La crise sanitaire comme outil de domestication
Ce texte se veut une contribution au débat sur ce qui est en train de se passer. Il tente de comprendre un peu mieux ce que le récit officiel de l’épidémie nous raconte, ce qu’il nous cache, et la manière dont les institutions le mettent en pratique. Il s’agit de contribuer à la création d’une perspective critique qui puisse servir à affronter ce qui nous attend.
Ce que nous racontent les médias sur l’épidémie ressemble à une histoire d’horreur, et ce qui se passe dans le voisinage et dans les hôpitaux semble en confirmer l’authenticité. L’histoire officielle de cette épidémie dirige notre attention vers certains aspects de la réalité tout en occultant d’autres. Cette histoire paraît familière et semble simplifier trop les choses : une menace, des gentils, des méchants et la promesse d’une fin rassurante. À condition de bien suivre les directives, évidemment ! Les mesures prises par les institutions publiques vont dans le même sens que ce récit et donnent lieu à des situations graves en matière sanitaire et sociale.
Au milieu de la confusion, le récit officiel donne un visage aux agents qui interviennent dans la crise et apporte ainsi un sens concret aux événements. Il indique les voies à suivre pour la gestion sanitaire, sociale et punitive de la crise. Il convient de prêter attention à ce que disent, ce que font et ce que cachent les institutions pour mieux comprendre ce qui se passe. La forme littéraire permet aux autorités de mélanger le social avec le policier, le malade avec les institutions et le virus avec l’indiscipline. Le récit permet l’emprunt de mots et de métaphores entre des sphères différentes, ce qui facilite la gouvernance.
Un virus sauvage
Selon les médias, l’épidémie vient d’Orient, précisément d’une zone où la civilisation et le progrès cohabitent avec le primitif. Il est curieux que la plupart des récits sur les épidémies situent leurs origines loin d’Europe et des États-Unis. Ils présentent le virus comme une manifestation de la nature sauvage. On dit de lui qu’il est féroce, rusé, égoïste, destructeur… des traits à mi-chemin entre l’animal et l’humain. Curieusement, ce sont les mêmes attributs avec lesquels les Romains décrivaient les Barbares. Pour l’Empire romain, étaient barbares celles et ceux qui menaçaient la stabilité de Rome depuis l’extérieur (les peuples voisins) ou depuis l’intérieur (la plèbe rebelle et les esclaves).
Le récit officiel relie le degré de civilisation d’un endroit donné à la force des institutions chargées de la sécurité et de la santé ; un État fort serait synonyme de civilisation. Quand les médias signalent un territoire comme origine de l’épidémie, ce qu’ils annoncent c’est l’imposition dans cette zone de nouvelles mesures de contrôle sanitaire et policier, que ce soit au niveau national ou international. L’alibi le plus fréquent pour justifier la colonisation a toujours été le désir de civiliser l’autre.
Ce qui n’est pas dit, c’est que beaucoup de ces maladies apparaissent dans des territoires récemment urbanisés et industrialisés. Les processus brusques d’urbanisation et d’entassement de la population favorisent la transmission d’agents pathogènes. L’urbanisation intensive des écosystèmes naturels accule la faune dans des espaces réduits. L’industrie agroalimentaire entasse les animaux et introduit des produits chimiques, des antiviraux, des antibiotiques, etc. En général, la transformation soudaine de l’habitat humain et animal favorise l’apparition de maladies. On en a pour exemples la grippe porcine, la grippe aviaire, la maladie de la vache folle, etc. Le Capitalisme a sens cesse besoin de s’étendre et de coloniser des territoires mais il n’apparaîtra jamais comme responsable d’aucune épidémie. Il est beaucoup plus facile d’accuser un peuple lointain et étranger aux mœurs prétendument peu civilisées.
Le virus incarné
Le récit officiel nous suggère qu’en franchissant la barrière des espèces, le virus nous transforme, mais pas tous à la même enseigne. À celles et ceux qui se soumettent à la discipline sanitaire et au contrôle social, malades ou pas, on attribue le rôle de victimes. Les personnes indisciplinées, quant à elles, sont désignées comme étant complices du virus, par égoïsme ou par irresponsabilité, et deviennent des boucs émissaires. La période d’incubation du virus facilite l’apparition de la figure du porteur sain, inconscient de sa propre infection. Le récit officiel accorde beaucoup d’attention à cette figure du porteur sain, le culpabilisant, et génère ainsi une atmosphère de méfiance générale proche de la paranoïa.
Selon la version officielle, la guérison exige une soumission totale aux normes sanitaires et la réalisation d’une sorte de sacrifice. Les sacrifices du et de la malade sont l’isolement et la soumission au traitement médical (quand il a la chance d’en recevoir), pour les autres le sacrifice est le confinement. Dans la Bible, lorsque Jésus soigne un lépreux, il lui recommande d’expier ses péchés par le sacrifice pour guérir complètement. Le lien entre maladie et péché vient de loin sauf qu’aujourd’hui on ne parle plus de rédemption mais de soumission aveugle comme forme de responsabilité sociale.
Cette manière moralisatrice de présenter l’épidémie culpabilise les personnes tandis qu’elle exempt de toutes responsabilités le commerce et la gestion publique. Mais les maladies ne deviennent pas des épidémies par la faute d’une ou plusieurs personnes. Il faut pour cela un contexte favorable qui soit à la fois environnemental, social, économique, infrastructurel, etc. Affronter cela impliquerait de rentrer en collision avec le commerce capitaliste, et ce n’est pas ce que veulent les autorités. Toute personne est susceptible d’être porteuse du virus, c’est pour cela qu’a été décrété notre confinement à la maison, au quartier ou au village, dans le pays. Les autorités nous assurent que c’est pour éviter la contagion, mais en verbalisant les gens qui sortent dans la rue, seul·e·s ou accompagné·e·s d’un·e cohabitant·e, la justification médicale semble laisser place à celle de l’ordre public. On nous informe mal et on nous dit, avec un ton paternel et un langage infantilisant, que nous devons rester à la maison pour notre bien et celui des autres. L’urgence contraint à ne pas questionner les décisions des experts, et encore moins à envisager une autre forme de gestion de la crise ; il n’y a rien à discuter. Le problème c’est que l’urgence devient de plus en plus la norme. En outre, notre totale dépendance au système de santé public, l’absence d’alternatives de base dans ce domaine, fait qu’il est même difficile d’envisager d’autres manières d’affronter l’épidémie.
Le confinement encourage la surexposition aux médias et aux réseaux sociaux. La combinaison d’isolement et de communication télématique génère une culture du confinement dont l’ingrédient principal est le syndrome de Stockholm. De plus, le virtuel se normalise comme substitut aseptisé au réel et aux relations de proximité. Cette culture naturalise le contrôle social, commence à percevoir la rue comme un espace à risques, et la maison comme un refuge serein. Dans ce contexte, l’isolement s’annonce comme une forme d’hygiène sociale qui doit être complétée par la discipline et le maintien de l’ordre. La culture du confinement reproduit les traits de la culture, des valeurs et des habitudes de la classe dominante. La propagande officielle nous dit que nous devons être solidaires et rester à la maison, mais en échange elle fomente à tout instant une culture de l’individualisme, de l’indifférence pour l’autre, du calcul sans émotions, des émotions sans réflexion, une culture qui s’infiltre à domicile par l’intermédiaire des médias et des réseaux cybernétiques. Parce que la majeure partie de la population dépend au quotidien de réseaux informels d’entraide et de solidarité, adopter la culture de l’élite est non seulement frustrant mais aussi suicidaire. Le récit officiel de l’épidémie est le principal promoteur de cette culture du confinement, et c’est le seul qu’on entend pour le moment.
Les rues sont réduites à des lieux de passage pour les travailleur·se·s et les consommateur·rice·s, la ville est pacifiée. Cela ressemble au rêve des premiers urbanistes du XIXe siècle devenu réalité. C’est à cette époque qu’est apparu le terme « contrôle social » pour parler du travail des urbanistes qui incorporaient déjà la logique sanitaire à leurs projets. La planification urbaine devait ordonner l’espace, la mobilité et les interactions entre les individus pour prévenir l’apparition de pathologies médicales (maladies) et sociales (révoltes, mutineries, etc.). Certaines de ces transformations ont eu des effets positifs sur la santé, mais en contrepartie elles ont accru le contrôle social. À l’époque comme aujourd’hui, la soumission et le contrôle social sont le prix à payer en échange de la promesse d’une bonne santé. Quand on transpose le récit officiel de l’épidémie au territoire, il se convertit en un mécanisme de gouvernance en étroite relation avec les processus de gentrification. Ce que cache la version officielle c’est qu’en étant isolé·e·s, nous sommes plus vulnérables aux effets de n’importe quelle crise et du Capitalisme en général.
Ce qu’elle évite de dire aussi, c’est que le verbiage médical sert à maquiller la domestication sanitaire de la population.
Selon le récit officiel, la maison est un espace sûr qui sert de refuge contre la menace extérieure. Cette logique s’applique aussi au domaine institutionnel, et ainsi la fermeture des frontières cherche à immuniser le pays face à la menace extérieure, même si celles-ci étaient déjà fermées à la majorité des humains. Ce transfert du personnel au public prétend, entre autres, stimuler l’identité nationale entendue comme collectivité immunitaire. Les crises sont des moments délicats et les institutions ont besoin de préserver leur légitimité. Les phénomènes biologiques ne respectent pas les limites des frontières ni les contrôles douaniers, et mettent en évidence leur caractère arbitraire, artificiel. De plus, le manque de moyens et le manque de prévision face à la probabilité d’épidémies, montrent que l’État ne tient pas sa promesse de protéger la santé de la population. Tout envelopper dans le drapeau national permet d’éviter que la légitimité des institutions soit atteinte.
La guerre sanitaire
Ces derniers jours, la plupart des décisions gouvernementales ont suivi une logique à mi-chemin entre le médical et le militaire. En principe, voir des militaires et des médecins réunis dans une même conférence de presse peut paraître étrange, mais là non plus il n’y a rien de nouveau [1]. Durant la Première Guerre mondiale, les épidémies avaient tendance à occasionner beaucoup de pertes, elles représentaient une menace aussi importante que les armées ennemies. Pour les médecins militaires, la patrie était un corps social menacé par les ennemis aussi bien humains que microbiens. Le style belliqueux de la lutte contre l’épidémie, que l’on retrouve autant dans le récit que dans sa mise en pratique, suit cette même logique. Ce qui ne se dit pas c’est que la santé des institutions et celle de la population sont deux choses différentes. On n’explique pas non plus pourquoi la plupart des mesures gouvernementales prises pendant et après la crise ont tendance à empirer les conditions de vie des secteurs les plus opprimés et les plus exploités.
L’ambiance de guerre a converti les médias et les réseaux sociaux en une espèce d’aspirateur de l’attention. Chaque jour les pales (médicale, politique, militaire et policière) de la machine de l’État se mettent à tourner, et génèrent un courant de statistiques, de données et d’émotions qui nous emporte dans la logique institutionnelle. Ce courant statocentrique prétend renforcer le lien entre individus et institutions, en présentant ces dernières comme les seules intermédiaires entre la population et l’épidémie (ou l’incendie, le tremblement de terre, l’inondation, etc). Selon leurs porte-paroles, la guerre sanitaire comporte deux fronts principaux : celui microbien du ressort du personnel sanitaire et scientifique, et celui territorial du ressort de la police. Il est fort probable que la suractivité dans le domaine répressif cherche à dissimuler la faiblesse d’un système sanitaire déjà effondré avant l’épidémie et avant les coupes budgétaires successives. La harangue militaire ne reconnaît pas non plus que ce sont les transformations politiques, économiques et sociales du Capitalisme qui répandent les épidémies. Le discours officiel éclipse le fait que la logique militaire ne fait que contribuer à aggraver les problèmes provoqués par la maladie.
Le courant statocentrique a tendance à affaiblir les liens sociaux qui ne sont pas axées sur les institutions. Ces liens sont nécessaires à la vie, et plus on est dans une situation de vulnérabilité plus on en dépend. La logique immunitaire est un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. Les systèmes de santé public et privé monopolisent la gestion de notre santé, et les décisions se prennent entre experts et gestionnaires. Compte tenu de la situation du système public de santé déjà avant la crise, il est probable qu’il n’y avait pas tellement d’autres alternatives que le confinement, mais de toute manière la population n’est pas appelée à donner son avis sur la question. Comme ce fut le cas dans d’autres crises, l’État reprend la main pour gérer les catastrophes produites par le Capitalisme et garantir sa continuité. La gestion publique de cette épidémie semble suivre le modèle chinois, surtout dans le domaine répressif.
Le couronnement des héros
Le récit officiel fonctionne parce qu’il promet une fin rassurante : l’endiguement de l’épidémie. Il nous indique à l’avance qui seront les artisans de la victoire ; les héros seront les institutions sanitaires, scientifiques et punitives, et le gouvernement. En deuxième lieu il y aurait les citoyen·ne·s discipliné·e·s, puis viendraient les porteur·se·s inconscient·e·s du virus et enfin, au fond des enfers, une minorité indisciplinée atteinte par le virus. Cette échelle est parfaitement reconnaissable par le traitement médiatique différencié que reçoit chaque échelon. Le récit officiel fait bien la distinction entre le rôle des héros et des simples soldats qui accomplissent leur devoir, comme le personnel soignant (rémunéré ou non), et le reste des travailleur·se·s qui continuent de travailler. Ceci dit, le couronnement des héros ne sera qu’une pause, jusqu’à la prochaine apparition du virus ou de son cousin. Si ce sont des contextes sociaux, économiques ou géopolitiques à long terme qui provoquent l’apparition des épidémies, alors la prochaine crise nous attend déjà au coin de la rue. Les héros servent de modèles de conduite, ils sont la jonction qui permet aux personnes confinées de pouvoir s’identifier avec les autorités aux commandes. Quand, malgré les héros, le lien sujet-État se fragilise, apparaissent la critique et l’indiscipline, ce qui est la pire des maladies pour une institution.
La nécessité d’une approche critique
Les analystes militaires disent que le langage doit être employé pour confondre l’ennemi, rallier et motiver les amis, et gagner le soutien des spectateur·rice·s hésitant·e·s, et ils ajoutent que la guerre est davantage un duel de narrations que de raisons ou de données. Dans cette guerre sanitaire, l’ennemi est a priori le virus. Ce virus semble avoir pour alliés les relations interpersonnelles non médiées par l’État, et la population indisciplinée. Le récit officiel génère la panique, il court-circuite la capacité critique et renforce la culture de la classe dominante. Il oriente ainsi les axes de travail scientifiques, médicaux et policiers, aggravant la situation déjà délicate de nombreuses personnes. Le récit encourage la soumission aveugle à l’autorité et stigmatise des secteurs précis de la population. Il serait bon de sortir du cloisonnement militaro-sanitaire dans lequel on cherche à nous confiner pour avoir une perspective plus large, c’est-à-dire meilleure.
Crise structurelle, non exceptionnelle
Cette épidémie n’a rien d’un événement singulier et soudain, nous en avons déjà connu d’autres semblables auparavant, quoique à des degrés différents. L’émergence d’épidémies et de guerres dépend de facteurs sociaux, et en cela elles sont en lien avec les formes de la domination. La forme actuelle est le Capitalisme et cela faisait déjà longtemps qu’on nous annonçait qu’il allait de nouveau entrer en crise ; il semblerait que ce soit en train d’arriver. L’épidémie accélère des processus économiques et de contrôle social. Certains de ces processus s’annonçaient déjà depuis longtemps, comme le retour de la crise économique, d’autres en revanche n’étaient encore testés qu’à une plus petite échelle, comme les technologies de contrôle social. C’est maintenant la crise du coronavirus, comme ce fut en 2008 la crise des subprimes, comme il y eut avant celle de la bulle Internet et celle du pétrole. Toutes ces crises sont diverses manifestations d’un Capitalisme en crise permanente, depuis au moins cinquante ans. Sauf que l’originalité de celle-ci est de conduire à la paralysie d’une grande partie de l’économie.
En 2008, le récit officiel décrivait la crise comme une catastrophe naturelle, avec ses tremblements de terre financiers, ses tempêtes sur les marchés, sa sécheresse du crédit, etc. Le Capitalisme se présentait comme un fait naturel, et le remettre en question reviendrait à remettre en question la brise marine. Cette crise tendait aussi à être décrite comme une maladie qui attaquait la santé de l’économie, et à laquelle on injectait de la liquidité pour assainir les comptes. Représenter la crise comme une pathologie occulte la possibilité d’un autre type de diagnostic, comme le fait que la maladie soit le Capitalisme lui-même.
Les épidémies répondent à des causes structurelles, elles sont en lien avec le modèle social dans lequel elles se développent, qui dans ce cas précis est le Capitalisme. Chaque crise que nous vivons répond aux nécessités de transformation du modèle capitaliste.
Le récit sur l’épidémie qu’on nous conte aujourd’hui n’a rien de nouveau, il en existe des versions antérieures. Tandis que la Bible faisait le lien entre maladie et péché, les théologiens médiévaux en raffinèrent l’argument. Dans leurs écrits ils accusaient les hérétiques, les juifs, les gitans et les maures de provoquer des épidémies et d’êtres eux-mêmes un fléau contagieux. La diffusion de ces idées poussa au confinement et à la persécution des populations entières.
Les chroniques des épidémies du XIXe siècle accusaient les personnes migrantes d’être porteuses de maladies, d’autant plus si elles résistaient contre la perte de leur culture d’origine. Les premières femmes qui luttèrent contre les rôles assignés par le Patriarcat furent aussi l’objet de cette accusation. Dans leur cas, on les accusait de propager une maladie au cœur même du corps social, la famille. Le traitement qui leur fut administré fut, une fois encore, de les confiner au foyer. Pendant la Guerre Froide, les porteurs de maladies devinrent plus sinistres. Dissident·e·s et agitateur·rice·s s’infiltraient en catimini dans la population et contaminaient par leurs idées les citoyen·ne·s honorables. Dans ces mêmes années, la lutte anticoloniale amena les métropoles à accuser leurs colonies d’être des territoires dangereux sur le plan sanitaire et prédisposés à la maladie communiste.
Dans tous ces cas, le récit de l’épidémie a eu une structure similaire, des héros et des vilains comparables, et une fin analogue. Finalement, le récit se termine toujours par le renforcement de la culture des élites comme culture dominante, et par la criminalisation de secteurs entiers de la population.
Un virus qui chevauche le Capitalisme
Les agents pathogènes ont besoin d’écosystèmes favorables pour se reproduire, c’est à dire qu’il faut qu’il y ait une relation adéquate entre le virus et les processus sociaux, environnementaux, technologiques, etc. L’industrialisation et l’urbanisation intensives constituent des écosystèmes favorables pour l’émergence d’épidémies, comme toute transformation brutale de l’habitat animal et humain. Le Capitalisme est l’authentique patient 0, tandis que les institutions étatiques s’en lavent les mains et se limitent à gérer les conséquences de l’épidémie. Le modèle social capitaliste repose sur la compétition et l’inégalité, c’est la raison pour laquelle il a besoin de structures qui puissent garantir la sécurité de son commerce et la paix social. L’état d’urgence actuel ne fait qu’intensifier des mesures répressives déjà existantes auparavant, mais il les étend surtout à une grande partie de la société. Le confinement est une mesure qui prétend éviter le contact entre les personnes et entrave les réseaux informels d’amitié et d’entraide. La distance sociale qu’on nous impose nous touche tou·te·s sans exception, mais il y a celles et ceux dont la survie dépend totalement de ces réseaux tel·le·s que les migrant·e·s, les détenu·e·s, les mères célibataires, etc. Et même lorsque on est pas directement concerné·e par ces situations, le confinement aggrave le malaise provoqué par l’exploitation et la domination déjà présentes depuis longtemps. Il y a confinements et confinements.
La « Ley Mordaza » [2] a été conçue pour réprimer les protestations durant la crise précédente et elle est devenue un outil fondamental pour punir l’indiscipline à cette période. Il est fort probable que, comme cela s’est passé ailleurs, certaines des mesures exceptionnelles prises aujourd’hui finissent par s’inscrire de manière permanente dans nos vies. Désormais le bâillonnement a une utilité sanitaire.
Agresser la vie
Le Capitalisme nuit à la vie en polluant l’environnement et en détruisant les milieux naturels. Les inégalités et l’exploitation rendent difficile le maintien de la vie collective. La logique capitaliste découpe la vie, elle la divise entre travail productif et travail reproductif, et la convertit en une course suicidaire. L’État attaque la vie avec son système punitif et les guerres. De surcroît, le Capitalisme sacrifie de temps en temps une partie de la population en favorisant la survenue d’épidémies.
La structure du récit officiel est semblable à celle des rites de passage ancestraux, ceux-là mêmes en usage autrefois pour marquer les différentes étapes de la vie (de l’enfance à l’âge adulte, du célibat au couple, etc.). Ces cérémonies servent à préparer les membres de la communauté aux changements qui les attendent. Ces rites de passage avaient l’habitude de se structurer en trois phases, la première étant la séparation du reste de la communauté. Venait ensuite une période de transformation personnelle. Enfin, l’individu réintégrait le groupe en tant que personne nouvelle.
Le récit officiel de l’épidémie et ses applications pratiques prétendent transformer la culture, les valeurs et les habitudes de la population pour les adapter aux besoins du Capitalisme. À cette fin, ils font la promotion d’identités collectives, comme celle du citoyen responsable ou celle du patriote, et ils encouragent des formes déterminées de relations entre les personnes, et entre celles-ci et le milieu naturel. Certains aspects de cette transformation sont déjà perceptibles, comme l’utilisation du foyer comme un espace multi-usages (travail, consommation, éducation, gestion domestique). Dorénavant, la distance sociale est présentée comme une habitude saine, alors que la rencontre qui n’est pas médiée par les institutions génère de la suspicion.
Les processus de transformation du Capitalisme constituent des situations délicates pour les institutions étatiques. Ils mettent en jeu la légitimité des États, qui mobilisent alors beaucoup de ressources et intensifient la violence structurelle et la violence plus visible. Les conséquences de cette manière d’affronter la crise commencent déjà à se voir, et ce n’est que le début.
Défendre la possibilité de vivre dignement, de vivre tout simplement, requiert la capacité de créer une perspective critique sur ce qui est en train de se passer, et sur ce que le récit officiel de l’épidémie dit qu’il se passe. Cela doit se traduire dans la pratique, comme par exemple avec les tentatives de créer des réseaux d’entraide. Ces réseaux constituent une réponse cohérente face à l’attaque des relations entre les personnes et les groupes, et c’est la raison pour laquelle l’État est déjà en train d’essayer de les récupérer pour en faire un exemple de citoyenneté responsable. L’entraide est une bonne base à partir de laquelle dépasser la logique de guerre sanitaire, mais pour éviter qu’elle soit récupérée elle doit aussi marquer clairement la ligne entre les camps. De l’entraide, il faut faire éclater la colère, il faut contribuer à ce qu’émerge son essence anticapitaliste.
Pour y parvenir, nous devons prendre soin de nous-mêmes, et c’est peut-être le meilleur moment pour reconsidérer le fait que laisser allègrement notre santé et notre sécurité aux mains de l’État et du Marché n’est pas la chose la plus sensée. Les réseaux d’entraide, les assemblées de quartier, les collectifs de soutien aux personnes migrantes et détenues, etc. pourraient constituer une bonne base pour tisser de nouveaux liens de solidarité. Ces tissus collectifs pourraient arracher au Pouvoir des espaces d’autonomie, à partir desquels faire face aux agressions de l’État et du Marché et vivre plus dignement.
Biblioteca Social Contrabando, le 3 avril 2020
Texte original : https://www.grupotortuga.com/La-cri...