"Il y a une atmosphère de guerre civile très palpable" - Témoignage de Bolivie

Alors que le président socialiste et indigène Evo Morales a du quitter le pays pour se réfugier au Mexique il y a quelques jours, la situation est très complexe en Bolivie. Un témoignage depuis Cochabamba tente de dessiner les lignes de ce qui ressemble à la longue tradition de coups d’état ultralibéraux en Amérique latine.

Difficile de bien saisir les enjeux de ce qu’il se passe en ce moment en Bolivie, surtout dans un contexte où les révoltes essaiment partout en Amérique latine et autour du monde. Mais il semble ici que la situation soit un peu différente. Ce témoignage nous aide à y voir un peu plus clair sur les évènements dans ce pays, l’un des plus pauvres d’Amérique latine (et l’un des deux seuls à n’avoir aucun accès à la mer), qui était - cas rare - dirigé depuis 13 ans par un président d’origine indigène et de gauche.

Pour faire un petit résumé de la situation, de mon point de vue, parce que c’est toujours très difficile de trouver des informations qui soient fiables parce qu’avec tout ce qu’on trouve sur les réseaux sociaux, tout ce que les gens inventent, on a du mal à trouver des informations très claires.

Ce qui est sûr, c’est que les blocages sont des blocages très étranges, parce que dès le début, il y a environ dix-huit jours, quand ils ont commencé, les gens qui se retrouvent derrière les barricades sont avant tout des personnes blanches. A tendance métisses, mais surtout blanches [1]. Et il y a de nombreux propos racistes, parfois homophobes et misogynes.

Je dirais que la façon dont se déroulent les choses est plutôt de tendance de droite dure. Il y a de nombreuses barricades dans toute la ville, mais presque toutes sont vides, il n’y a personne à part le voisinage, sauf dans les lieux stratégiques où il y a beaucoup de circulation. Là, beaucoup plus de gens se rassemblent pour tout bloquer, comme au croisement des rues Ayacucho et Heroínas ou sur les rond-points de l’avenue Perú ou encore sur la grande avenue Blanco Galindo.

En tout cas, à chaque fois que j’ai vu des groupes, il s’agissait essentiellement de personnes blanches. La question est donc : dans cet Etat bolivien plurinational où il y a de nombreuses ethnies différentes, que ce soit des Afro-boliviens, des natifs – ou indigènes, comme on peut aussi les nommer – et de nombreux métisses, pourquoi ne trouve-t’on là que des petits blonds ? C’est curieux. Mais c’est ce que j’ai vu de mes propres yeux.

De la même façon, les gens qui ont initié ce mouvement et qui ont appelé aux blocages sont l’ancien vice-président Mesa, qui faisait partie du gouvernement dicatorial de Gonzalo Sánchez de Lozada, surnommé “Goni”. C’était un gouvernement de droite, ultra-libéral, qui ont massacré les gens dans la rue, avec un fort totalitarisme. Et ce même type, qui est journaliste, qui s’est présenté à l’élection présidentielle, est celui qu a fomenté et appelé aux blocages. Ils ont hurlé à la fraude électorale avant même que le dépouillement des voix soit terminé [2]. Ce qui est étonnant, c’est qu’à Sucre aussi, où Mesa a une forte base électorale, ils ont aussi été brûler les bureaux de vote. Il s’est passé la même chose à Santa Cruz [3], même cette fois de la main de Camacho, qui est le petit-fils de l’un des des hommes qui a fait venir beaucoup d’argent des Etats-Unis pour soutenir ce fameux gouvernement dictatorial de Goni.

Les institutions sont fermées ou inaccessibles. La situation est assez grave. Les ambassades ne donnent aucune instruction à propos de ce qu’il se passe, ce coup d’état, et font comme si la situation allait s’arrange d’elle-même.

A propos de ce qu’il s’est passé hier, avec la démission du gouvernement du MAS [4], lors du discours d’Evo Morales en direct à la télévision, il s’agissait pour eux clairement d’un coup d’état civil, mais aussi d’un coup d’état soutenu par les forces armées et par la police qui s’est mutinée. Dans la ville d’Oruro, la maison de la soeur d’Evo Morales a été saccagée et brûlée. Ils ont fait la même chose avec quatre ministres du gouvernement et appelaient à l’escalade de la violence. A Santa Cruz, il y a eu énormément d’actions contre les gens qu’ils appellent les “collas” et les femmes qui s’habillent de “polleras”, les jupes traditionnelles, c’est-à-dire celles et ceux qui viennent de cette zone de La Paz-Oruro-Cochabamba, avec une discrimination très forte et beaucoup de passages à tabac.

Il y a aussi beaucoup de mensonges médiatiques, mais c’est assez difficile à comprendre parce que c’est un chaos total, ici. Entre les fausses informations, les légendes qui sont en train de se créer et tout le reste, la situation est très compliquée.

De mon point de vue, l’analyse que j’en tire, c’est que tout ça est très étrange parce que cela vient de Carlos Mesa et de Camacho, qui sont tous les deux blancs et tous les deux droitards complètement assumés. Et les gens ont suivi le mouvement parce qu’Evo Morales a remporté la présidentielle et qu’il avait lancé un référendum en 2016, où la majorité avait voté non.

Ils essayent de sauver les meubles de ces politiques ultra-libérales, et c’est probablement la raison pour laquelle tout ça se passe contre le gouvernement d’Evo Morales. Hier, ils ont annoncé qu’avant minuit serait mis en place un couvre-feu et que l’on passerait en état d’urgence.

Une autre chose que je voulais ajouter, c’est qu’en essayant de trouver des articles qui parlent de cette thématique, des blocages et de ce qui pourrait venir des Etats-Unis, avec l’opération “Rey Desnudo” [5], il est impossible de les ouvrir, sauf les articles de l’opposition. Sinon, tout ce qui peut donner un peu plus de détails sur ce qu’il se passe en ce moment, à ce coup d’état, impossible d’ouvrir les pages. Je ne sais pas s’il s’agit de moi ou s’ils ont coupé une partie de l’accès aux informations au niveau national, mais c’est quand même curieux.
A la télévision, ils parlent des policiers et de quelques bandits, et on ne comprend plus du tout qui brûle quoi et qui fait quoi.

Il y a pas mal de soupçons comme quoi ces groupes ne sont pas du MAS, comme ils le prétendent, mais qu’il s’agit plutot d’une stratégie de création d’une masse d’informations qui provoquent de la peur pour que les gens paniquent. Pour le moment, on dirait que c’est ça, la stratégie. Ils disent par exemple que des motards, supposément du MAS, seraient en train d’arriver depuis le tropique, mais ces groupes n’arrivent jamais. Ou alors d’autres groupes arrivent, armés de bâtons et pas très bien identifiés, en vérité. C’est un vrai chaos.

Hier soir, au journal télévisé, les forces armées et leur représentant Kaliman ont dit que la police et les forces armées sont désormais alliées pour descendre dans la rue. Ils disent que c’est pour défendre le territoire, mais si l’on cherche à en faire une analyse, il faut savoir de qui on veut le défendre. Qui est l’ennemi en ce moment ? Une chasse aux sorcières pleine de rage contre les Masistes s’est ouverte et à Santa Cruz, par exemple, où c’est le plus virulent, ils ont tabassé des artistes, dont certains qui n’ont été récupérés qu’in extremis par la police.

Il y a une atmosphère de guerre civile très palpable, qui est encore plus alimentée par les réseaux sociaux : on ne sait pas si les informations sont réelles ou non, qui est là et pourquoi. Personne ne se revendique du MAS et dit qu’il faut tout détruire ,mais ils n’arrêtent pas de dire “le MAS arrive, le MAS arrive et ils détruisent tout !”. La seule chose que l’on a pu voir à la télévision, ce sont les “ponchos rojos” qui sont arrivés à El Alto. Et là-haut, oui, il y a des confrontations ultra-violentes.

Ici à Cochabamba, les gens sautent de joie et fêtent leur victoire en disant que Cochabamba sont les meilleurs parce qu’ils ont réussi à déloger Evo Morales grâce à leur pouvoir de blocage.
Pour moi, ce qui fait qu’Evo Morales a abandonné, et il l’a dit lui-même, c’est qu’il ont saccagé et brûlé les maisons des ministres, et aussi de sa soeur à Oruro, qu’ils ont aussi séquestrée. Il y a de la manipulation autour des sujets du pourquoi il y a eu victoire et qui l’a remportée. Il y a une énorme erreur d’interprétation de ce qu’il se passe, et les blocages n’ont rien fait bouger, si ce n’est qu’ils ont créé une crise économique. Ils n’ont pas réellement atteint le gouvernement.

Aujourd’hui, les gens de gauche ne sont pas en sécurité. On voit la formation et l’organisation de groupes ultra-violents de droite, avec des méthodes de droite, c’est-à-dire venir chez toi, brûler ta maison et te massacrer à coups de bâtons quand ils t’identifient comme proche du MAS d’une façon ou d’une autre, même si tu n’as fait que jouer de la musique lors d’un de leurs événements, par exemple. Nous ne sommes pas en sécurité, et ce sentiment d’insécurité est vraiment palpable.

En attendant, l’ambassade de France ne donne aucune réponse, ne veut rien savoir, alors qu’ils devraient être à disposition puisqu’on est dans une sorte de guerre civile, mais ils attendent on ne sait pas quoi.

J’aimerais envoyer force et énergie à toutes les personnes qui luttent à travers le monde, notamment au Chili et en Equateur, pour un monde meilleur, la liberté des peuples et la fin de toutes discriminations.

Pour aller plus loin :

Notes :

[1En Bolivie, la population blanche, historiquement issue de la colonisation, recoupe très largement les classes supérieures et la bourgeoisie, et est souvent dépositaire des principales ressources économiques et charges politiques, et représente 15% de la population totale. 55% sont des ethnies natives (37 langues sont officiellement reconnues par la Constitution bolivienne), le reste est constitué par les métisses.

[2Evo Morales avait de nouveau été élu à la tête du pays.

[3Santa Cruz est considérée comme la capitale économique de Bolivie, et est globalement entre les mains de la bourgeoisie blanche de droite, en opposition à La Paz, capitale indigène par excellence.

[4Mouvement vers le socialisme, le parti de gauche d’Evo Morales.

[5En 2015, l’information fuite que les Etats-Unis, sous le nom de code "Rey desnudo", le "roi nu", mènent une opération de destabilisation du gouvernement socialiste de Morales.

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