendait une occasion opportune de s’exprimer à grande échelle. Les racines du rejet sont profondes.
L’intrusion française a atteint son apogée lors de la première « ruée vers l’Afrique », qui a été en grande partie alimentée par la rivalité impérialiste et l’expansion européenne sur le continent après la Conférence de Berlin en 1884, à l’image des luttes inter-impérialistes qui réapparaissent aujourd’hui. L’objectif initial de la France était de défier l’hégémonie mondiale déclinante de la Grande-Bretagne en établissant un arrière-pays colonial similaire à l’épine dorsale de l’Empire britannique, sans lequel la Grande-Bretagne n’aurait pas été en mesure de maintenir sa puissance militaire, industrielle et commerciale mondiale pendant si longtemps au XIXe siècle. Dans le cas de l’hégémonie britannique, l’assujettissement de l’Inde a servi les objectifs de ce projet impérial, d’où l’aspiration française à acquérir un territoire comparablement vaste avec des ressources précieuses similaires. Par conséquent, la conquête coloniale française s’est concentrée sur l’ancien Soudan, qui englobait historiquement une grande partie de ce qui est aujourd’hui le Sahel. La « mise en valeur des colonies » a mis fin à l’utilisation communautaire des prairies, rompant l’équilibre écologique entre les éleveurs, les agriculteurs et le sol, ce dernier pouvant se régénérer grâce aux anciennes pratiques de rotation extensive des cultures. Cette pratique agro-écologique réciproque a été remplacée par des plantations de coton et d’arachide et d’autres cultures d’exportation en monoculture, entraînant l’épuisement massif du sol. La tribalisation et la division administrative des différents groupes ethniques, dont les frontières interethniques étaient par ailleurs fluides, combinées à la désertification de leurs terres fertiles, se sont révélées catastrophiques pour les hommes et la nature. En échange de l’indépendance du Niger en 1960, les deux pays ont signé le traité de défense de 1961 en plus d’autres accords qui accordaient des droits de monopole exclusifs aux entreprises françaises sur l’extraction minière, y compris les gisements d’uranium du Niger et d’autres marchés publics. Le Niger est ainsi devenu le premier fournisseur d’uranium à la fois de l’UE et de la France notamment. Avant le coup d’État au Niger de 2023, le droit exclusif de la France d’exploiter l’uranium était utilisé par Areva, une entreprise publique française, rebaptisée plus tard Orano , qui contrôle 63,4 % de la SOMAIR, la compagnie minière nationale du Niger. Selon l’ Agence d’approvisionnement d’Euratom (ESA) , le Niger est devenu le deuxième fournisseur d’uranium naturel de l’UE, avec une part de 25,38 %, dont environ 20 % des importations totales de la France. Les autorités nigériennes viennent de retirer le contrat d’exploitation à Orano. La Libye de Kadhafi s’est positionnée pour offrir une alternative au Niger, avec un projet ambitieux de bloc monétaire régional sous supervision d’une banque panafricaine basée à Tripoli en lieu et place du franc CFA. Mais Kadhafi a été chassé du pouvoir et lynché en 2011 par des cliques rebelles rivales alliées de l’OTAN et des pétromonarchies du Golfe. Pour toute la région, la chute de Kadhafi a signifié le début d’une phase de chaos et de souffrances de grande ampleur. La Libye est devenue le champ d’une guerre civile dont les forces en présence sont soit soutenues par l’OTAN et l’UE soit par la Russie et la Turquie. Les infrastructures se sont effondrées ce qui a abouti à la destruction des barrages de Derna causant la mort de milliers de personnes. Il existe un lien direct entre la guerre civile libyenne et la propagation de coups d’Etat militaires au Sahel. La démobilisation des anciens mercenaires Touaregs de Kadhafi a dégagé des forces armées qui se sont alliées aux paramilitaires locaux. De nombreux jeunes sont rendus disponibles par la paupérisation généralisée due au climat, c’est-à-dire à la diminution des pâturages et des ressources en eau. Le conflit larvé entre éleveurs et agriculteurs de différentes ethnies (les peuls, les touaregs, les dogons, les haoussas…) a dégénéré en guerre ouverte sous couvert de « djihadisme » ou de « séparatisme ». Les zones rurales de l’Afrique subsaharienne sont devenues à leur tour des champs de bataille. Dans le Nord du Mali d’abord depuis 2012 puis au Burkina Faso et au Niger en 2015. Les Autorités françaises, fidèles à leur interventionnisme acharné, ont mis sur pied deux grandes opérations militaires en utilisant les traités bilatéraux de coopération militaire comme formes de légitimation. L’opération Serval au Mali en 2013 puis l’opération Berkane étendu à tout le Sahel ont été un fiasco délégitimant totalement les pouvoirs civils alliés au parrain français. La prise de pouvoir par des officiers de l’armée dans au Mali, Niger et Burkina Faso a mis fin à la présence militaire française et les ambassadeurs français ont dû quitter ces pays. Le Niger occupait une place centrale dans le contrôle militaire franco-américain de toute la région. Les Etats-Unis ont construit une immense base de drones à Agadez au Niger et ils avaient investi largement dans l’armée nigérienne, en formant par exemple le général Tchiani, chef du coup d’Etat au Niger. Mais l’élève n’a plus accepté la tutelle du maître. L’accès aux infrastrucures, aux mines d’uranium, au gaz naturel est l’objet d’une rivalité ouverte entre les occidentaux et les rivaux chinois et russes. Les puissances occidentales ont tenté de pousser le Nigéria à entrer en guerre avec le Niger mais les menaces de guerre et la situation de sanctions économiques très lourdes (70% de l’approvisionnement en électricité de ce pays très enclavé a été coupé) ont rapproché le Niger du Mali et du Burkina Faso qui ont signé un pacte de défense mutuelle. Ces pays ont créé l’Alliance des Etats du Sahel afin de développer les échanges intra-sahéliens et d’harmoniser les politiques d’extractions minières et de projets agricoles. Une coopération régionale construite sur les mêmes défis sécuritaires et sur le rejet de la tutelle apparemment sans fin de la France est ce qui a permis aux putschs de maintenir un soutien populaire indéniable en réactivant le souvenir de Thomas Sankara, le chef militaire et panafricaniste assassiné en 1987 par les partisans d’un « retour à l’ordre » franco-africain. Le conflit en Ukraine a joué aussi un rôle dans la volonté d’une fraction des classes dirigeantes du Sahel de rompre avec le face à face imposé avec la France. Une fois de plus, la France considérait comme états clients la région du Sahel en attendant une prise de position similaire à la sienne (hostilité à la Russie) sur la scène internationale, au moment même où l’accueil chaleureux des réfugiés ukrainiens s’opposait frontalement au rejet méprisant et mortel des réfugiés africains dans l’UE. Une tectonique des plaques complexe (dépassant très largement l’influence russe via l’ancien Wagner et l’actuel « Africa corps ») est en train de redéfinir les relations économiques et politiques qui relie le Sahel au reste du monde. Les régimes de la « ceintures des putschs » tentent de tirer avantage du conflit interimpérialiste qui a lieu de façon aigüe aujourd’hui sur les ressources énergétiques, les semi-conducteurs et d’autres technologies industrielles dans les semis-périphéries du système mondial (Ukraine, Caucase, Taïwan). Cette concurrence sur les marchés s’est transformée en conflit armé plus ou moins ouvert. L’hostilité militaire est à l’ordre du jour. Sous le coup de sanctions occidentales, la Russie recherche autant de points d’appui qu’il lui est possible d’en trouver. La Russie saisit l’opportunité de remplacer la présence militaire française à chaque opportunité. Mais elle n’a pas la capacité contrairement à la Chine de réorganiser l’exploitation des ressources et les structures de marché. La Chine défend ses intérêts impérialistes par des accords multilatéraux via des projets d’infrastructures qui démontrent par contraste à quel point les monopoles européens et en particulier français ont maintenus un sous-développement dans de nombreuses régions d’Afrique. La situation dans le Sahel et les politiques menées par la ceinture des putschs résultent de tensions et de rivalités de plus en plus agressives entre puissances impérialistes dans une situation de désintégration du système mondial post effondrement de l’Union soviétique. Ce qui nous apparaît essentiel aujourd’hui c’est de ne pas confondre les positions, accords et alliances dans des conflits inter-impérialistes avec une véritable lutte anti-impérialiste. Les deux peuvent bien sûr se croiser, se mêler et interagir. Mais suivre un des camps de l’escalade de la militarisation mondiale c’est se lier davantage à une dévastation à venir et non construire ses propres forces de libération. Les pays mécontents de la pax americana ne constituent pas un pôle révolutionnaire d’avant-garde mais les exploités du monde ont raison de ne pas tenir la même attitude envers les anciens et les nouveaux impérialistes. C’est pourquoi nous ne disons pas de façon nihiliste qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil car 1) La perte d’influence de la France au Sahel ouvre une nouvelle période historique 2) Il n’y a pas de signe d’égalité dans les rapports de forces réels entre groupes et Etats impérialistes car le groupe euro-américain est toujours le pilier hégémonique des « règles du jeu » du capitalisme mondial. Le départ de la France du Sahel est une libération cathartique. Une nouvelle voie s’est ouverte. Un Thanatos incarné a été chassé.
Panafricanisme révolutionnaire et panafricanisme réactionnaire
La « ceinture des juntes » du Sahel (dont l’AES l’Alliance des Etats du Sahel-Mali, Burkina Faso, Niger-) s’est déclarée en lutte ouverte contre l’influence postcoloniale de la France. Ce mouvement est bien entendu soutenu au nom de la « souveraineté » mais aussi du panafricanisme comme si les nouveaux régimes militaires agissaient au nom du continent tout entier. Ce « nouveau » panafricanisme se limite toutefois au rejet de l’ancien maître colonial, de ses médias, de sa détestable « mission civilisatrice » au nom des droits de l’homme, même si les déclarations politiques sont toujours faites dans sa langue.
Mais évoquer le panafricanisme qui a souvent été une rhétorique et une posture des élites africaines même les plus compradores ce n’est pas définir un programme précis. De quel panafricanisme s’agit-il au Sahel ? Il a existé de multiples formes de panafricanisme et le contenu politique du panafricanisme peut être autant révolutionnaire que réactionnaire et contre-révolutionnaire. Le panafricanisme n’est pas au-dessus des classes sociales qui le portent et le traduisent en programme d’action.
Le projet d’une unité noire puis d’une unité du continent africain débarrassé du colonialisme et en général d’une direction étrangère est née dans la diaspora africaine, en particulier dans les Caraïbes de la fin du XIXème siècle. Il s’agissait d’abord d’un puissant mouvement politique et culturel de valorisation de la dignité noire après la traite, la déportation et la nuit coloniale. Après 1945, une génération d’anticolonialistes dirigés par la figure de Kwame Nkrumah combattra sans succès pour cette unité africaine puisque les indépendances se sont effectuées par la balkanisation du continent et le principe de l’intangibilité des frontières. Les panafricanistes évoluèrent progressivement sur deux points fondamentaux :
1) d’une politique de la race, influencé par les élaborations des panslavistes, à un programme anticolonial avec une perspective internationaliste et socialiste
2) d’un panafricanisme défini par le pannégrisme (unir les Noirs de la diaspora et d’Afrique) à l’intégration dans le panafricanisme des peuples berbères er arabes suite à la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956 et à la guerre d’indépendance algérienne.
Ces deux points sont pourtant exclus de ce qu’on entend aujourd’hui par « retour du panafricanisme » ce qui indique en soi ses limites.
L’idée des Etats-Unis d’Afrique a été soutenue par Mouammar Kadhafi. Sous son impulsion et celle de l’Afrique du Sud, l’Union africaine a été créée en 2002 « pour parvenir à une plus grande unité et solidarité entre les pays africains ». L’idée d’un passeport africain et d’une armée continentale ont animé nombre de projets et de débats sans pour autant voir le jour. Le panafricanisme actuel qui se diffuse dans le Sahel provient d’une réaction à une perte de pouvoir des élites africaines sur le plan économique, avec la soumission aux plans des institutions internationales et du système bancaire international, et sur le plan militaire avec des insurrections locales incontrôlables. Ce (néo)panafricanisme revendiqué se fait sous les auspices de deux mécènes, la Russie et la Chine. Cette situation soulève une contradiction évidente. En 2022, le sénégalais Ousmane Sonko, alors opposant et aujourd’hui premier ministre, qui a appelé à « l’émancipation totale de l’Afrique », s’était élevé après le deuxième putsch au Burkina Faso contre « nos frères burkinabès qui applaudissent un coup d’État avec des drapeaux russes. Je dis qu’il y a un problème. On ne remplace pas la France par la Russie... Surtout, nous souhaitons être libres et dignes. Mais les Africains pensent qu’ils devraient toujours être sous le couvert de quelqu’un d’autre ». En fait ce qui pose question de façon plus profonde encore, c’est la perspective de défendre un panafricanisme qui ne soit pas en rupture avec le système capitaliste mondial.
Dans sa contribution au VIème congrès panafricain de Dar es Salam qui s’est tenu en 1975, le révolutionnaire caraïbéen Walter Rodney a donné un critère pour distinguer le panafricanisme authentiquement révolutionnaire de ses versions rhétoriques et réactionnaires. W. Rodney tire d’abord un bilan des mouvements politiques des indépendances formelles menés par une petite bourgeoisie qui après avoir tenu un rôle progressiste dans les mouvements nationaux sous la pression des masses prolétarisées et paysannes mais qui a finalement accepté la balkanisation, la souveraineté limitée et son rôle de compradore subalterne dans le capitalisme mondial car il lui était impossible de développer une économie autocentrée de par sa nature même. De ce bilan il résulte 1) la nécessité de définir clairement quelle classe dirige les mouvements nationaux et de lutte panafricaniste (1) 2) la nécessité de définir le potentiel révolutionnaire de cette classe dirigeante et de l’alliance de clases au pouvoir 3) savoir comment sont organisées les classes de travailleurs jusque là subordonnées.
Un panafricanisme qui nie le concept de classe au moment même où les distinctions de classe ont explosé est un charlatanisme politique. En Afrique, il y a nécessairement autant de mouvements panafricanistes différents qu’il y a de classes sociales. Au-delà des frontières africaines, les courants politiques identiques se soutiennent mutuellement, créant un panafricanisme à contenu de classe déterminé. Le panafricanisme réactionnaire possède différents visages. Il a existé un panafricanisme réactionnaire d’inspiration coloniale. Nous reprenons un exemple donné par Ludo Martens lors de son intervention au VIIème Congrès panafricain tenu à Kampala en 1994. Au Congo belge, l’Église catholique a été la première force à préparer la période post-coloniale en formant un personnel politique réactionnaire et pro-impérialiste. L’Église catholique, épaulée par les puissances coloniales, a créé aussi des cadres où des Africains réactionnaires des différents colonies se rencontraient et unifiaient leur pensée politique. Joseph Iléo et monseigneur Malula, deux figures de proue des milieux catholiques, ont joué un rôle déterminant dans le renversement du gouvernement Lumumba. Il s’agissait pour les tenants de ce courant d’arrimer le continent africain au bloc occidental durant la guerre froide en évoquant la grandeur des civilisations africaines ancestrales à préserver des ravages du communisme soviétique et chinois. Il y a eu ensuite, surtout dans les années 1960 et 1970, le panafricanisme de la petite bourgeoisie, rêvant d’une Afrique politiquement indépendante et unie mais refusant de rompre avec le marché capitaliste mondial et donc avec l’impérialisme. Le panafricanisme petit-bourgeois a trouvé ses principaux idéologues en Du Bois, Padmore, Nkrumah et Sékou Touré. Il a un caractère révolutionnaire dans la mesure où il vise à briser les chaînes coloniales et à mettre fin à la domination politique directe de l’Occident sur les pays Africains. Mais les idéologues de la petite bourgeoisie ne sont jamais révolutionnaires jusqu’au bout, ils ne s’attaquent pas aux racines économiques de la domination impérialiste. Padmore dans son livre Panafricanisme ou communisme développe un programme axé sur « les secteurs à l’initiative privée ». Il conclut sur un credo typiquement petit-bourgeois : « Le panafricanisme offre une alternative idéologique par rapport au communisme... Le panafricanisme porte son regard au-dessus des étroits intérêts de classe et de race... il veut une égalité d’occasion pour tous. »
Aujourd’hui, la rhétorique radicale de la petite bourgeoisie nationaliste a été balayé par le développement du capitalisme et un panafricanisme de la grande bourgeoisie s’est affirmé. Il correspond aux projets d’un « marché commun africain » qui n’est qu’une des facettes du marché mondial capitaliste. Le panafricanisme capitaliste veut s’appuyer sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), signé en mars 2018 par 44 pays africains, et qui devait entre vigueur en 2019 (mais repoussé suite à la crise du COVID 19). Il faudrait que ce marché puisse renforcer le commerce intra-africain, estimé actuellement à moins de 13% du commerce total (avec 60% des importations provenant de l´Union européenne), ou l´intégration commerciale, avec un marché interne de 1,2 milliard de personnes et un PIB estimé à 2.200 milliards de dollars. Mais la question reste posée de l’existence d’une bourgeoisie africaine autonome dans une économie encore largement tournée vers l’exportation des matières premières et les exploitations minières et non vers les produits industriels et les technologies basé sur la propriété intellectuelle. Aucune zone ne s’est développée dans le monde à partir des seules matières premières. Il existe enfin un autre panafricanisme, celui du prolétariat africain. C’est le panafricanisme incompatible avec la soumission au capitalisme mondial. Il a été défendu historiquement par les positions et la pratique des mouvements dirigés par Pierre Mulele au Congo, Osende Afana au Cameroun ou Amilcar Cabral en Guinée-Bissau. Ils ont étudié la libération de leur pays à la lumière des apports du marxisme et du léninisme mais aussi à la lumière des expériences des révolutions chinoise et cubaines. Le panafricanisme signifie pour ce courant la perspective du socialisme, la mobilisation politique des masses ouvrières et paysannes et la voie de la lutte armée. Cette orientation clarifie aussi le rapport entre nationalisme et internationalisme. Le panafricanisme révolutionnaire est internationaliste dans le sens de la solidarité internationale des classes ouvrières contre leurs ennemis communs. Le prolétariat soutient toute lutte nationale contre la domination impérialiste, mais il ne soutient pas « positivement » le nationalisme. Le nationalisme est toujours l’idéologie par laquelle la bourgeoisie et la réaction nationale essayent de subordonner les travailleurs à leurs propres intérêts cupides. Après avoir tué Lumumba et les lumumbistes, Mobutu reprit un grand nombre de leurs positions sous une forme démagogique, il créa son propre « nationalisme congolais » pour subordonner les masses aux intérêts de la bourgeoisie bureaucratique et pro-impérialiste. Ce n’était plus un nationalisme « négatif » dressant les masses congolaises contre l’oppresseur belgo-américain, mais un nationalisme « positif » unissant les masses à la grande bourgeoisie congolaise, agissant comme intermédiaire aux intérêts impérialistes. Amilcar Cabral a pensé cette limite d’un nationalisme « positif » : « Le cas néocolonial ne se résout pas par une solution nationaliste ; il exige la destruction de la structure capitaliste implantée par l’impérialisme dans le territoire national et postule justement une solution socialiste » (2). Le panafricanisme n’a d’avenir que s’il est révolutionnaire et non s’il devient une modalité d’adaptation au marché mondial.
Supernova, n.7
revuesupernova.blogspot.com/
Note
(1)
La contribution de W. Rodney est disponible sur le site marxists.org sous le titre « Panafricanisme et lutte des classes ». Il donne une idée de ce que peut être un programme panafricain révolutionnaire : « Quel que soit ce qui émergera du VIe Congrès panafricain, il est nécessaire que des participants soient identifiés comme ayant un programme reconnaissant les éléments suivants :
- 1 Que les principaux ennemis du peuple africain sont la classe capitaliste aux États-Unis, en Europe et au Japon.
- 2 Que la libération et l’unité africaines ne se réaliseront que par la lutte contre les alliés africains du capital international.
- 3 Que la liberté et le développement en Afrique demandent un désengagement du capitalisme monopoliste international.
- 4 Que l’exploitation des Africains ne prendra fin qu’avec la construction d’une société socialiste, et que la technique doit être liée à cet objectif.
- 5 Que les frontières contemporaines des États africains doivent être supprimées pour permettre une réelle unité politico-économique du continent.
- 6 Que les mouvements de libération en Afrique australe sont révolutionnaires et anti-impérialistes, et doivent pour cela être défendus face à l’hégémonie de l’État petit-bourgeois.
7- Que l’unité de l’Afrique suppose l’unité des groupes, organisations et institutions progressistes, et n’est pas seulement du ressort des États. - 8 Que le panafricanisme doit être une arme internationaliste, anti-impérialiste et socialiste. »
(2)
A.Cabral, Unité et Lutte, Ed. Maspéro, p.165