Trois perspectives sur l’après Fukushima, trois récits pour continuer à vivre.
Nous avions vu dans un numéro précédent les difficultés éprouvées par Yuki restée vivre à Tokyo, après l’accident nucléaire à la centrale de Fukushima Daiichi. Nous poursuivons ce lundi avec Yabu, qui nous raconte ce qu’il a fait de son côté.
La vie nucléarisée 1/3 "Rester à Tokyo"
À l’occasion de l’anniversaire de la catastrophe de Fukushima, nous reproduisons cette semaine une série de trois entretiens parus sur Lundi matin en février et mars 2015
Episode 2 - Partir de Tokyo
Où Yabu nous raconte sa fuite de la capitale le lendemain de l’accident nucléaire, et des rencontres improbables qui s’en sont suivies.
L’après-midi du jour du séisme...
L’après-midi du jour de séisme, les transports publics ne marchaient plus à Tokyo, nous n’avions plus aucun moyen de rentrer à la maison, en tout cas pour tous ceux qui vivaient en banlieue. Des dizaines de milliers de gens marchaient jusqu’à leur maison, c’était une scène spectaculaire. Un ami m’avait prêté un vélo pour aller de Shinjuku à Kita-ku, il y a un peu moins de 10km, je suis donc rentré à la maison de cette manière. Heureusement, tout allait bien chez moi. J’ai allumé la télé, je crois me souvenir vers 18h ou 19h et j’ai vu un flash d’info qui parlait de la centrale de Fukushima Daiichi, ils disaient que le système de refroidissement était tombé en panne. Et comme j’avais déjà des connaissances sur le nucléaire avant l’accident, j’ai donc tout de suite compris l’ampleur de la situation, j’ai réalisé intuitivement que Tokyo ne serait pas à l’abri.
J’ai surtout pensé alors à comment protéger ma fille contre la radiation, je suis donc allé à la pharmacie, j’ai demandé des pastilles d’iode, mais il n’y en avait pas. Les pastilles d’iode ne sont pas des produits commercialisés qui circulent normalement, de ce fait, faute de mieux, j’ai acheté de la teinture de l’iode. J’en ai dilué et ma fille et moi en avons bu.
Nous sommes partis avec ma fille
Le lendemain, la situation ne s’était pas vraiment arrangée, mais les transports publics reprenaient peu à peu. Je suis donc allé à la Gare de Tokyo pour voir si je pouvais prendre un Shinkansen (TGV japonais) pour Nagoya où vit ma mère, comme il circulait normalement, je suis parti avec ma fille. On a dû arrivés chez ma mère vers midi ou 15h, je regardais la télé pour suivre les infos, et c’est à ce moment là que j’ai appris que la centrale de Fukushima Daiichi avait explosé. Je me suis dit qu’il serait difficile de rentrer à Tokyo, c’est vrai qu’il y a tout de même 250 km qui séparent la ville de la centrale, mais il faut savoir que la plaine de Kanto, c’est tout plat, rien ne peut faire écran au panache radioactif, je me suis dit alors qu’il était fort possible que la contamination arrive jusqu’à Tokyo.
Je continuais à regarder la télé à Nagoya. Petit à petit, mes proches sont venus me rejoindre chez ma mère pour se réfugier temporairement. On regardait la télé tous ensemble, je crois me souvenir c’était environ le 20 mars. L’iode radioactif a à ce moment là été détecté dans l’eau du robinet de Tokyo, laquelle vient pour moitié du fleuve Tone-gawa, l’amont du fleuve Tone-gawa se trouvant dans le département de Tochigi, qui est un département voisin de Fukushima. Là-bas, c’était contaminé. Un peu plus tard, dans l’Est de Tokyo, notamment dans le quartier Tokatsu, un niveau de radiation élevé a été constaté dans l’air. Le panache radioactif était parvenu jusque là. Fin mars, nous avons déménagé précipitamment de Tokyo à Nagoya, en avril, ma fille a commencé à aller à sa nouvelle école [1] .
On s’est dit qu’il faudrait aller prendre des mesures par nous-mêmes
Au début, c’était très difficile d’avoir une idée de la contamination exacte à Tokyo, le problème étant qu’il n’y a qu’un point de surveillance, placé très haut, pour l’ensemble de la ville de Tokyo. C’est un équipement qui date de l’époque des essais nucléaires atmosphériques, il n’est donc pas adapté à un environnement humain. C’est pour cette raison que l’on s’est dit qu’il faudrait aller prendre des mesures par nous-mêmes. Je suis donc retourné à Tokyo pour cela, à la fin du mois de mai, après mon emménagement à Nagoya. Il me fallait d’abord des compteurs-Geiger mais ils étaient difficiles à trouver, j’ai donc demandé à mes amis japonais vivant en France qui m’ont fait savoir que la CRIIRAD viendrait bientôt faire une conférence à Tokyo, il était également prévu qu’elle se rende à Fukushima. Les gens de la CRIIRAD [2] nous ont proposé de nous donner deux compteurs-Geiger si nous les aidions à organiser la conférence à Tokyo.
J’ai fait appel aux amis de Tokyo pour organiser la conférence, nous l’avons intitulée : « Mesure citoyenne de la radiation pour les amateurs, pour n’importe qui ». Les chercheurs de la CRIIRAD ont expliqué comment utiliser un dosimètre, son principe, etc. Mais nous avons été victimes de notre succès, plus de 200 personnes sont venues, beaucoup de jeunes pères et mères comme moi-même, et ce bien qu’elle ait été organisée en urgence. La salle était trop petite pour accueillir tous ceux qui voulaient entrer.
Malheureusement, la CRIIRAD (composée essentiellement de chercheurs) ne s’y attendait pas, ils n’ont pas été à la hauteur de la situation, je pense qu’ils n’étaient pas prêts à ce qu’autant d’amateurs veuillent faire des mesures, je ne saurais donc pas vous dire si la conférence a eu une quelconque efficacité. Mais l’important, c’est que cela a participé à alimenter une tendance globale qui est née à ce moment là, cette idée de faire des mesures dans la ville, par nous-même. De notre côté, avec des amis, nous avons commencé alors à mesurer tous les jardins publics dans les quartiers résidentiels de Tokyo, un par un. Nous n’étions pas seuls : au contraire, beaucoup de groupes, littéralement innombrables, ont commencé la mesure des jardins publics de leur ville, de leur maison, etc. Et les résultats étaient tout de suite publiés en ligne, c’est-à-dire, était constaté tant de microsieverts par heure (μSv/h) dans tel jardin, à tel endroit de la ville, tel jour à telle heure ; ce qui a permis que soient constituées de véritables bases de données.
J’étais chômeur à l’époque. De ce fait, je passais mes journées entières à faire des mesures
Je me baladais avec la moto ou le vélo que mes amis m’avaient prêté, j’ai mesuré plus de 1 000 endroits. Mais nous nous sommes rendus compte petit à petit des limites rencontrées par cette pratique de la mesure, notamment du fait des dosimètres bas de gammes. C’est à dire que s’il y a une contamination très forte, un petit dosimètre peut la détecter, mais ce n’est pas souvent le cas. Je suis retourné à Nagoya mi-juillet.
C’est à peu près à ce moment là qu’une association citoyenne de Nagoya a eu l’idée d’acheter un spectromètre à scintillation et de monter un laboratoire de mesure auquel j’ai très vite participé. Pendant un an, j’ai mesuré des échantillons alimentaires et de terre en provenance des provinces contaminées de Tohoku et du Kanto, ce qui m’a permis d’apprendre toutes sortes de choses à propos de l’activité de mesure, je suis devenu alors une sorte de « mesureur bénévole ». L’unité de mesure dont on se servait n’était plus le sievert mais le becquerel [3], grâce au spectromètre à scintillation, on ne pouvait mesurer que les trois types de nucléides : le césium 134, le césium 137 et l’iode 131, mais c’était quand-même mieux que le sievert mesuré par le dosimètre.
Mais avec cet échantillon, on peut dire « OK, c’est sans danger » pour combien d’hectare ?
On a donc mesuré tout ce qu’on pouvait pendant un an avec ce détecteur, mais rapidement, nous avons rencontré un autre problème plus fondamental. Ce qu’on fait dans notre labo, c’est de l’échantillonnage. Mais est-ce que cette méthode de l’échantillonnage est fiable ? Est-ce une méthode adaptée à nos besoins ? Par exemple, un légume vient de la région Tohoku. On l’examine et si la contamination n’est pas détectée, on inscrit « N.D. » sur le bordereau, « Non Détecté ». Mais avec cet échantillon, on peut dire « OK, c’est sans danger » pour combien d’hectare ? Qu’est-ce que cet échantillon représente ? Il pourrait y avoir une contamination très concentrée, à 10m de là d’où vient le légume qui est devenu « N.D. » par nos soins. Je sentais déjà quelque chose comme ça pendant que je faisais la mesure des jardins publics à Tokyo. Dans les jardins, c’était déjà la même chose, à une distance de 2 ou 3 mètres le niveau de contamination pouvait changer complètement. Quand cette limite est devenue pour moi une contradiction indépassable, j’ai quitté le laboratoire citoyen.
Il faut dire aussi qu’une autre contradiction importante était en jeu dans ce laboratoire. Il y avait beaucoup de gens comme moi qui étaient vigilants face aux nourritures contaminées, des gens qui venaient avec cette conviction qu’en comprenant comment la contamination alimentaire fonctionnait, on pourrait peut être agir sur l’importation des légumes provenant des provinces fortement contaminées, dans le Tohoku et le Kanto. Mais il y avait aussi dans le laboratoire une sorte de coopérative de consommation, et il est vite apparu que les membres de cette coopérative étaient venus avec une conviction tout à fait opposée à la nôtre puisque leur but était de faire des mesures pour permettre de faire circuler des produits venant des zones contaminées. L’étape suivante pour eux, après la mesure, était de faire venir des légumes du Kanto ou Tohoku et ensuite de dire aux gens à Nagoya à qui ils vendaient les légumes, tout va bien, nous n’avons rien détecté. Si vous voulez, nous on mesurait pour ne pas manger, eux ils mesuraient pour manger. Mais il faut dire qu’il y avait là un problème plus technique, qui concerne une fois de plus la méthode de l’échantillonnage, la manière dont celui-ci était pratiqué : les échantillons qui étaient mesurés étaient ceux envoyés par les producteurs. Je ne dis pas que c’était un mensonge, mais un examen trompeur, gouverné par l’intention de faire circuler ces produits.
Après avoir quitté le labo, je n’étais pas seul à penser ainsi : on ne peut pas faire confiance aux seuls chiffres de la mesure. À l’époque, la carte de la contamination avait été dressée mais les données étaient produites soit par le gouvernement japonais, soit par l’armée américaine. Et si vous voulez au Japon, les gens ont cette carte dans la tête qui dit grosso modo quels territoires ont été contaminés et à quel niveau global. Donc on a cette carte dans la tête, qui ne représente rien d’autre que des tendances globales, et l’on ne prête plus attention aux légumes que l’on mange dans nos assiettes. Alors donc on voit à peu près ce qu’on ne peut pas acheter, ou ne pas manger, selon les provenances ; ou alors ce sont certaines catégories d’aliments que l’on proscrit de son alimentation, par exemple, les champignons, le shiitaké etc., et les poissons, à cause de la bioconcentration [4]. Nous, on boycotte quelle que soit la provenance pour toutes ces catégories dangereuses de produits. Donc c’est ambiguë parce qu’à la fois, ces pratiques se généralisent et l’on pourrait s’en féliciter, mais le problème c’est que ce ne sont pas des pratiques qui permettent de faire vraiment attention, de prêter attention au détail.
Des rencontres
Maintenant, je voudrais parler des rencontres qui se sont produites à Nagoya suite à mon départ de Tokyo. Après avoir terminé l’épisode des mesures dans les jardins et mon retour à Nagoya, je n’ai plus eu de contact avec les gens de Tokyo, ou presque. À Nagoya, j’ai commencé à fréquenter des gens que je n’avais pas connu avant, il y avait beaucoup d’« émigrés » radioactifs, beaucoup de jeunes mères « émigrées » avec leurs enfants, qui créaient de véritables réseaux via les réseaux sociaux sut internet. Je suis allé à leur réunion au temple bouddhique, je suis allé aussi à une « tea party » dans un café, et comme ça, on faisait des échanges d’informations. Parmi les autochtones, ceux qui sont originaires de Nagoya, ce sont aussi souvent des mères de familles qui partagent nos soucis et intérêts, par exemple, ce sont elles qui ont fait pression sur la municipalité, pour limiter les origines des compositions des repas à la cantine scolaire. C’est aussi grâce à elles que l’on a réussi à étendre à la ville la fin de l’importation des produits qui viennent de la région Kanto ou Tohoku. Le groupe dont je parle, qui est composé essentiellement de mères de familles, n’est pas organisé en parti politique, ni en un quelconque mouvement de consommateurs, il n’a aucune expérience dans les mouvements sociaux ou politiques. Pour arriver à se faire entendre à propos des cantines scolaires, elles ont dû être persévérantes avec les services de l’administration municipale, dans la longue négociation qu’elles ont eue avec eux.
Mais pour que vous compreniez bien, ce qui nous a mis en colère, ce n’est pas tellement la circulation des produits contaminés, c’est la politique dans laquelle tout ça est pris, le fait que le gouvernement japonais ait opté pour une politique de « partage des débris radioactifs », au-delà de la zone contaminée. Le séisme et le tsunami ont détruit beaucoup de maisons et cela a créé une immense quantité de débris, tellement nombreux qu’il s’avérait impossible de les incinérer sur place. De ce fait, le ministère de l’environnement a fait appel aux municipalités des autres provinces à participer à l’incinération des déchets, y compris dans des villes a priori non-contaminées comme Nagoya, Osaka ou Fukuoka. Et certaines municipalités ont tout de suite accepté, volontairement. Le problème, c’est que ces débris sont radioactifs, ils ont essuyé les retombées du panache radioactif, leur incinération peut participer à répandre la contamination. Il faut arrêter cette connerie. Les gens se sont mobilisés contre l’incinération à Osaka, Shizuoka, Fukuoka et Nagoya. A Nagoya, beaucoup de gens, plusieurs groupes organisés pour l’occasion ont fait pression sur le gouverneur du département d’Aïchi, dont Nagoya est la capitale. L’autorité a donc décidé de ne pas accepter l’incinération des débris radioactifs, grâce à la pression populaire.
Qu’est ce qu’on reconstruit ?
La caractéristique de l’accident de Fukushima, c’est qu’il est arrivé avec le tsunami. L’accident nucléaire, le tsunami et le séisme, tous sont arrivés à peu près au même moment. Il y a eu beaucoup de morts, beaucoup de villes ont disparu, elles ont été littéralement écrasées et coulées. Il faut donc reconstruire. Ce n’est pas seulement la volonté du gouvernement japonais, mais les entreprises privées aussi, tous partagent la volonté de reconstruire. Tout le problème est là, autour de cette triple catastrophe : qu’est ce qu’on reconstruit ? Sur quel sol et en utilisant quels matériaux ?
Alors même que l’ensemble du Japon est uni derrière ce mot d’ordre de la reconstruction, notre interpellation à propos de la contamination, c’est quelque chose qui est perçu comme empêchant la reconstruction, quelque chose qui s’y oppose. Donc dans l’imaginaire collectif, nous sommes perçus comme des obstacles à la reconstruction, et ce n’est pas seulement le gouvernement mais aussi les médias. « Vous faites du bruit autour de la radiation. Mais qu’est-ce que vous pensez de la reconstruction ? Que voulez-vous faire ? » Ce ne sont pas mes oignons, à vrai dire, on parle comme si tout allait bien, comme si on pouvait évidemment reconstruire mais on n’en sait rien, on ne peut pas se taire. On ne sait pas s’il est vraiment possible de reconstruire avec de tels dégâts, même sans l’accident nucléaire. Mais, ce sont ceux qui s’inquiètent de la radiation comme nous, qui empêchent la reconstruction, qui sont la cause du retardement de la reconstruction, c’est dans cette situation que l’on se retrouve placés. Ce problème divise les anti-nucléaires aussi, je pense à ce titre à un physicien anti-nucléaire, Dr. Hiroaki Koide. Dr. Koide était une star de l’anti-nucléaire dans le climat post-accident. Il est devenu une sorte de chef du mouvement anti-nucléaire et il a fait beaucoup de conférences à ce moment là. Et il a fait une drôle de proposition : les personnes âgés, disons plus de 60 ans, ne sont pas très sensibles à la radiation. Ils doivent donc manger des produits contaminés. Ou bien, il a dit plutôt : « Moi, je mange des produits contaminés. » Si on ne mangeait pas du tout de produits contaminés, si on n’acceptait pas un seul becquerel, on n’arriverait pas à reconstruire la région Tohoku ou Kanto. C’était un appel comme ça : « pour la reconstruction, il faut qu’on accepte la contamination à un certain degré, jusqu’à un certain point. » Moi je me suis opposé farouchement à cette manière de voir les choses. J’ai écrit dans mes livres, dans les revues : « J’accuse les propos de Dr. Hiroaki Koide ». J’ai insisté : « Il ne faut pas manger même pas un becquerel. Absolument pas. » Nous ne sommes pas beaucoup à dire ce genre de choses publiquement. Après avoir écrit publiquement ce que je pensais, je me suis retrouvé dans une position isolée, avec peu de soutiens. J’étais très seul. Mais, les gens qui se soucient de la radiation, ou bien, ceux qui se sont « émigrés » pour fuir la contamination, ont tout de même manifesté leur soutien.