Laisse béton

Béton, livre réquisitoire d’Anselm Jappe contre le matériau le plus utilisé de la planète, a pour point de départ l’effondrement, le 14 août 2018, du viaduc du Polcevera à Gênes, ouvrage d’art du célèbre ingénieur italien Riccardo Morandi (1902-1989).

Après avoir retracé l’histoire du béton armé, son émergence et son expansion concomitante à la révolution industrielle et au développement d’une économie capitaliste mondialisée, le philosophe aborde la question centrale de son livre, celle d’une industrie parmi les plus polluantes de la planète, à l’origine, selon les estimations, de 4 à 8 % des émissions mondiales de CO2, juste derrière le pétrole, le charbon et le gaz.

Article repris de En attendant Nadeau

Édifié en 1967, le viaduc à haubans de Gênes, réputé pour la solidité de ses éléments porteurs en béton précontraint, n’a duré en fait que cinquante ans. Anselm Jappe a cherché à voir si le cas du pont Morandi était un accident, ou s’il était un exemple paradigmatique d’un phénomène plus général, celui d’une obsolescence consubstantielle aux ouvrages en béton armé, mettant en sursis des millions de bâtiments, logements, édifices publics ou infrastructures. Le 8 avril 2020, cette inquiétude a été confortée par l’effondrement, de nouveau en Italie, d’un pont en béton de 300 m de long situé dans la ville d’Aulla (Toscane). On ne fera pas la longue liste, partout dans le monde, des accidents ou des opérations de réhabilitation sur des constructions de béton armé ayant subi un vieillissement accéléré, dû notamment à la corrosion des éléments en acier, à l’image par exemple de nombreux grands ensembles construits en France il y a de cela quarante/soixante ans.

Anselm Jappe s’appuie notamment sur le diagnostic posé par le dossier « Concrete : The most destructive material on Earth », publié en février 2019 dans The Guardian par le journaliste Jonathan Watts. Le constat est sans appel. Chiffres à l’appui, Anselm Jappe montre que le béton pollue, détruit, retourne et recouvre les terres, assèche certains territoires pour en rendre d’autres plus vulnérables aux inondations et aux ouragans. Le béton aggrave également la vulnérabilité sociale de nombreuses populations, leur insécurité face aux catastrophes climatiques et face à la pression foncière. L’ouvrage montre qu’au-delà des émissions carbones, dues en grande partie aux processus de cuisson (clinkérisation), le béton est aussi une industrie extractive à l’origine de la destruction de sites naturels et d’écosystèmes entiers, contribuant à la raréfaction de certaines ressources naturelles. Cette industrie consommerait environ 10 % de l’eau disponible dans le monde, tandis que 40 milliards de tonnes de sable et de gravats seraient extraites chaque année.

Pour Anselm Jappe, le développement de l’industrie du béton a aussi pour corollaire la disparition des cultures architecturales locales, produisant une uniformisation du monde à l’image de l’économie globale. Théoricien marxiste de la critique de la valeur, le philosophe décrit le béton (en anglais, « concrete ») comme la « concrétisation » du capital. Les ouvrages de béton fixent sur la terre des capitaux virtuels en perpétuelle circulation. La standardisation et l’emploi d’un même béton partout sur la planète apparaissent, non plus seulement comme un progrès technologique et économique du point de vue de la réduction des coûts de construction et d’exploitation, mais aussi désormais comme un des paramètres essentiels de l’investissement, offrant les mêmes mètres carrés de bureaux et de logements, et donc les mêmes produits d’investissement « compétitifs » quel que soit le lieu où le produit sera réalisé. Sa rentabilité est d’autant plus grande que le béton a un cycle de vie limité et donc de renouvellement rapide. Le propos d’Anselm Jappe est remarquablement construit en ce qu’il relie ces différentes problématiques : obsolescence, sécurité de l’habitat et de l’environnement, pollution, destruction des écosystèmes, recouvrement et perte des savoir-faire, des traditions et des cultures, financiarisation du BTP et logiques prédatrices du marché de l’immobilier, en un même phénomène systémique dont l’arme, et la concrétisation physique, est le béton.

On s’interrogera cependant sur les alternatives proposées par le livre, en relevant que l’auteur se limite à des propositions théoriques et qu’il s’attache surtout à développer une nouvelle vision culturelle, voire politique, en la matière. Anselm Jappe s’appuie sur deux expériences passées. D’abord les propositions de l’Internationale situationniste autour de Guy Debord, dont il est un spécialiste. Pourtant il constate lui-même rapidement l’impasse de cette approche, la New Babylon de Constant Nieuwenhuys remplaçant la « machine à habiter » de Le Corbusier par une « machine à jouer » tout aussi aliénante. Le projet d’une ville-ruban sur pilotis en perpétuel renouvellement et reconstruction, dont l’objectif était de soumettre le climat, l’éclairage, les bruits, complètement artificialisés, les habitants étant libérés du travail par l’automation généralisée des tâches productives, contredit totalement les principes d’une ville durable. Si les situationnistes ont ensuite évolué vers une approche plus environnementaliste, riche en ressources critiques contre la ville consumériste, ils n’ont pas réussi à projeter matériellement leur vision sociale.

L’éloge de William Morris (1834-1896), inspirateur anglais des Arts & Crafts, s’avère plus convaincant. Si Anselm Jappe accuse les architectes d’être à l’origine de la dégradation de l’architecture, ce n’est pas non plus en faveur de l’auto-construction, mais d’un retour à des filières de production artisanales, sur le modèle des corporations médiévales vantées par Morris. Dans cet esprit, l’auteur invite à retrouver ce qui fait selon lui la beauté de l’architecture vernaculaire, son unité dans la diversité résultant d’une approche collective. Il considère la Renaissance comme un moment de non-retour, séparant le travail manuel du travail intellectuel, et amorçant la lente mainmise des architectes et des experts sur tous les secteurs de la construction. Jappe fait même aboutir ce processus, du moins en France, à l’instauration de l’Ordre des architectes sous Vichy et à la publication de la loi de 1943 sur les permis de construire obligatoires.

Le raccourci historique est un peu facile, cela reviendrait à jeter par-dessus bord les chefs-d’œuvre et les avancées majeures de l’architecture et de l’urbanisme qui ont suivi la Renaissance ; de même, l’assimilation du béton à la mégalomanie des régimes totalitaires du XXe siècle est vite démentie, l’auteur lui-même reprochant aussi bien aux régimes socialistes qu’aux États capitalistes, aux politiques néolibérales qu’aux politiques de relance keynésiennes, d’avoir sacralisé le béton en tant que matériau du progrès social. On le rejoindra en revanche dans sa dénonciation du star-system de l’architecture (Jean Nouvel, Rem Kolhaas, Zaha Hadid…), entièrement déconnecté des environnements, des populations et de leurs besoins, mais il s’agit ici d’un arbre qui cache la forêt, celle des architectes précaires, mal formés, qui ne reçoivent plus de formation en histoire de l’architecture, réduits à des tâches répétitives sur les logiciels de conception BIM (Building information modeling).

Béton nous amène à une prise de conscience nécessaire, introduisant des questionnements pertinents, notamment lorsqu’il dépasse le dualisme entre nature et culture, ou invite à une véritable révolution anthropologique de nos sociétés. Le livre souffre cependant de ne pas assez présenter et reconnaître la mobilisation des architectes et des ingénieurs sur ces questions. Il se focalise sur le problème du béton armé, sans évoquer les recherches contemporaines sur des bétons plus résistants et aux meilleures performances thermiques, qui permettent d’envisager leur association avec d’autres catégories de matériaux naturels et durables. S’il y a nécessité de sortir du tout-béton et d’accélérer le processus de transition écologique du BTP, il faut aussi le faire en tenant compte de la totalité des problématiques sociales, économiques, culturelles reliées, en résolvant l’équation complexe de réduction de la pollution engendrée par ce secteur tout en maintenant pour les pays développés, et en améliorant pour de nombreux pays en voie de développement, les niveaux de vie. Au risque, dans le cas inverse, de maintenir ou de creuser les inégalités sociales.

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