Il y a un enjeu très grand aux migrations actuelles vers l’Europe, c’est celui de la rencontre. Nous nous retrouvons dans une situation au potentiel créatif et révolutionnaire immense d’un point de vue culturel et politique, qu’il nous faut imaginer et réaliser là ou nous nous trouvons.
Cela passe par l’élaboration de nouveaux langages, de nouvelles pratiques, d’espaces ouverts et subversifs. Cela demande une ouverture de nos imaginaires, et une curiosité absolue pour l’altérité et les espérances de celles et ceux qui aujourd’hui traversent les obstacles de la mer et des frontières européennes.
Pour celles et ceux qui ont toujours eu le privilège d’avoir des papiers européens, dont les droits sont aujourd’hui également mis en jeu, il faut aujourd’hui questionner ces privilèges au regard de ceux qui en sont prives, les détourner et penser nos actions relativement à eux. Car le traitement réservé aux gens dont la clandestinité est activement fabriquée par les politiques racistes de fermeture des frontières (incarcération sans jugement, expulsions, passages à tabac, menaces, rackets par la police, etc) ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend si les gouvernements maintiennent leur cap comme ils se targuent de le faire.
Il est commun de se dire que nous ne ferons aucun compromis et que la meilleure action est l’action directe. Il y a aussi la nécessite d’inventer des nouvelles formes de subversion où ceux qui ne sont pas sous le même régime juridique que les détenteurs de papiers européens puissent trouver leur place. La précarité extrême du statut des exilés aujourd’hui en Europe, la montée du fascisme et de la xénophobie, sont pour nous une préfiguration de ce qui attend ceux qui ne reconnaissent pas les États européens et leurs gouvernements. L’Europe de Schengen est une vaste entreprise de contrôle des frontières, administrée a l’échelle continentale par le Système d’Information Schengen et la forteresse Frontex, qui décide du haut de son suprême Conseil ceux qui peuvent vivre et ceux qu’on peut laisser mourir devant les douves.
Pour ceux qui rêvent du passeport rouge il ne reste que la vie nue [1], traversée par un champ de bataille permanent. Nous voulons comprendre ces corps illégaux, dont l’existence même est rendue illégitime et encombrante par les démocraties européennes vieillissantes et leurs politiques migratoires tant meurtrières qu’inefficaces. Nous voulons leur laisser la parole et laisser apparaître tout ce qu’ils inventent dans les ruelles des métropoles.
Il y a l’enjeu très grand de la rencontre, qui va avec celui de la démocratie - nous entendons la démocratie comme mouvement, par opposition a la démocratie comme type de gouvernement. Nous rêvons d’une démocratie vivante, ou les problèmes seraient discutés et les décisions prises par les concernées eux-mêmes. Nous rêvons de la généralisation des mécanismes de démocratie directe comme consultations, assemblées populaires, autocritiques bienveillantes, court-circuitage des dominations systémiques, écritures collectives, etc. Nous rêvons certes, et nous travaillons aussi chaque jour à cette utopie d’un monde sans frontière, ou chacun a le droit inaliénable de se définir seul et de vivre selon sa volonté. Nous croyons qu’il n’est pas de désir qui soit en lui-même mortifère, nous croyons que c’est le détournement du désir brut vers des personnalités narcissiques et jalouses, insatisfaites en permanence dans l’abondance qui les entoure, nous croyons que c’est l’aliénation du désir et non le désir seul qui rend les humains mesquins et violents.
Je n’ai pas de nationalité, je n’ai pas de président, je ne suis citoyenne de rien. J’ai un pays et même plusieurs, je suis d’une société hybride ou l’on ne parle pas avec la bouche mais avec l’être tout entier.
Je n’ai pas de nationalité mais j’ai un passeport rouge, avec ma photo associée à une identité nationale. Ce passeport me donne beaucoup de droits - pourrais-je penser, alors qu’en réalité il est l’outil des puissants pour contrôler mes déplacements. Ce passeport, en définissant mes droits de passage, définit en même temps l’illégalité de ceux à qui on le refuse. Ce passeport, derrière l’illusion de liberté qu’il représente, n’est que le négatif du contrôle des États sur les populations.
Je voudrais brûler mon passeport. Mais avant je ferais avec le pouvoir qu’il me donne tout ce qui sera possible pour tisser des liens là ou aujourd’hui il y a des murs, inventer de nouveaux langages et creuser des souterrains entre ceux pour qui il n’y a d’illégales que les frontières et leurs chiens de garde.
L.